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Faut-il nous libérer des sciences humaines ? de NICOLAS STOFFEL

Cet ouvrage (encore impublié) de NICOLAS STOFFEL nous permet de réfléchir sur la question de la pluralité
en sciences sociales et humaines.

Pour la version intégrale et l'appareil de notes, s'adresser à Nicolas Stoffel (nicolas_stoffel@yahoo.fr)



FAUT-IL NOUS LIBERER DES SCIENCES HUMAINES ?

(De Castoriadis à Bourdieu, un cheminement entre subjectivité et politique)


Nicolas Stoffel
FAUT-IL NOUS LIBERER DES SCIENCES HUMAINES ?

TABLE DES MATIERES.
I .LES SCIENCES HUMAINES PEUVENT-ELLES FONDER LA POLITIQUE ET LA SOCIETE ? 5
La pluralité du champ des sciences humaines 5
1-Le mythe de la Bonne Culture 7
2-La religion du «Bon Symbolique » 8
3-La science de l’articulation des particuliers 10
4-La résistance des singularités 12
Pour résumer. 14
II. L’ETERNEL COMMENCEMENT DES SCIENCES HUMAINES : CORNELIUS CASTORIADIS OU LA QUESTION DE LA BONNE CULTURE. 19
« En nous y mettant tous, nous allons y arriver. » 19
Autonomie du sujet et autonomie collective : analogie et circularité. 22
Le vivant et l’humain : première figure d’un réalisme philosophique chez Castoriadis. 24
Du sujet singulier au collectif et retour : une deuxième figure du réalisme de Castoriadis. 29
Les deux moments logiques de l’autonomie. 31
L’imagination créatrice 32
La pensée, un exercice sans filet 38
Fragilité du projet d’autonomie 39
Le projet d’autonomie menacé par « la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle » 40
Enthousiasme et perplexité 44
III. PIERRE LEGENDRE ET LA BONNE ARCHITECTURE SYMBOLIQUE : 46
De la puissance imaginaire à l’autorité du symbolique 46
La référence culturelle fondatrice du sujet 48
Les trois facettes de la Loi 50
Les attaques contemporaines contre la logique symbolique 54
Pourquoi la thèse legendrienne fascine-t-elle les lecteurs ? 61
Et l’excès de symbolique ? 66
IV COMMENT LIER IMAGINATION SOCIALE ET RESPECT DE LA SINGULARITE ? 70
La structuration de notre champ intellectuel et la découverte plein « Sud » du « je ». 70
Changement de cap 74
Le sujet du langage, entre intimité et politique 76
Le personnage, solution de continuité entre singularité et collectif 81
L’Interdit de passage entre Nord et Sud 86
Résistances à la science 87
Nuances au Sud-Ouest 90
Naissance d’un champ 93
V. LA SCIENCE SOCIALE COMME DISCOURS PARTICULIER DU CHAMP QUE NOUS CONSTRUISONS 95
Retour à la sociologie 95
Pacifier la dualité 99
Une racine subjective de la sociologie 102
Le lien de masse qui détruit l’égalité symbolique entre particuliers 105
VI . COMMENT SORTIR DE CE CHAMP-LA ? 108
Exode et tentation d’établissement 108
Fuir la sociologie dans l’action ? 109
De la politique des sciences humaines à la sociologie de la politique 114
Le champ et la pluralité 117
La pluralité vivante et le « second souffle » 118
Quelle serait, en contrepoint, une vraie pluralité en perspective ? 121
VII. REPERES BIBLIOGRAPHIQUES 128



I .Les sciences humaines peuvent-elles fonder la politique et la société ?

La pluralité du champ des sciences humaines

Les sciences humaines se proposent comme des savoirs sur la société et sur l’homme. Même lorsqu’elles se veulent modestes et libérales, elles impliquent logiquement que l’on pourrait partir de ces connaissances pour améliorer la société et l’homme, voire pour produire entièrement un lien social adapté à leur visée théorique.

Pour l’annoncer de façon abrupte : il y aurait donc une pente totalitaire des sciences humaines. S’appuyer sur de telles sciences, par exemple pour conseiller le Prince, ce serait déjà répondre à une tentation idéaliste, une volonté de surplomb ou d’encadrement rationalisé, même si l’intention se présente comme démocratique et se démarque d’un projet de type « socialisme scientifique » et de son « homme nouveau ».

Mais les sciences humaines sont-elles à la hauteur de cette ambition d’embrasser toute la société? Ce n’est pas sûr et d’un certain côté, c’est heureux. Les sciences humaines forment en effet un champ varié, contrasté, divisé, et l’idéal d’une unification de leur champ est toujours un combat et un enjeu plutôt qu’une réalité. On peut d’ailleurs se demander si le rapport le plus humain ou le plus politique à ce champ ne réside pas dans l’affrontement entre ceux qui veulent précisément parvenir à cette unification, et ceux qui préfèrent y maintenir l’ouverture et la confrontation.

Dans son livre « Sciences sociales et démocratie », Henri-Pierre Jeudy s’interroge : « lorsque la tyrannie des savoirs experts l’emporte, que devient l’idée du monde comme jeu des possibles ? » . Question cruciale. Toutefois, elle en appelle une autre, qui lui est préalable : les savoirs considérés comme spécialisés sont-ils les seuls à s’opposer aux possibles ? « L’idée d’un monde comme jeu des possibles » ne contient-elle pas aussi son propre enfermement imaginaire ? Bref, échappe-t-on au totalisme et à sa « tyrannie » en changeant le contenu de l’idéal sociologique ?

Ou bien ne faut-il pas admettre que seule la confrontation entre une pluralité d’idéaux permet d’échapper à cette tendance fatale caractérisée par l’aspiration de chaque idéal à l’Unicité ?
Ne faut-il pas accepter que nous soyons déjà tous descendus dans l’arène sociale, et que, dans la lutte toujours recommencée qui nous oppose pour faire valoir nos particularités et nos intérêts, les sciences « humaines » sont des ressources, des instruments indispensables ?

Il existe peut-être une représentation plus pacifique et plus optimiste de la question : celle que nous offre la métaphore transposant la lutte sociale sur le plan sportif. Nous pourrions en effet construire une « théorie du rugby social », non pour contrôler toutes les équipes et les joueurs, mais simplement pour tenir une position dans le jeu. Après tout, il existe des bibliothèques savantes sur le sport, et elles n’ont pas conduit les amateurs à transformer les stades en camps.
L’histoire nous apprend que c’est plutôt lorsque l’on décide de supprimer le jeu pour le remplacer par un « projet de société », que survient la négation d’autrui.

C’est en tout cas la position qui sera proposée ici : décrire le champ des sciences humaines dans leur irréductible division et séparation, non pour produire une nouvelle visée globale et ses « expertises », mais plutôt pour préparer chacun à choisir une position dans la bataille du champ, position nécessairement partielle, et vouée à « passer la balle » à l’adversaire, même si le but du jeu reste de gagner.

Pour ce faire, nous ne pourrons pas simuler une froide objectivité. Il nous faudra d’abord entrer « en personne » (au sens de payer de sa personne) dans ce jeu, tout au moins en intention et en imagination.
C’est pourquoi nous partirons de la naissance subjective des sciences humaines, toujours recommencée dans le présent en chacun de nous, dès lors que nous voulons discuter de la politique et de la société et que nous nous impliquons comme des zoon politikon, des « sujets de la culture ».

1-Le mythe de la Bonne Culture

Lorsque nous commençons à nous intéresser au monde commun, à la société qui serait « la nôtre », la première question que nous soulevons semble être celle des bonnes lois ou du « bon mythe » universel, valant pour tous, celle de la « bonne société » qui réussirait enfin à dépasser les injustices, les contradictions et les catastrophes du monde passé et contemporain. Ce fut la position classique de Jean-Jacques Rousseau dans le contrat social.

Aujourd’hui, certains auteurs des sciences humaines nous accompagnent et nous soutiennent dès cette entrée-là. Ils vont former un premier groupe de joueurs (ou de partisans). Ainsi par exemple de Cornelius Castoriadis, qui propose le mythe de la société autonome capable de mettre en question les significations dont elle hérite et d’en créer de nouvelles. Ou encore d’André Gorz créant le mythe de la société écologique ou de Nicolas Georgescu-Roegen , penseur d’une décroissance économique à venir.
Dans un autre domaine, c’est (parmi de nombreux autres) Georges Lapassade, ou François Tosquelles déployant les mythes de l’autogestion institutionnelle ;
Ou bien encore, en psychanalyse, Françoise Dolto , adepte du mythe de la « bonne nomination » des choses pour rendre la vie tolérable. Tous ces auteurs ont en commun de vouloir promouvoir le bon imaginaire social qui rendra à chacun sa part.

Puis la vie continue et bientôt nous expérimenterons la portée et la limite de cet idéal à promouvoir et à partager. Nous progressons dans notre enquête et nous découvrons que ce n’est pas si simple : nous nous disons que le bon mythe (le contrat social, l’autonomie individuelle ou collective, la richesses des nations, la décroissance économique, etc.) dépend peut-être d’une structure symbolique qui porte les histoires que nous nous racontons, telle une architecture cachée.
Ainsi chaque culture humaine disposerait-elle d’un style, de sa propre façon de nouer les corps vivants individuels et les récits imaginaires collectifs, par et dans les montages symboliques que sont les institutions sociales tels que la langue, le droit, la famille, l’art…

2-La religion du «Bon Symbolique »

Nous nous déplaçons alors vers une deuxième grande position, davantage concernée par les justes montages symboliques de la culture, ceux qui articuleraient et dont dépendraient au fond les bons mythes. Dans ce second temps de notre exploration du champ des sciences humaines, les mythes, les personnages, les décors de notre théâtre social ne tiendraient que par les « ficelles » juridiques, les machineries institutionnelles qui les animeraient et qu’il faudrait réinventer ou créer.
Ainsi Pierre Legendre propose-t-il une « anthropologie dogmatique » dont l’objet est une théorie du Symbolique conçu comme le bon système de références, qui permet à une culture de nouer les mots et les choses, les corps et leurs images, dans un lien qui sépare les parents des enfants et qui divise le sujet.
Que cet office du Symbolique fasse défaut, c’est une réaction en chaîne qui s’enclenche entre les générations et les sociétaires : une « désubjectivation » de masse dans la violence, la drogue, le suicide…nous préciserons ce diagnostic de Pierre Legendre.

De nombreux auteurs campent sur la même position : ainsi de Marcel Gauchet, qui recherche un ordre démocratique capable d’inclure et de régler toutes les folies particulières ; ou de Dany-Robert Dufour dont la thèse met en scène un affrontement au cœur de la culture occidentale entre la logique binaire (le calcul, la gestion, aujourd’hui l’informatique…) et la logique trinitaire (la langue, le mythe, l’autre en soi…).

Quant aux psychanalystes Jean-Pierre Lebrun et Charles Melman, ils estiment que « le discours de la science contrevient aux lois du langage », entraînant mille pathologies narcissiques, et qu’il faudrait à l’inverse revenir au respect de ce qu’ils pensent être ces « lois ».

Nous pensons enfin à Michel Freitag , sociologue canadien qui considère que la société post-moderne souffre d’absence de polarisation « normative » : il n’y existerait plus de lieu de débat politique centré, capable d’une synthèse politique et sociale.

Voici, succinctement évoqués, quelques auteurs partis à la recherche d’une anthropologie ou d’une sociologie générale, mais nous retrouverions les mêmes positions dans des sous-champs spécialisés comme la sociologie de la famille, ou celle de la consommation. Sans être celle du religieux (et affichant parfois le contraire), cette posture laisse néanmoins souvent entendre un appel au retour de « l’Esprit » dans la normativité sociale.



3-La science de l’articulation des particuliers

Mais les sciences humaines ne se contentent pas de rechercher les ressorts matériels ou imaginaires de telle culture particulière ou de tel mythe politique à promouvoir.
D’autres grands auteurs travaillent ce qui serait la condition théorique fondamentale du mythe de société en général, une sorte de loi-cadre de toutes les machineries culturelles et non plus de telle tradition culturelle isolée.
Nous passons alors au troisième stade, ou troisième type de position de ces disciplines : les « sciences sociales ». C’est le domaine théorique par excellence : la recherche des équilibres des systèmes, la quête d’une « thermodynamique » de la société.

Ainsi, pour l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, le Symbolique n’est-il plus seulement une belle architecture cachée derrière le mythe : il constitue plutôt un fonctionnement logique inconscient, une structure automatique tendant à produire un lien social dans /par l’égalisation des sociétaires, et par l’universalité de ce dispositif.
Par exemple, tout mythe qui, en n’importe quel point du monde humain, souligne les problèmes soulevés par l’autochtonie (le fait de naître d’un lieu particulier), tend à mettre en relation la sortie d’un souterrain (gardé par un dragon ou un monstre) et le fait de boiter… C’est, en effet, aussi bien le cas du mythe grec d’Œdipe que d’un mythe sud-américain « homologue ».
C’est aussi le cas de l’universelle obligation de donner, de recevoir, et de rendre que le prédécesseur de Lévi-Strauss dans la fondation de l’anthropologie française, Marcel Mauss , a mis en évidence dans ce qu’il nommait un « fait social total » (tel le « potlatch », destruction ostentatoire de richesses chez les Amérindiens de la côte pacifique, ou encore l’échange symbolique chez les Micronésiens…)

Citons encore pour mémoire la quête des bonnes règles de communication de Jürgen Habermas, compte tenu des trois fonctions qu’il assigne au langage : l’expression, la connaissance et la justice.
Le style de ce sociologue européen fait par ailleurs écho par delà les mers à celui de John Rawls qui recherche la bonne équation de l’optimum social , ou bien encore à celui de Michael Walzer, lequel dessine une égalité plus complexe au travers des différentes « sphères de justice » .

Dans une certaine mesure, c’est aussi le type de discours de Pierre Bourdieu, se représentant la société comme un champ de champs de forces, ou plus formellement celui de Niklas Luhmann , théoricien du social comme système de systèmes de communication différenciés, et même celui d’Ulrich Beck , promoteur d’une idée de la société comme économie générale des calculs de risques.

En évoquant de façon courte et schématique ce pôle de la science sociale, nous pourrions dire que la démesure de son discours, dès lors qu’aucun autre ne le tempère, provient de ce qu’il nous propose une variante culturaliste de la théorie mécaniste du marché, dissolvant d’abord le sens social dans la multiplicité des désirs, puis réarticulant la diversité sociale des acteurs particuliers dans une théorie mathématisable de l’échange symbolique.
Cette démesure s’affirme ensuite, parfois avec arrogance, par le sentiment d’une légitimité à représenter à soi seul la science des rapports sociaux, déniant toute validité aux approches différentes.
Il nous sera alors permis de discuter politiquement de cette aspiration à rendre compte de la totalité du monde social et de sa propension à englober toutes les résistances « souveraines » pour les dissoudre dans le monde comme texte comme algorithme ou comme théorie, voire même comme champ.
En effet, toute théorie (structurale ou autre) qui combine sans « faille » l’universalité de la culture avec la pluralité des acteurs particuliers présente le risque de se dégrader en une description d’automatismes. Cette vision est celle d’une gestion généralisée de formes sociales dans lesquelles disparaissent la singularité des acteurs.

4-La résistance des singularités

Ce mouvement par étapes vers une visée sociétale toujours davantage « auto-référente » (lorsque les singularités deviennent toujours plus captives de l’Idée) peut apparaître comme un dessèchement. Il n’est donc pas étonnant qu’il tende, en réaction, à produire de la révolte : c’est essentiellement la critique opérée par Michel Foucault qui dénonce cette totalisation et propose à l’inverse une résistance… au propos même des sciences humaines.
Cette résistance est d’abord portée par tous les « écartés » : fous, prisonniers, exploités, marginalisés ou dominés. Elle se propose comme résistance aux disciplines qui, de l’asile à l’usine, participent à leur aliénation. Pour Foucault, la folie échappe en effet au discours de la science, et cela depuis le geste inaugural du raisonnement cartésien : le « Cogito » exclut, selon lui, le sujet fou. Ce dernier est à sa façon un résistant à la pensée, à la raison, mais c’est aussi, du même coup, un témoin des bornes de la société comme raison communautaire, unanime sur le pensable. Le fou représente (plutôt qu’il n’est) un principe extérieur salutaire, même s’il y met (on le suppose) une grande souffrance en jeu, surtout lorsqu’il n’obtient pas de statut héroïque ou messianique camouflant en quelque sorte sa folie.

Mais la résistance au pouvoir grandissant dans le discours même des sciences humaines n’épuise pas le déploiement du champ de ces dernières. Nous montrerons que chacun des choix successifs d’idéal social que nous décrivons (bon mythe, bonne architecture symbolique, bon système symbolique, résistance aux systèmes) est en même temps un arrêt sur une position irréductible aux autres, et s’y oppose dans une lutte sans fin, toujours au présent . Ainsi le choix d’un mythe politique (à la Castoriadis) s’oppose-t-il aussi bien à la résistance foucaldienne qu’à la structure lévi-straussienne ou à l’anthropologie dogmatique legendrienne… Et réciproquement.

Le lecteur pourrait objecter que ces batailles ne troublent que le verre d’eau d’un petit milieu intellectuel, et que la vraie vie sociale est ailleurs. Ne nous y trompons pas : au travers des joutes continuelles entre des conceptions sophistiquées se joue une interprétation de notre modernité susceptible d’être directement utilisée par les acteurs sociaux.
Ainsi, aussi abstraite et générale que semble être l’idée du « bon symbolique », elle peut devenir extrêmement efficace dans tous les milieux responsables de l’ordre : éducateurs, assistantes sociales, psychiatres, enseignants, organes policiers, etc. De telles idées, répercutées par les institutions, les associations, les colloques, etc., sont directement impliquées dans l’évolution des normes de comportement entre les adultes et les adolescents ou les enfants.
On pourrait par exemple montrer que le discours de Pierre Legendre (et de plusieurs de ses émules) plaçant en soutènement de notre civilisation l’ordre du droit romain fondé sur le Père, peut -malgré les intentions de son auteur- entraîner très vite dans nombre de milieux juridiques, policiers ou administratifs, le retour à un style autoritaire justifiant des pratiques contraignantes en toute bonne conscience et sans que son auteur l’ait souhaité.

Notre position face à cet enjeu se veut claire : une interprétation « officielle » de la société par les sciences humaines coalisées (de la psychanalyse aux sciences politiques en passant par la sociologie) sera d’autant moins dangereuse potentiellement que :

1. Elle ne sera jamais vraiment acceptée comme telle par l’ensemble des « acteurs sociaux », mais toujours remise en discussion sans préalables formels.

2. Elle se proposera comme libre jeu des approches les plus opposées, et non comme machine, textualité, système, marché, ensemble fonctionnel, qu’il soit oecuménique ou gestionnaire.

Moins les sciences humaines seront considérées comme des sciences, mais plutôt comme des positions politiques discutables, et plus nous disposerons de chances de ne pas construire un nouveau dogme fatal.

Pour résumer.

Nous ne nous prétendons pas spécialiste de toutes les théories des sciences humaines, mais nous formons l’hypothèse que chacune d’elle peut se rattacher sans être trop trahie à l’un des quatre types de discours que nous mettons à jour dans ce travail, et dont nous pourrions synthétiser ainsi le propos : le mythe(de la culture), la religion (du symbolique), la science (des particuliers) et la résistance (des singularités) .















Types de discours culturels

Nous n’avons pas cherché à vérifier ce schéma en rangeant la variété des propositions théoriques dans de dérisoires petites cases, mais c’est au contraire par une implication affective que nous nous sommes appropriés quatre ou cinq œuvres importantes au fil du temps.
Au cours du chemin nous nous sommes alors aperçus, étonnés, qu’elles jalonnaient un véritable champ des sciences humaines, nonobstant les frontières disciplinaires entre sociologie, anthropologie, philosophie, psychanalyse…
Ce champ est celui qui pose la question du rapport du sujet singulier à la culture dans laquelle il est plongé, mais à laquelle il ne peut répondre sans « politique ».

Notre propos consistera ici à dessiner les contours et les principes de structuration de ce champ que nous nommerons « subjectivité, culture et politique » en présentant successivement chacune des étapes de notre parcours : les œuvres de Cornélius Castoriadis, de Pierre Legendre, de deux lecteurs de Michel Foucault (Denis Duclos puis Roger Ferreri), et, plus succinctement, notre propre rapport à celles de Pierre Bourdieu et de Claude Lévi-Strauss.
Nous supposerons chacune de ces œuvres-étapes vraiment emblématique d’un des quatre types de discours du champ que nous définissons ici, sans que les dimensions de ce travail nous permettent d’explorer en détail le halo de théories et d’auteurs qui entourent chacune des positions.

Chemin faisant, nous serons amenés à reconnaître que la polarisation en quatre domaines du champ des sciences humaines (mythe, religion, science, résistance) n’est que l’effet d’un croisement de deux dimensions essentielles pour toute société humaine : celle qui reflète le conflit, en chaque individu, entre sa propre existence singulière et son implication dans la solidarité ; et celle où ce conflit se trouve traité plutôt par « l’affect » et sur des images prégnantes (amour, haine), ou plutôt par « l’intellect » (raisonnement, articulation).
En synthétisant ce croisement, nous obtenons deux axes : respectivement, celui qui relie la singularité au collectif et celui qui distingue l’imaginaire et le symbolique dans les cultures humaines.
Ainsi, le mythe relève-t-il de l’imaginaire collectif, tandis que le « religieux » s’ordonne davantage comme un symbolisme collectif. La science est également un effet de construction de symboles, mais, bien que vérifiable par tous, elle peut valoir par la découverte de chacun. Quant à la résistance, elle est plutôt rapatriement des constructions collectives symboliques vers un imaginaire singulier (comme chez l’artiste, par exemple).













Les axes du champ subjectivité et culture

Dès lors, le champ des sciences humaines ne sera pas envisagé comme statique, mais il paraîtra saisi par un mouvement d’ensemble, peut-être cyclique, allant dans un premier temps vers le collectif et le symbolique à partir d’élans plutôt imaginaires et singuliers, mais retournant à ses sources au vu des excès totalisants et ordonnateurs expérimentés lors du premier temps.

Partant de notre fascination par les pensées du collectif (celles de C. Castoriadis ou de P. Legendre) vers la découverte de la question de la singularité (selon M. Foucault, R.Ferreri ou D.Duclos) et du champ des sciences humaines jusqu’au militantisme politique, ce livre se veut donc une réflexion itinérante sur la pluralité intellectuelle et politique.
D’un autre côté, il peut être lu comme un long commentaire filé de l’œuvre de Cornélius Castoriadis par laquelle nous sommes entrés dans ces questions. Pierre angulaire de ce travail, la première partie qui lui est consacrée détaille en effet plus longuement certains plis et replis de la pensée tandis que les auteurs suivants lui seront plus souvent comparés qu’aux autres positions du champ.
Une thèse se lit en filigrane de ce voyage : il y aurait une homologie structurale entre la façon dont nous parvenons personnellement à nous tirer des contraintes que nous impose le fait de devoir parler (en choisissant de camper une position éthique parmi celles que nous offre toute culture : l’hédonisme, le sentimentalisme, la vertu…) et les façons dont ensemble les hommes d’une même culture se divisent politiquement en une pluralité de types de discours (les mythes, la religion, la science, la résistance…), pluralité qui facilite en retour la vie des sujets.

Enfin l’avènement de la singularité et la naissance progressive d’un sujet ne concernent pas seulement le champ des idées. Les métamorphoses du ton employé dans l’écriture du présent travail le laissent du moins espérer : dans l’après-coup, cette histoire pourrait aussi bien se lire comme une auto-analyse ou une logo-analyse de l’auteur.


II. L’éternel commencement des sciences humaines : Cornélius Castoriadis ou la question de la Bonne Culture.
« En nous y mettant tous, nous allons y arriver. »

Nous débutons la spirale de notre engagement dans un projet de savoir sur l’homme, par l’idéal qui nous a conduit, comme beaucoup d’autres, à entreprendre des études de sciences humaines : idéal selon lequel il suffirait de découvrir le bon récit pour que notre société s’en trouve améliorée, ou redirigée vers un avenir moins dangereux ou moins pénible que ce qu’elle vit aujourd’hui. On pourrait citer, presque au hasard (car les contenus importent ici moins que la posture) : la proposition de créer des biens publics à l’échelle mondiale, celle d’assumer collectivement une décroissance économique, le projet d’une société autonome, etc.

Ce type de discours n’est en rien nouveau. Il a d’abord été celui des utopistes de tout un passé, ancien et surtout moderne, et celui du marxisme. Plutôt que d’en recommencer une nouvelle généalogie, partons des formules récentes qui nous ont été proposées par les plus sincères des penseurs. Pour nous guider dans le monde de ces « propositions positives », nous recourrons essentiellement à la démarche d’un grand sociologue et philosophe français d’origine grecque : Cornélius Castoriadis .

Pourquoi choisir cette figure plutôt qu’une autre comme emblématique d’une entrée dans les sciences humaines, alors que les composantes académiques de ces dernières ne l’ont jamais vraiment reconnu comme « membre de la famille » ? Essentiellement parce que, malgré sa longue vie de militant révolutionnaire, Castoriadis correspond bien à un idéal d’exploration curieuse de tous les possibles, à cet espoir placé dans la capacité d’imaginer, de penser et d’agir. Il a été l’un des rares, au cours des cinquante dernières années, à conjoindre dans son projet de « société autonome » des approches politiques, culturelles, économiques, scientifiques, philosophiques et psychanalytiques. Contrairement à d’autres penseurs proposant des solutions plus spécifiques : telle l’« économie solidaire », le « retour à la nature », la non-violence, etc., Castoriadis est l’un des derniers exemples d’une visée générale combinant autant de dimensions de la réalité humaine. En ce sens, il est au carrefour des envies de transformation volontariste de la société qui ont longtemps caractérisé ce que l’on nommait « intelligentsia », d’ailleurs autant en Europe centrale ou en Russie qu’en France ou en Europe occidentale.

Que nous dit donc Cornélius Castoriadis ?

Il commence par nous rappeler comment l’envie de transformation volontaire et consciente de soi remonte, non pas d’abord à la posture des philosophes antiques, mais à l’imaginaire social radical instituant la démocratie et la philosophie en Grèce entre le VIIIIe et le Ve siècles, à partir de la question politique : « avec quelles lois devons-nous vivre ? ».
Cela semble bien encore être aujourd’hui la question de quiconque est en position de se demander avec d’autres : Nos lois sont-elles justes ? Que pouvons-nous faire ensemble ?

Mais une réponse se lit déjà en filigrane dans cette interrogation : il s’agit d’une profonde confiance dans les possibilités heureuses d’une production politique, collective, de l’homme par lui-même. La formule suivante en résume l’essentiel : « en nous y mettant tous, nous allons y arriver. » A quoi ? A transformer la société en accord avec nos aspirations personnelles, quoiqu’en dise par ailleurs Castoriadis sur la dimension avant tout collective (irréductible aux multiples horizons individuels) du problème.

Arrêtons-nous un moment sur cette posture pour nous l’approprier. En dehors de toute référence historique, et pour ce qui nous engage personnellement, d’où nous vient-elle ? Il ne faut pas chercher trop loin : il arrive un moment où nous nous sentons tous un peu écrasés par l’ordre des choses existantes, par le système du monde, son état, ce que Castoriadis appelle la société instituée, et nous voulons parvenir à exister autrement que de manière passive. Pour sortir de cet état, nous tentons alors de nous transformer, d’agir. Notre action porte aussi bien sur nous-mêmes que sur nos relations et les systèmes formés par nos relations. Normalement, si le débat est bien conduit selon des préceptes raisonnables et partagés, l’amélioration attendue est possible : davantage de démocratie, plus de prospérité, une meilleure justice.

Cependant, tout n’est pas si simple. Il apparaît assez vite une difficulté intérieure à la transformation programmée : dès que nous posons des actes d’émancipation individuelle, nous sommes saisis de culpabilité, et nous nous mettons à rêver d’une énonciation collective qui nous soulagerait de l’héroïsme trop singulier de ces actes, et de leur potentiel toujours sourdement présent d’égoïsme ou de volonté dominatrice. Nous désirons ainsi arriver à une circulation, une médiation, une réconciliation entre la transformation sociale et la transformation individuelle.

En fait, l’activité collective de changement n’est pas seulement la continuation de notre volonté personnelle, mais aussi une modération mutuelle. Ce qui fait surgir un risque symétrique du premier : celui de la possible extinction progressive des énergies désirantes individuelles par la mise en forme sociale des actions.

On pourrait dire que le travail de Castoriadis s’inscrit tout entier dans cette tension entre singularité et collectif. Sa résolution réussie s’opère pour lui sous les auspices de ce qu’il nomme « l’autonomie » et dont on peut dire que c’est le concept central de son œuvre.
En ce sens, le « bon mythe » que nous propose Castoriadis pour notre société s’inscrit dans la continuité de notre tradition gréco-occidentale : c’est la situation qui tend, par une réflexivité à la fois individuelle et sociale, vers l’autonomie. Elle s’oppose aux sociétés qui répètent les coutumes des ancêtres, mais aussi à la société contemporaine dont le productivisme et le consumérisme tiennent lieu d’imaginaire politique.
Découvrons plus avant cet héritage, cette philosophie à l’ambition à la fois militante et cognitive.

Autonomie du sujet et autonomie collective : analogie et circularité.

Castoriadis définit en ces termes le projet politique qu’il nous propose : « Créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société. »

Examinons la circularité ainsi esquissée entre le sujet et la société. Le rapport entre l’individu singulier et le collectif social est, au départ de la vie, à l’image des poupées russes : « La société ne peut faire autrement, en premier lieu, que produire des individus sociaux qui lui sont conformes et qui la produisent à leur tour » .
L’être humain ne peut exister comme être parlant qu’en intériorisant dans un premier temps le discours de l’Autre . Pourtant, quelques rares sociétés, si l’on suit Castoriadis, donnent à l’individu vivant les moyens d’advenir en tant que sujet humain, en lui permettant de se dégager peu ou prou des significations instituées. Ce sont les sociétés qu’il dit autonomes, parce qu’elles ont rompu la « clôture de la signification ».
Les sociétés hétéronomes n’offrent quant à elles à la psyché qu’un éventail d’attitudes et de rôles sociaux pré-définis dans lesquels elle doit se glisser, comme dans le lit de Procuste. La socialisation est toujours une « violence » exercée à l’encontre de la psyché mais elle l’est sans doute encore davantage dans les sociétés traditionnelles. Dans ces sociétés, l’expression psychique singulière n’est possible que sous la forme de la folie ou de la transgression des normes sociales, tandis que la capacité instituante des humains est recouverte par l’aliénation à un Maître de la signification « extérieur » à la société. Il n’y existe donc pas d’espace public de création de nouvelles significations, de nouvelles institutions. La transgression elle-même ne fait pas surgir dans ces sociétés des formes autres de l’existence sociale et individuelle, mais seulement des formes inverses, c’est-à-dire qui restent déterminées par les significations instituées, et n’en sont, en quelque sorte, que l’envers.

Les sociétés autonomes permettent à l’inverse aux individus de mettre en question publiquement les croyances, les valeurs, les institutions. Elles reconnaissent ouvertement le rôle de l’imaginaire social instituant et acceptent de s’auto-altérer, de « s’auto instituer explicitement ». Ce qui autorise leurs membres à devenir des individus véritablement « individués », des sujets singuliers. Et pourtant, elles sont le chemin le plus difficile et le plus rare parmi la grande variété des modes de socialisation.

Nous sommes longtemps restés sidérés par ces propositions castoradiennes, qui circulent, en miroir, autour d’une double symétrie : respectivement individu/société et autonomie/hétéronomie.
Elles peuvent en effet constituer une figure qui captive l’esprit du philosophe et de ses lecteurs en les dispensant de considérer ce qui traverse et fait « éclater » (si tant est qu’ils aient jamais consisté) aussi bien le sujet, la culture et la société, qu’ils soient autonomes ou hétéronomes, à savoir la logique symbolique, le langage.
Peut-on à ce point « ignorer » souverainement le caractère transversal, trans-subjectif du langage dans un siècle si profondément marqué (de l’école de Vienne à Claude Lévi-Strauss ou Lacan) par la révolution du « linguistic turn », reconnaissant la structure langagière comme « essence humaine » ?
Nous relancerons cette question dans les parties suivantes de ce livre, mais pour le moment nous suggérerons que notre sidération devant la proposition de Castoriadis provient aussi en partie de ce qu’il enracine son anthropologie dans une pensée extrêmement large de l’Etre qu’il appelle : « Le monde morcelé ». Qu’est-ce à dire ?

Le vivant et l’humain : première figure d’un réalisme philosophique chez Castoriadis.

L’autonomie (le fait pour un sujet ou pour un collectif d’êtres humains de mettre en question ce qu’ils tenaient jusque-là pour vrai avant de fixer librement les limites de leurs actions), ne doit pas être confondue avec un autre concept que Castoriadis a repris de la notion d’auto-création (l’autopoïese du biologiste Varela , lequel ne fait qu’étendre la vieille philosophie du sujet), qu’il vaudrait peut-être mieux traduire par autoconstitution. Il s’agit de la capacité de constituer le « pour soi » d’un monde propre , distinct du monde environnant. Elle caractérise quatre types d’objets vivants : organismes, psychés, individus et sociétés…

A ces quatre types de pour soi donnés il faut, selon Castoriadis, ajouter deux créations récentes de l’histoire gréco-occidentale, créations caractérisées par la réflexivité et la volonté : la subjectivité humaine et la société autonome. Mais comment ne pas mettre en perspective, en continuité, cette autonomie et l’autoconstitution qui traverse le réel, depuis les premières strates du vivant (la bactérie) jusqu’à la vie politique humaine elle-même ? En ce sens, la philosophie politique de Castoriadis n’est jamais très éloignée des idéaux du XVIIIe siècle, fondés sur des philosophies « réalistes » (de res : la chose, en latin) de la Nature.

Selon Castoriadis, le monde est morcelé entre différentes strates qui s’étayent les unes sur les autres. Il existe de nombreuses strates naturelles inanimées et non perceptibles, même si l’observation ne nous donne accès qu’au « physico-chimique ». « Au-dessus » de celui-ci se forme un autre niveau d’être : le vivant, que la biologie contemporaine tend à réduire au niveau du physico-chimique. (Ce qui est peut-être loin d’être raisonnable puisque nous ne savons que très peu de choses sur la spécificité du vivant, et risquons ainsi, par exemple dans la fabrication d’organismes génétiquement modifiés, de déclencher des effets incontrôlables sur les longues chaînes causales entrecroisées qui le constituent et le font « émerger » comme nouvelle modalité de l’Etre).

Le niveau du vivant semble être le « premier » à se constituer en pour soi, entités animées, même au niveau le plus élémentaire de la bactérie, d’une faculté de se représenter son environnement et de communiquer d’un organisme à l’autre.

C’est sur cette strate du vivant que s’établit un autre niveau d’être : le pour soi du psychisme , qui réalisera toutes ses potentialités dans sa rencontre avec un autre pour soi, parallèle : celui de la société et de l’histoire. Mais avant d’examiner l’articulation de la psyché et de la société, précisons que pour Castoriadis, la psyché , qui s’étaye sur le corps vivant, entre également en contradiction avec lui. Le rapport instinctuel (animal) au monde est en effet attaqué par le psychisme qui manifeste d’emblée un fonctionnement étrange, puisqu’il obéit à une logique du fluage, du quid pro quo (consistant à prendre une chose pour une autre), de la condensation, de la métonymie... Ainsi, dans le psychisme une chose vaut-elle pour une autre, et le rebus du rêve condense-t-il souvent plusieurs histoires…
Certes, la capacité de se représenter le monde existe depuis le vivant élémentaire, depuis la bactérie. Mais le niveau psychique produit une imagination très défonctionnalisée, voire chaotique et paradoxale, qui est le propre de l’être humain.

A sa naissance, le monde du sujet coïncide avec celui d’un flux d’affects, d’images et de désirs indifférenciés, que Castoriadis nomme « la monade psychique » . Elle remplit le temps et l’espace du sujet, dans une « clôture » qui va se rompre lorsque le nouveau-né, pour survivre, s’engage dans le premier temps de sa socialisation. Cependant, la monade psychique ne disparaît jamais, et demeurera au cœur du sujet adulte une source permanente de l’imagination, bien qu’elle soit désormais en prise avec les significations imaginaires sociales de la culture dans laquelle l’infans aura été plongé.

Ce psychisme volcanique ne va trouver à se stabiliser que dans sa rencontre conflictuelle avec les significations imaginaires sociales de la culture dans laquelle le nouveau-né se développe. Mais qu’est-ce qui humanise, qui « pacifie » la démesure spontanée, l’hubris de l’imagination radicale de l’infans? Autrement dit, comment caractériser la cohérence, la stabilité des significations imaginaires d’une culture ? La réponse donnée par Castoriadis est que cette culture assure a priori une nécessité fonctionnelle-instrumentale pour la société, sans jamais pourtant se réduire finalement à cette fonctionnalité.

A ce niveau « instrumental » la culture fait fond sur la dimension dite « ensidique » partout présente dans l’être : du monde physique à l’imagination débridée qui caractérise l’être humain. De quoi s’agit-il ?

La dimension « ensidique » de toute réalité est sa dimension logique, calculable ou organisable. On pourrait dire qu’il s’agit de la dimension « spatiale » de la réalité, par opposition à sa dimension « temporelle » ou « magmatique » qui est, elle, fonction de la création dans l’être, soit de « l’émergence » de nouveaux modes d’être dont la logique ensidique ne parvient pas à rendre compte a priori (avant l’œuvre du temps).
Notre auteur écrit par exemple : « Le rêve est une formation formidablement complexe dans laquelle l’imagination intervient à un degré extraordinaire, souvent éblouissant de créativité dans ses rapprochements, dans ses inventions, dans ses calembours. Mais aussi, dans ce rêve, on rencontre par exemple des calculs. L’imagination créatrice du rêve doit s’instrumentaliser dans des calculs pour pouvoir dire ce qu’elle a à dire. De même, quand Bach écrit une fugue, il compte les notes du thème, il compte la cinquième pour reprendre le thème à la cinquième, il compte les notes du contre-thème, il connaît les rapports harmoniques de cette construction. Un structuraliste devrait dire que Bach s’épuise dans ses calculs, ce qui est une belle ânerie. Ces calculs sont aussi présents dans une grande œuvre de peinture. Il y a une logique fantastique même dans un poème surréaliste. »
Ce propos illustre bien l’intrication partout présente de ces deux dimensions distinctes et pourtant entremêlées de la réalité.
L’ensidique (barbarisme et contraction d’ « ensembliste-identitaire », notion relative à la théorie des ensembles et forgée par un Castoriadis amateur de mathématiques) peut être rapprochée de la « structure » des structuralistes, ou de ce que Dany-Robert Dufour appelle la logique binaire , à cette nuance près que, même la logique ensidique (pour Castoriadis) est « retrouvée », instituée par chaque imaginaire social particulier: elle n’est pas transmise telle quelle par le monde naturel (lequel comporte en outre et comme toute strate de l’Etre une dimension « magmatique » irréductible au plan ensidique).

Notons ici à quel point l’articulation nature/culture est difficile à situer chez Castoriadis. Ce n’est pas que, comme la doxa psychanalytique le soutient, le langage des mots nous prive à jamais du monde des choses (encore que la réalité naturelle ne soit jamais appréhendée que par les outils de l’imaginaire humain); c’est plutôt que le monde humain n’est que l’extrapolation du monde du vivant, mais doté d’une nouvelle propriété : la créativité de significations débarrassées de la visée étroite de conservation de soi. L’imagination n’y est donc plus strictement fonctionnelle et elle se déploie « pour elle-même », jusqu’à ce que le plaisir investi dans la faculté de représentation l’emporte sur le « plaisir d’organe ». Un mode d’être demeure cependant analogue chez le vivant et la psyché : cette qualité de « pour soi » qui leur est commune et connote ce que j’appelle le réalisme (naturaliste) de Castoriadis.

Du sujet singulier au collectif et retour : une deuxième figure du réalisme de Castoriadis.

La propre de l’humain est, selon Castoriadis, d’exister parallèlement sur deux plans, à la fois indissociables et irréductibles l’un à l’autre : le plan de la psyché et celui du social-historique.

•Irréductibles car on ne peut pas construire le « social-historique » à partir des seuls matériaux fournis par les psychés (sauf à constituer une sorte d’asile psychiatrique à la Jérôme Bosch) et inversement la socialisation ne résorbe jamais entièrement la psyché. En termes ontologiques, la coupure est donc nette entre le psychisme (qui s’étaie au départ sur le corps, ses bruits…) et le plan des institutions humaines, de la société et de l’histoire.

•Indissociables, puisqu’un sujet est tissé inextricablement des inclinations singulières issues plutôt de sa monade psychique « habillée » des personnages sociaux qu’il est devenu en introjectant les significations imaginaires de sa culture.

Et là, en déplaçant notre attention du propos ontologique de Castoriadis vers sa théorie de la socialisation, nous constatons un recouvrement de la coupure qu’il avait d’abord posée entre psyché et institutions humaines. Cette coupure devient ainsi relative, surtout si on la compare aux conceptions tranchées, dominant par exemple dans la psychanalyse lacanienne et qui opposent carrément les corps vivants (singuliers et matériels) aux symboles langagiers (duplicables et immatériels) pour éclairer les difficultés du vivant humain d’être ainsi divisé.

Castoriadis a élaboré au contraire à la fin de sa vie une conception aristotélicienne de la psyché comme « forme d’un corps organisé qui possède la vie ». Ses réflexions sur l’imagination humaine constituent une autre figure de ce que nous percevons comme un « réalisme » : le pont entre le « pour soi » de la psyché et celui des institutions humaines est ce continuum entre l’étoffe de l’imagination subjective d’une part et celle de l’imaginaire social-historique de l’autre, deux étoffes certes différentes mais qui présentent les mêmes dimensions (représentations, affects, intentions) et surtout le même fil, une même substance : du sens non fonctionnel.

Ce qui demeure de la coupure nature-culture dans la théorie de Castoriadis ne passe pas entre l’individu (qui est essentiellement du social) et le collectif, mais plutôt à l’intérieur du sujet. Pour l’illustrer Castoriadis évoquera les racines subjectives de la haine. Celle-ci provient de la contradiction interne, pour chaque individu, entre la poussée de sa singularité, et l’obligatoire mise en forme sociale de ses désirs. La haine (de soi) est (essentiellement) cette agressivité de la psyché à l’encontre de l’individu social qui l’enveloppe et dont la simple existence témoigne de ce que la première, la monade psychique, a dû céder du terrain subjectif, agressivité retournée ensuite hors du sujet (car il en coûtera moins) vers la figure de l’étranger.

Inversement, le sujet ne peut pas survivre individuellement dans une pure singularité et la sublimation lui permettra, plus particulièrement dans les sociétés autonomes, d’exprimer celle-ci dans l’espace public et de contribuer ainsi à l’imaginaire social instituant.

En les prolongeant un peu, les conceptions de Cornélius Castoriadis laissent alors envisager un « aménagement » culturel du sujet pour éviter les pathologies humaines les plus graves, et lui donner accès, par la sublimation d’un monde privé vers les valeurs visant son autonomie, à un rapport plus libre ou plus réflexif à la culture dans laquelle il avait été plongé.

Les deux moments logiques de l’autonomie.

L’autonomie contient essentiellement deux moments, qu’il s’agisse de celle du sujet ou de celle du collectif (puisque Castoriadis les pense de façon largement analogue) :
-un moment où se libèrent les flux d’imagination (comme dans l’association libre en cure analytique, à la fois moyen et finalité de la cure).
-un second temps où émerge et s’exprime la capacité réflexive de la personne, lui permettant de trier dans ce puit imaginaire pour y choisir ce qu’elle va exprimer dans l’espace public par ses actes et sa parole.

Il y a donc une pulsation de l’autonomie : se libérer, puis s’auto-limiter. Créer puis s’évaluer en choisissant une voie possible.

La dimension réflexive de l’autonomie pose la question de l’articulation de l’individu au collectif. Si donc l’autonomie est aussi auto-limitation, surgit la question de savoir ce qui est à la charge du sujet et ce qui relève du collectif. D’une certaine façon, Castoriadis réinvente ici le trajet du protestantisme : une fois que le sujet autonome est défini par sa capacité de trier entre ses bonnes et ses mauvaises idées, on se rend compte que cette autonomie reste un idéal situé toujours devant soi, car la dimension collective enveloppe l’agir du sujet et c’est donc une instance « supérieure » (la délibération collective) qui prolongera la question de l’auto-limitation.
Illustrons ce raisonnement apparemment proche de Rousseau, par un exemple : Castoriadis affirme qu’un « contrat démocratique» est possible, selon lequel, si le sujet a la possibilité de participer démocratiquement au même titre que chacun à l’élaboration de la loi, il sera alors moralement tenu de s’y plier, même s’il est en désaccord avec son contenu.
En cela, Castoriadis demeure rousseauiste, à ceci près que, dans son travail théorique, il ne clive pas, il ne sépare pas la subjectivité de la politique, mais tente bien plutôt d’articuler les deux.
Pour Rousseau en effet, la liberté du sujet permet qu’il écoute plus aisément les lois de la raison cachées au fond de lui par la nature, mais il rencontre ensuite la loi collective comme nouvelle contrainte de sa liberté : il doit s’y plier, nolens volens, même s’il reconnaît finalement son bien-fondé logique. Tandis que pour Castoriadis ce qui surgit d’abord de l’imagination radicale libérée sera sublimé dans la perspective politique, laquelle n’est pas nécessairement pour autant une « rationalité » plus parfaite. D’une certaine façon, la perspective collective ne se contente pas de rencontrer le désir subjectif : elle le remanie nécessairement et même l’altère.

L’imagination créatrice

Castoriadis attire notre attention sur un aspect crucial de l’autonomie comme processus : son aspect irréductiblement créatif. Pour lui, la philosophie moderne n’a pu réellement penser la création humaine : Kant ou Hegel demeurent, d’après lui, prisonniers de la « prémisse de la déterminité », de la recherche de fondements « rationnels » de la connaissance dans le cadre, très souvent, d’une ontologie théologique implicitement unitaire.

Il en vient peut-être différemment avec Freud, qui, en mettant l’accent sur la catharsis créative de la cure de parole, inventa une psychanalyse à la fois libératrice des névroses et des figures de la répétition par une méthode elle-même libre de « la clôture imaginaire héritée » de savoirs médicaux garantis et cumulatifs.
C’est dans le sens de ce nouvel élan freudien que Castoriadis nous propose de poursuivre l’effort philosophique en réfléchissant plus précisément à la puissance créatrice de l’imagination humaine qu’il juge présente mais trop peu explicitée dans l’œuvre de Freud.

Qu’est-ce que l’imagination ?

Elle se déploie selon trois vecteurs, que ce soit sur le plan subjectif comme sur le plan collectif : celui des représentations (images et mots), celui des affects et celui des intentions (poussées, désirs). Ces dimensions sont très imbriquées à la naissance et se différencient ensuite partiellement tout au long de la socialisation (qui dure tout le temps de la vie).

Une théorie de la culture qui placerait ainsi l’imagination en son centre poserait un redoutable défi à la connaissance historique, car si l’on peut bien décrire l’écologie de la société grecque classique, et si l’on peut même se représenter les images que les Grecs avaient en tête (Marcel Détienne nous raconte les mythes comme un rêveur peut raconter ses rêves), il restera toujours une richesse propre des affects, difficilement explicable ou même accessible. Il existe en effet un plan des affects (relié aux représentations et aux intentions) qui restera étranger à ceux qui ne l’éprouvent pas directement : ainsi, se demandait Castoriadis, qu’éprouvaient vraiment les jeunes Grecs participants aux mystères d’Eleusis ? Nous ne pouvons que le reconstruire de l’extérieur.

Pour étayer cette question sur son versant subjectif, Castoriadis raconte une anecdote tirée de son expérience de psychanalyste : à une femme psychotique qui lui dit qu’elle dort dans des draps qui brûlent tellement ils sont sucrés, il lui demande de préciser comment des draps peuvent bien être sucrés. Et la patiente de lui répondre : « Monsieur Castoriadis, si vous n’aviez jamais rêvé, est-ce que je pourrais vous expliquer ce que c’est un rêve et ce que c’est que rêver ? »

Si cette dimension des affects pose un redoutable défi à l’historien et au psychanalyste, c’est dans la mesure où Castoriadis conserve l’espoir d’en rendre compte, comme si ces affects étaient tout de même des formes assez élaborées et particulières. Il parle très peu en revanche de ce qui, venant du corps n’accède pas vraiment à la représentation ni à l’imagination (laquelle est selon lui, nous venons de l’exposer, tissée d’affects) mais qui peut cependant envahir le sujet et même tout un groupe.
A l’inverse de Freud, Castoriadis n’évoque presque jamais le refoulement ni ses produits. Peut-être serait-il fructueux de comparer plus précisément la pulsion (au sens de Freud) des affects (au sens de Castoriadis). Existe-t-il même un inconscient pour Castoriadis dès lors que l’intégralité de la psyché est, dès l’origine, création, mise en formes, imagination ? La barrière du refoulement se confond-t-elle avec la clôture de la monade psychique ou divise-t-elle la psyché en elle-même ?
La réflexion philosophique trouverait dans l’article d’Eugène Enriquez sur le concept de sublimation chez Castoriadis un excellent point de départ pour reprendre ces questions.

Réfléchissons plutôt au passage d’un mode de sublimation qui transformera la psyché en individu hétéronome à celui qui permettra à la même psyché de devenir une subjectivité réfléchissante et délibérante. Comment ces différents modes dérivent-ils de contenus culturels imaginaires qualitativement différents ?

Si la capacité réflexive (la philosophie, la démocratie) suppose ainsi une forme de pluralité subjective ou politique pour permettre un dialogue entre significations imaginaires éventuellement antagoniques au sein du « pour soi », Castoriadis soutient qu’il existe bien entendu des significations intrinsèquement plus éminentes que d’autres, plus désirables par exemple que l’écrasement du voisin ou que l’accumulation pour l’accumulation… : la vérité, la justice ou l’amour de la liberté sont peut-être ces significations qui créent des modes inouïs de sublimation. Elles soutiennent une capacité relativement nouvelle pour le sujet humain d’investir des « quasi-objets », aux contenus plus « évanescents » car indéfiniment renouvelables.
Or, accepter de renouveler indéfiniment ce que nous tenions pour vrai l’instant d’avant ne va pas de soi. Ce n’est pas une pente facile pour l’être humain, car c’est aussi entrer dans un interminable travail de deuil de nos croyances.

Il est en outre difficile de comprendre dans le cadre de cette pensée la dégradation des significations de « Liberté » ou de « Justice » en simples slogans ou mots d’ordre, comme il leur arrive parfois, autrement que comme un inexplicable essoufflement de l’imaginaire instituant.
Cette conception n’ancre-t-elle pas la puissance imaginaire instituante du social dans le «corps » virtuel d’un mystérieux « collectif anonyme » ?
Or si une conception en partie « matérialiste » peut sembler évidente au niveau du sujet (la pulsion émerge de l’intrication psyché/soma), elle ne va pas de soi au plan social-historique : où est l’équivalent du corps vivant pour le collectif ?
C’est le concept de pour soi qui permettra au psychanalyste que devint tardivement Castoriadis de pousser assez loin l’analogie entre sujet et société, de les penser en « parallèle ».
« Tout se passe comme si » le collectif anonyme créait ses propres affects, à l’instar du sujet singulier.
Or si l’on peut admettre qu’une époque historique puisse être caractérisée par une certaine « Stimmung », une atmosphère, qui peut aller de la légèreté bienheureuse au sentiment apocalyptique, où donc est le lieu du collectif (l’équivalent du corps vivant singulier) qui articule ces affects proprement sociaux aux représentations et aux objectifs que cette époque poursuit ?

Il ne serait, en fait, nullement besoin de situer le corps collectif : les significations imaginaires sociales, dira-t-on, ne flottent pas dans le ciel des idées mais sont toujours incarnées dans les individus à la fois vivants et sociaux qui sont des fragments de l’institution imaginaire de la société . Le chasseur-cueilleur habile, le guerrier courageux, l’ouvrier consciencieux, le juge intègre, l’entrepreneur entreprenant… participent chacun et tous ensemble à la reproduction ou à la création d’un imaginaire social irréductible à la combinaison des imaginaires particuliers, ou à la simple complémentarité entre certains segments (telle celle entre l’ouvrier et l’entrepreneur).

Ces apories des relations entre le collectif et ses éléments particuliers, voire ses pures singularités (les fous par qui ne passe pas le refoulement comme lien social, comme nous l’examinerons plus loin), font les difficultés et le charme de la pensée « sociologique ».
Or ces apories cèdent la place dans le travail philosophique de Castoriadis à une relation «en miroir » entre la subjectivité réfléchissante et le collectif délibérant lesquels ont rompu ensemble la clôture de la signification et s’appréhendent tous deux par le même concept d’autonomie.
Que dire alors d’une personnalité hétéronome (incapable de penser, de sublimer) qui aurait pourtant été éduquée dans une société relativement autonome ?

Si l’hypothèse de Castoriadis d’un imaginaire radical instituant, à l’œuvre dans toute société et irréductible à ses éléments ensidiques (individus, relations intersubjectives, système de relations…) reste passionnante, elle n’en demeure pas moins totalement énigmatique.

Il nous faudrait encore évoquer plus en détail les questions qui concernent le processus identificatoire , et celles qui visent à préciser le rôle et les effets des groupes intermédiaires (famille, clan, caste, classe, groupes professionnels …).
Mais nous préférerions mettre l’accent sur les ratés de la socialisation. Castoriadis n’en parle que sous la figure d’un reste nécessairement présent chez chaque être humain, la monade psychique résiduelle.
Or si cette hypothèse (de la monade psychique) indique bien que les sujets ne perçoivent pas le monde de la même manière ; et si l’hypothèse de la société comme « pour soi » instituant son propre imaginaire atténue l’effet précédent et souligne à l’inverse ce que les individus ont en partage ; ces deux dernières hypothèses occultent le destin d’une singularité qui ne se résume pas à la monade psychique mais devient aussi le style grâce auquel chacun résiste à la « folie » de l’imaginaire institué, folie collective aussi, dès lors qu’elle amène chacun à se reconnaître complètement dans le discours de l’ensemble : « Nous sommes les Grecs qui… ».
Certes, Castoriadis évoque bien la violence par laquelle la société s’impose à la monade et force sa clôture. Mais il ne nous dit rien de la culpabilité et de l’effroi qui saisissent les sujets chez qui cette opération a trop bien réussi. Ainsi en est-il des fous qui sont écrasés par l’imaginaire institué, « noyés » dans le collectif et qui, pour s’en défendre, deviennent de singuliers créateurs de mondes en réaction à (et non pas en appui de) l’institution imaginaire de la société.

La pensée, un exercice sans filet

Si la liberté de ton de Cornélius Castoriadis frappe le lecteur c’est peut-être parce que le style de sa pensée (qu’il nomme « élucidation » et qui puise une partie de ses sources dans le style aporétique de la pensée d’Aristote) se détache de la recherche « obsessionnelle » très moderne des fondements et des garanties rationnels ultimes.

La liste de ses combats contre les prétentions abusives du rationalisme est longue. Citons simplement, pour ce qui nous occupe, son opposition à l’idée d’une « naturalité » du symbolique , d’un langage qui fonctionnerait pour ainsi dire tout seul et sans implication politique des êtres humains. Par exemple, il récuse l’idée de Noam Chomsky selon laquelle il existerait une « Ursprache », une langue primitive inscrite finalement dans les capacités du vivant.
De même, il a réfuté « l’idéal communicationnel » de Jürgen Habermas selon lequel il existerait une sorte de lois du langage qu’il s’agirait seulement de découvrir et de « suivre ». Le langage (à la fois code ensidique et imaginaire de la langue) n’est en effet pour Castoriadis qu’une institution parmi d’autres institutions (les normes, les valeurs, les procédures et méthodes, les types anthropologiques, les rôles sociaux…) qui toutes ensembles définissent l’institution imaginaire de la société.

D’une façon générale, Castoriadis combat tout dogme religieux mais aussi toute idéologie scientiste qui tenterait d’enfermer la vie et la réalité dans une détermination formelle, dans une « doxa » ou une « épistémé ».
Ce qui ne signifie pas qu’il se considère comme un maître Zen, ou un adepte du Tao, de l’impossibilité d’utiliser efficacement les mots dans l’exercice de son jugement. Il récuse le sophisme, cette vieille et noble tradition affirmant que les mots ne sont que des illusions. Pour lui, le sens existe bel et bien, et l’on peut exercer une capacité de jugement et de discrimination entre des significations plus ou moins justes, même si cette activité se déroule parfois de façon tragique parce que sans garantie rationnelle.

Fragilité du projet d’autonomie

Sans garantie rationnelle, le combat pour l’autonomie ne va par ailleurs absolument pas de soi. Et la quasi-totalité des sociétés humaines se sont révélées largement hétéronomes. Les institutions et les significations héritées ne pouvaient guère et ne peuvent toujours pas, sauf précairement et dans une minorité de sociétés, être remises en question.

Le « miracle » du surgissement des régimes d’autonomie (l’Athènes classique puis l’Europe moderne) dans un océan de systèmes hétéronomes (empires, théocraties) n’est pas expliqué par Castoriadis par tel ou tel facteur (écologie des îles grecques, esclavage,etc.) mais il constate qu’il s’est accompagné de nombreuses formations de l’esprit (philosophie, histoire, genre de la tragédie, mathématiques…) à partir de ce fait primordial que la société grecque de cette époque (entre les VIIIè et Vè siècles avant notre ère) devient capable de relativiser les significations imaginaires sociales, les coutumes et les lois qui sont alors les siennes. Ce qui frappe alors dans la culture grecque, c’est la nouveauté d’un retour sur soi, c’est qu’elle devient capable de réfléchir à elle-même, par exemple dans le détour d’un regard prêté à des Perses (dans la tragédie d’Eschyle du même nom) qui sont imaginés en juges des Grecs.

Comment devient-on ainsi capable de se percevoir soi-même dans la remise en question de sa propre institution imaginaire? Cette question demeure mystérieuse pour Castoriadis et toutes les explications rationnelles (par exemple économiques, qui soulignent ce que l’esclavage aurait rendu possible) lui semblent fallacieuses. Au fond, dans le « miracle grec », les conditions matérielles (géographie, écologie, espace) et la création (les poussées spécifiques de cette culture) se combinent sans pouvoir réellement être distingués, car leur mélange est proprement innovant et il est donc vain d’en chercher des raisons définitives dans le passé.

La supériorité des régimes d’autonomie ne peut être théoriquement justifiée, bien qu’ils s’avèrent plus vivants, plus ouverts que les régimes d’hétéronomie.
Notre auteur ne s’éloigne pas ici de la définition durkheimienne de la solidarité mécanique associée aux sociétés primitives et traditionnelles, solidarité qui oblige les gens à être très semblables, et brise toutes les tentatives de se singulariser. La valeur des régimes culturels de l’autonomie est ainsi fondée sur la possibilité offerte à l’individu d’y exprimer une authentique singularité, alors que celui-ci est généralement contraint de se glisser dans le lit de Procuste de rigides significations sociales instituées.

Le projet d’autonomie menacé par « la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle »

Un deuxième temps de création démocratique émerge en Europe occidentale amenant la période nommée modernité. Au sens de Castoriadis, celle-ci a commencé dès le XIe siècle avec la constitution des communes franches (par des bourgeois libres). Au cours du millénaire qui va suivre, le matériau de la démocratie antique est repris et altéré dans une nouvelle création démocratique. Pas plus que pour le premier moment, on ne peut déduire entièrement la modernité de ses éléments inducteurs, tels l’élan démographique du XIIe siècle, le développement des universités, la montée de l’humanisme, la construction de la démarche scientifique, etc.

Castoriadis précise que cette modernité a été produite par une combinaison de deux significations imaginaires sociales centrales et antagoniques : le projet d’autonomie et le projet de « maîtrise rationnelle ». Cette dernière est une poussée vers la maîtrise de la nature à travers les progrès scientifiques et surtout techniques, mais, plus spécifiquement encore, elle est une extension illimitée de la « maîtrise rationnelle » dans toutes les sphères de la vie sociale.
Avec le dernier capitalisme cette poussée triomphe au moyen de « l’extrémisation » de l’idéologie gestionnaire : la maximisation du profit et la minimisation des coûts.

Certains ont reproché à Castoriadis de séparer deux dimensions de la modernité, le développement de la démocratie et le capitalisme, tandis qu’elles seraient à penser ensemble, comme la face et le revers de la même médaille. Or si le projet d’autonomie et celui de la « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle » sont bel et bien tissées dans la réalité historique , rien n’empêche la réflexion philosophique de les distinguer en principe , voire même dans leur effectivité.

D’autres lecteurs de Castoriadis pensent que ce théâtre philosophique qui met en scène deux significations imaginaires centrales antagoniques, le projet d’autonomie et celui de la maîtrise rationnelle, serait trop simpliste, du moins impropre à rendre compte des évolutions contemporaines. D’autres significations auraient surgi ces dernières décennies, aussi importantes que les premières, parmi lesquelles le culte des marchandises par une mise en scène fétichiste d’objets de jouissance, ou encore le retour inattendu des nationalismes à partir des années 1990.

Nous pensons au contraire que la définition de la modernité par ce noyau imaginaire conflictuel de l’autonomie et de la « pseudo-maîtrise » est toujours d’une très grande portée pour comprendre la situation contemporaine.
Demandons-nous par exemple, si le déclin de la créativité imaginaire dans un monde commun construit sur la primauté de la marchandise n’est pas simultanément accéléré par une sourde angoisse collective à l’endroit d’un avenir obscurément hypothéqué par les effets de nos visées d’emprise sur la nature ?

Le mouvement moderne d’émancipation semble éclipsé par le durcissement des prétentions hégémoniques d’un régime capitaliste débarrassé des freins que cent cinquante ans de luttes sociales lui avaient imposés et dont la dernière proposition de colonisation spatiale exprime bien la démesure imaginaire.
Il reste bien sûr des résistances, mais Castoriadis nous parlait plutôt du courant dominant (le discours des experts dans les média) avant sa mort en décembre 1997. Qu’aurait-il pensé des luttes des années suivantes contre les accords internationaux de la finance et du commerce, lui qui, tout en soutenant avec passion les grévistes de décembre 1995, se désolait de leurs difficultés à exprimer une alternative politique radicale ?

Pour Castoriadis le plus grave réside bien dans ce véritable essoufflement progressif du projet d’autonomie. L’essor des technocraties « libérales » s’accompagne ainsi d’une apathie politique qu’il décrit avant tout comme un repli de chacun sur sa sphère privée (la carrière, la famille, quelques amis…)
La créativité sociale et individuelle se tarit tandis que l’expertise techno-scentifique discourt de plus en plus abondamment de détails de plus en plus infimes.
La privatisation généralisée est, pour Castoriadis, le contraire d’une véritable individuation : ainsi ne trouverait-on plus guère, selon lui, de véritables personnalités à l’époque du conformisme généralisé ni, a fortiori, d’artistes d’envergure pour endiguer « la montée de l’insignifiance »...
Les dernières créations dignes de la grande époque moderne seraient le fait de musiciens de jazz contemporains de Thélonius Monk et disparus depuis sans que rien ni personne ne soit venu les renouveler.

Comme l’époque ne connaît plus le goût du débat politique démocratique, elle incline à croire que la part réflexive de l’autonomie pourrait être finalement confiée à une instance procédurale. Or ceci a déjà eu lieu dans l’histoire. Ainsi, au lendemain de l’âge d’or de la démocratie athénienne déjà, des « technologies » de la politique : la confiance en l’ isonomia (l’égalité devant la loi), l’ iségoria (l’accès égal à la parole de tous), ou la graphé paranomon (sorte de contrôle de constitutionnalité) se substituaient à l’enthousiasme démocratique.

Pour ce qui est de notre temps, Castoriadis évoque la substitution de l’éthique à la politique, ou encore l’obéissance graduelle de la politique à des cadres statistiques et gestionnaires (comme ceux de l’OMS ).
L’idéologie « vertueuse » de la gestion, qui se diffuse dans les entreprises comme dans les hôpitaux ou les écoles d’enseignement supérieur, ne répète-t-elle pas aujourd’hui la tendance ancienne à la mécanisation du lien social, jusqu’à faire disparaître tout sens intérieur à l’action humaine ?

Une journaliste demanda un jour à Castoriadis si ce discours n’était pas nostalgique, celui d’un homme accompli se retournant vers sa jeunesse lointaine. Et notre penseur de répondre galamment à son interlocutrice que sa question était sans doute elle-même symptôme d’une époque qu’on ne pouvait plus évaluer sans que toute critique n’y soit travestie en nostalgie.

Enthousiasme et perplexité

La pensée de Castoriadis illustre assez bien la destinée d’une démarche passionnée et rigoureuse dans ses propositions, mais qui suscite un certain désarroi quand elle rencontre quelque chose qui lui résiste obscurément, telle que l’évolution contemporaine vers la « mécanisation » de l’humain, vers un fonctionnement du social qui pousse a contrario les individus autonomes à la dissidence, sans que l’idéal d’autonomie collective n’ait été vraiment révoqué.

Castoriadis n’explique généralement la « négativité » du social (la volonté de puissance, la guerre, le totalitarisme…) que comme déclinaison de la pulsion d’emprise (proche de la pulsion de mort selon Freud). Par exemple, il constate la force des racismes et des xénophobies dans la société contemporaine mais il ne les explique que par leur racine subjective (la haine de soi retournée contre l’autre) et aucunement comme virage collectif, comme précipité social. La catastrophe individuelle peut, certes, se répandre de proche en proche jusqu’à l’épuisement d’une grande culture, mais celle-ci n’est pas analysée par Castoriadis comme collectif portant les germes de sa propre destruction. Il n’existe pas chez Castoriadis de théorie de la dérive propre du collectif vers la secte ou vers son achèvement mortel (comme chez Denis Duclos ).

Eugène Enriquez invite le lecteur de Castoriadis à reconsidérer l’importance des mécanismes pulsionnels, visiteurs fantômes évoluant en-deça de toute imagination, dans leur capacité à diffuser dans le collectif et à faire fi de toute clôture subjective.

Nous tenterons plutôt quant à nous d’approcher cette « négativité » au-delà du sujet, dans le social même (plutôt que sur l’articulation psyché/soma), dans sa propension religieuse à idéaliser un Corps ou un Texte mythiques.

L’œuvre de Pierre Legendre est à cet égard passionnante, d’autant que nous découvrirons que son discours sur l’effondrement de la Référence culturelle est aussi le symptôme même de ce que cette pensée parvient à saisir du monde humain actuel.

III. Pierre Legendre et la bonne architecture symbolique :
De la puissance imaginaire à l’autorité du symbolique

Il semble au fond difficile de comprendre en lisant les œuvres de Cornélius Castoriadis ce que nous faisons lorsque nous nous saisissons dans les déterminations collectives qui constituent l’objet de la sociologie. Est-il seulement question de projet, de volonté créatrice ? Comment se fait-il que nous ne sommes pas tous occupés à produire des énonciations collectives salvatrices ? Qu’est-ce qui retient les gens de s’investir dans la création historique ? Pourquoi chacun ne participe-t-il pas immédiatement au projet d’autonomie ? Pourquoi ne collabore-t-il pas immédiatement au projet de démocratie directe ?

Pour trouver ce qui résiste au politique, ce qui échappe au champ de l’imaginaire radical, certains auteurs vont aller chercher des réponses du côté des contraintes du « symbolique » comme préalables à tout engagement imaginaire. Il sera alors question, entre autres, d’une hétéronomie constitutionnelle du monde social, de la transcendance, du sens de l’histoire, de la filiation, de la généalogie…

Notons que toutes ces questions n’émergent qu’après épuisement de nos précédentes hypothèses : pour Castoriadis, l’histoire demeure profondément indéterminée, toujours « à faire », plutôt que déjà écrite dans des cadres.
Cette affirmation doit bien sûr être nuancée : même une société autonome ne pourrait remettre en question en permanence la totalité de son institution, car ses membres auraient l’impression que le sol se dérobe sous eux. Il est nécessaire de s’appuyer sur ce que l’on tient pour ferme, même temporairement, pour remettre en cause des fragments de la société instituée. Ce qui signifie que la mise en question ne peut pas être absolue, sous peine de chaos subjectif et social.

Mais Pierre Legendre renverse complètement la perspective révolutionnaire de type castoriadien en se demandant ce qui échappe a priori à la subversion des institutions culturelles par l’imaginaire radical.
Même chose sur le plan du sujet : Legendre ne nous parle pas du tout de son émergence comme autopoïèse, mais au contraire de ce qu’il ne peut pas s’engendrer lui-même, de ce dont il hérite nécessairement, et qu’il ne peut récuser.
Pour Castoriadis, rien n’échappe en principe à la puissance instituante, ce qui est au fond une pensée passablement angoissante. Nous serions en quelque sorte « condamnés » à la créativité, obligés de tout inventer en permanence.
Tandis que Pierre Legendre met à l’inverse l’accent sur les significations et des signifiants dont nous avons hérité depuis au moins les cultures romaines et qui, à notre insu (au sens d’un savoir qui ne se sait pas), nous autoriseraient à parler .

Legendre ne s’intéresse pas à l’histoire moderne du mouvement émancipateur, mais il partage avec Castoriadis cet intérêt anthropologique pour les rapports entre le sujet humain et la culture qui le fabrique. C’est ce qui justifie notre passage de l’un à l’autre de ces penseurs, qui ont en outre en commun de compter parmi les derniers intellectuels à visée encyclopédique.

Le sujet est, selon Legendre, avant tout un fils de l’Etat (en Occident), ou un fils du mythe ; il hérite de la culture, toujours déjà « pris dedans », à une place filiale. C’est la culture qui le fonde et non l’inverse. Castoriadis pense le sujet de la culture, alors que, à lire Legendre, il s’agit d’un sujet à la culture : Subjectum (assujetti) et non auteur de soi-même.

La référence culturelle fondatrice du sujet

L’idée centrale de Pierre Legendre, c’est que le sujet humain est « fabriqué » par la culture, dont la raison d’être première est de mettre en scène le « Miroir » , le « Texte » , ou la « Référence », permettant « l’assomption » du sujet chez chaque vivant humain.
Il faut que les parents du sujet et la société dans laquelle il vit lui tendent le miroir de la culture, pour qu’il puisse entrer dans la représentation, et « sentir » à quelle distance son image projetée s’écarte de son corps propre.

Pour qu’il puisse entrer dans l’espace de l’image et du langage, il faut donc que le sujet rencontre un écart imaginaire maintenu dans les discours culturels entre le plan des corps et le plan des représentations abstraites.
Le symbolique (comme architecture de ces écarts) est ainsi une nécessité anthropologique, une loi fondatrice. Si cette référence s’écroule comme c’est la cas aujourd’hui, puisque les métaphores de l’Etat-Nation ne font plus sens , l’écart entre les corps et les représentations s’amenuise jusqu’à disparaître dans la désubjectivation de masse.

Cette désubjectivation concerne tout le monde, et cela en chaîne, puisqu’elle s’aggrave à la génération d’après, dans une logique généalogique inversée : si une référence parentale s’estompe à une certaine génération, elle sera oubliée à la phase suivante, et ainsi de suite, dans un « démaillage » qui peut conduire à la sauvagerie.

Face à ceux qui supposeront que le symbolique « repousse » partout et toujours à partir des pratiques humaines, Legendre affirme que c’est un a priori transcendantal, un pré-réquisit : pour parler, il faut venir au monde dans une culture qui s’adresse au sujet, et lui tende un miroir-voile tiré sur le néant, sur le Sans-Fond de la condition humaine, lequel serait quelque chose d’irreprésentable et d’insupportable pour l’humanité. Il n’y aurait, en effet, rien d’autre derrière le miroir, qu’un vide trop effroyable pour être supporté autrement que dans la folie .

Certes, dans la tradition lacanienne, Legendre admet que ce « vide » n’est qu’un effet imaginaire créé par le langage lui-même, qui spécifie l’espèce humaine : mais cela ne change rien au problème de la nécessité de contrer l’appel à l’irreprésentable par du représentable, et de fonder celui-ci sur des points d’appui incontestables. Ce qui structure ces points d’appui, c’est le mythe central d’une culture, sa poésie.

Au lieu de s’intéresser comme Castoriadis au principe de création, Legendre revendique un principe de causalité (si important dans toute notre philosophie héritée) en tant que fiction qui trace un cercle autour de l’Origine pour en assumer le néant.

Il s’agit de donner un statut imaginaire, un contenu positif à la tension entre monade psychique et individu socialisé, cette négativité qui est au centre des conceptions de Castoriadis.
Cette négativité devient chez Legendre l’écart qui sépare le sujet de l’opacité première dès qu’il accède à la représentation et donc à l’absence et à la perte, perte qu’il doit nécessairement symboliser par le langage sous peine de succomber à l’angoisse de l’anéantissement.
Notons que la négativité se laisse entrevoir dans beaucoup de concepts psychanalytiques : le refoulement et la castration, mais aussi le manque, la perte et la séparation.

La fonction de la culture est alors d’aider le sujet à surmonter cette séparation, à vaincre symboliquement l’inceste et le meurtre, en mettant en scène le négatif ou le vide qui donnent respectivement au langage et à l’image leur profondeur métaphorique.

Chaque culture est toujours, selon Legendre, une façon spécifique de nouer (dans l’imaginaire) le corps, l’écrit (les formes, les contours, les lois) et l’image. Par exemple le « ressembler » caractérise l’image latine fondée sur un partage métonymique du corps : l’image est une partie, un masque du corps représenté ; tandis que « l’absence » évoque le corps par métaphore et caractérise plutôt l’icône grecque, sorte de prototype de ce qu’elle représente.

Les trois facettes de la Loi

Le projet de Legendre est celui d’une « anthropologie dogmatique » une réflexion sur la Loi qui regrouperait quatre aspects que l’histoire des disciplines a tenu séparés :
-la Loi comme discours mythique sur les fondements,
-la loi comme norme juridique,
-la loi comme forme esthétique (ce qui est assez inattendu)
-et la loi comme la « loi du signifiant » de la psychanalyse.

D’une manière assez proche de Castoriadis, Legendre pense que la toute-puissance de la psyché doit être contenue pour que le nouveau-né puisse être socialisé. Cela ne se peut que si les parents trouvent dans leur culture les matériaux de cette limitation, à commencer par les dispositions juridiques du droit de la famille qui font partie des normes essentielles.

Mais il existe « au-dessus » des normes issues du droit civil un deuxième niveau dans les montages symboliques de la culture : celui des discours mythiques sur les fondements de la société ou sur les origines de l’être humain, les cosmogonies, qui sont véhiculés par les productions culturelles, le grand art…

Ainsi les phénomènes esthétiques d’une culture ont-ils une grande importance : toutes les images produites à ce niveau enveloppent le noyau normatif du droit, tel un kaléidoscope, pour que son message central soit « imposable » au sujet.
L’architecture, la danse, le cinéma, sont aussi essentiellement des formes normatives, des expressions esthétiques de la loi. Legendre montre, par exemple, que la danse est normative, pour autant qu’elle est théâtralisation, scénographie. C’est la logique humaine qui s’interpose comme interprétation, comme jeu, dans le corps-à-corps avec la nature.

Erudit, notre auteur explore les correspondances entre peinture religieuse et droit canon, calligraphie ou cérémonie du thé et codes d’honneur japonais…pour regretter que les sociologues aient abandonné la voie ouverte par Simmel (qu’il omet cependant de citer dans le reproche suivant) : « Rares sont les sociologues capables d’élargir la leçon de Weber sur l’histoire du piano, d’interroger sans les briser les doctrines du tissage des tapis en Islam, de recevoir l’enseignement de Panofsky sur la Scolastique et l’architecture. »

Pour suggérer la façon dont la culture prend en charge (pour le compte du sujet) l’angoissante question des origines en donnant forme humaine à l’abîme, Legendre illustre son propos d’exemples issus de l’iconographie religieuse tels les « enclos mystiques » de l’iconographie religieuse ; ou issus de l’architecture, comme cette sculpture du vide et du silence qui se dégage des cloîtres des abbayes, ou de la grande mosquée de Kairouan avec son immense esplanade déserte enserrée dans son quadrilatère à colonnades .

Plus récemment, du moins avant l’ère contemporaine du remplissage télévisuel, le cinéma, métaphore rationalisée et abstraite selon P. Legendre du « tiers divin », avait pu, entre autres média, se charger de donner forme à cette profondeur. Or aujourd’hui, le septième art subit la même dégradation que le droit : son discours général indique au sujet qu’il est à lui-même son propre fondement, qu’il est le « fils de ses propres œuvres ».

Legendre n’est pas le seul à penser la catastrophe du cinéma : Comme le montre le cinéaste Wim Wenders, chaque personne devient dans ces représentations un « mini-Etat ».
Le grand critique Serge Daney soulignait par ailleurs que la notion d’altérité s’estompe dans le septième art, que la profondeur d’une histoire racontée par quelqu’un à quelqu’un d’autre s’y dissout, autant sur le plan du contenu imaginaire que sur celui du langage esthétique : ainsi l’art du cadrage disparaît-il dans le passage au visuel (fondu enchaîné, zoom…).

Sur le plan plus classique de la norme juridique, la fonction des institutions, du droit, des règles, est, selon Legendre, d’établir et d’aménager un écart stable entre les différents plans imaginaires des corps, entre les pères et les fils comme fictions sociales, entre les uns et les autres comme personnes réelles. Il s’agit essentiellement de l’institution de la paternité par les fondements civilistes de la filiation : la transmission du nom, mais aussi le droit patrimonial, celui des créances et dettes…

Rappelons que pour Legendre tout se passe bien dans l’imaginaire qu’habitent les sujets humains, mais un imaginaire où les trous, les espaces, les écarts seraient comme institués « de l’extérieur » par un ensemble de repères langagiers et culturels : le symbolique.

Enfin, pour ce qui intéresse l’anthropologie, religieuse ou psychanalytique, la « loi du signifiant » , est essentiellement à l’œuvre dans le théâtre de la logique généalogique. Pour que la transmission symbolique fonctionne entre générations et éduque ensuite le sujet à la rencontre avec autrui, il faut qu’il existe un écart réglé, proprement symbolique, entre les divers plans imaginaires où les gens se représentent la filiation.

Illustrant cette thèse, Pierre Legendre raconte avec talent une métaphore culturelle de l’histoire du sacrifice d’Isaac par Abraham. Dieu demande à Abraham de sacrifier son bien le plus précieux : le fils –son fils ou le fils qu’il est resté à son insu ? Or Isaac se soumet et demande même à être ligoté, car il craint de se débattre. Abraham pleure et ses larmes coulent dans les yeux de son fils. Le père, de son vivant, apprend à mourir, à céder la place à son enfant, pour qu’ils vivent ensemble l’égalité symbolique devant la mort. Poétiquement, la question du meurtre se résout par la ligature, en hébreu Aqedah. Au nom de ce qui les dépasse tous deux, le père accepte de mourir à lui-même en sacrifiant le plus précieux : son fils, lequel se soumet lui aussi, la ligature du fils étant aussi ( selon un jeu de miroir essentiel à une réflexion sur l’identification au Père) la preuve de l’assignation du père dans la logique généalogique. C’est une parabole de la permutation symbolique des places, opération par où le père renonce à sa place d’enfant contre la place du père, faisant ainsi une place à son fils.

Or cette opération est de moins en moins assurée selon Legendre à une époque où le sujet-Roi est en position d’avoir à se fonder lui-même pour exister. Si le réglage de l’écart n’existe pas a priori dans les discours culturels, le sujet « se cogne »alors à son image (dans la folie ou dans les « pathologies addictives ») ou à celle d’autrui (toutes les formes d’inceste et de meurtre symboliques ou agies)- comme le Caporal Lortie.
Cette pathologie indique a contrario comment la culture travaille « normalement ».

Les attaques contemporaines contre la logique symbolique

La construction symbolique n’est pas donnée de toute éternité. Elle est historique et fragile. Elle peut s’effondrer du côté de la démission des individus, mais aussi du côté de sa reproduction culturelle, car elle-ci n’est pas automatique mais dépend d’un montage qui peut défaillir.
Pour Pierre Legendre, c’est le cas dans la société contemporaine lorsque la logique généalogique tend à s’inverser, le dernier-venu venant fonder rétrospectivement la lignée.
En témoignent par exemple certaines évolutions du droit lorsque l’administration parle désormais symptomatiquement « d’allocation de soutien de famille » à la place « d’allocation d’orphelin ». Elle attribue ainsi à l’enfant adopté une enveloppe financière qui soutient les parents à partir de l’enfant et non l’inverse.

Au cœur de la subversion du droit civil, Legendre critique surtout la culture d’Amérique du Nord, pionnière dans la permission accordée au changement des inscriptions dans l’état civil, de la mention du genre homme/femme en particulier. Cette licence indique que la machinerie du mythe généalogique y est plus qu’ailleurs en péril.

Mais la dissolution des logiques généalogiques travaille également les sociétés européennes. Ainsi, la France a-t-elle longtemps résisté aux modifications de l’état civil (patronymes, définition du sexe), jusqu’à ce qu’elle soit condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (vers 1995) pour avoir opposé un refus à la demande d’un transsexuel de procéder à la modification de la mention de son sexe…

A partir d’un fait-divers survenu au Québec (un forcené tirant sur des parlementaires), Pierre Legendre cherche à montrer comment défaille l’articulation symbolique réglée entre la scène familiale et la scène culturelle. Pour ce faire, Legendre prend au sérieux la parole de Lortie, l’auteur de la fusillade, selon lequel « le Parlement du Québec avait le visage de son père ».
Lortie se met à délirer au moment où il est sur le point de devenir père et alors que lui-même a dû subir sa vie durant un père tyrannique : c’est alors l’écart entre l’image de son père et la référence politique qui s’abolit pour lui. Pourquoi ? Tout se passe comme si la référence politique était un Père majuscule, une ligne de fuite sociale réelle de la succession des générations. Le délire de Lortie indiquerait en négatif, en creux, que l’écart « normal » entre le père et le fils, entre deux générations, est homologue imaginairement à l’écart entre le fils et la culture d’une part, entre le père et cette même culture d’autre part. Car père et fils sont imaginairement institués comme des égaux distincts dès lors que tous deux acceptent de s’assujettir à ce qui les dépasse autant l’un que l’autre : la Référence (le Texte, Dieu, l’Etat…)
Le délire qui les confond est au contraire l’abolition de tous ces écarts imaginaires jusqu’à que le sujet s’abîme dans sa propre image, et c’est l’inceste ou le meurtre, tel Narcisse qui meurt de s’indifférencier avec son reflet sous la surface du fleuve.

Si, en principe, se maintiennent les écarts entre les corps des petits Narcisses que nous sommes tous et leurs images, parce qu’ils sont indexés sur les montages symboliques, Legendre nous rappelle avec le sinistre cas du nazisme (mais aussi avec certaines tentatives contemporaines), que la société peut subitement préférer détruire l’échafaudage de la filiation symbolique pour ne s’attacher qu’à celle de la race et du sang (respectivement celle des gènes) : ce qu’il nomme la filiation bouchère.

Pourquoi le Symbolique s’effondre-t-il ?

Comment peut-on en arriver à une telle désymbolisation culturelle du corps ? Selon Legendre, un cycle a été parcouru en Occident, depuis le corps comme voie d’accès à (support de) l’interprétation (avec par exemple la circoncision) jusqu’au corps comme suppression matérielle de la catégorie d’interprète (la vérité bouchère du gène). Le mot même d’interprétation doit être pris ici dans l’acception étymologique stricte : c’est ce qui vient construire socialement le praetium : le prix, la valeur d’une chose. C’est ce qui vient produire la valeur effectivement reconnue en la négociant, en la renvoyant de l’un à l’autre, en la discutant socialement. Cependant, cette voie d’accès au sens a été parcourue en utilisant des repères de plus en plus précis, et non sujets à contestation… jusqu’à ce que la suppression de l’interprète vienne en constituer la finalité.
Ainsi de l’ADN qui certifie scientifiquement la paternité et ne permet plus au juge d’interpréter les propos engageant la paternité symbolique. C’est la vérité scientifique de la viande qui prévaudra désormais, ou celle de la « vie nue », pour reprendre l’expression de Giorgio Agamben , et non plus celle de l’interprète.

Mais pourquoi, demandera-t-on, le mythe occidental de l’interprétation de la filiation s’est-il finalement orienté vers cette suppression de l’interprète ? N’est-ce pas paradoxal ?
Reprenons les indications que nous apporte à ce propos la lecture de Legendre : l’histoire occidentale s’est d’abord « décollée » du corps (à l’image du passage de la scarification sous la peau à sa métonymie, la circoncision, puis à sa métaphore, le baptême) ; elle a ensuite travaillé à rassembler puis à fusionner les interprètes (au XIè siècle) dans un personnage d’arbitre suprême (le Pape), lequel a été ensuite imité par les rois et complété par les Etats administratifs et constitutionnels modernes.

Peu à peu, dans une logique hobbesienne, l’administration du pouvoir a rempli, puis éliminé le jugement personnel de son détenteur. Il ne reste alors enfin qu’à remplacer la logique bureaucratique (impliquant encore un bureaucrate porteur de décisions souveraines) par une logique informationnelle organisant directement les flux d’actes… et le bout de ce rouleau mythique peut alors être atteint.

Pour Legendre, cette usure de la culture n’est évidemment pas souhaitable. Il avoue même nourrir sur cette question un certain conservatisme : il vaudrait mieux, pour freiner l’épuisement de nos ressources symboliques, ne pas sortir de la tradition (par exemple ne pas autoriser le mariage des homosexuels). Mais la situation n’appelle pas pour autant une restauration, laquelle serait d’ailleurs assez inconsistante. En revanche, il faudra remplacer le mythe mort par un nouveau mythe, une nouvelle énigme. Or ce remplacement n’est pas de l’ordre d’un projet volontaire : c’est le mythe qui « adopte » les gens pour les soutenir dans leur parole, et non l’inverse. La parole poétique du mythe ne peut pas être inventée de toutes pièces ; elle ne peut pas être décrétée.

Rappelons-nous que chez Castoriadis aussi l’imaginaire institué de toute culture tend à se dégrader, mais le travail de réinterprétation ou de réinvention est constamment à l’œuvre. Il ne s’arrête jamais et par définition ne s’épuise pas. Nous pouvons toujours renouveler la question de l’émancipation, en tentant d’aller plus loin que la source grecque de la démocratie et que la source occidentale de la modernité.
La position de Legendre nous pousse plutôt ici dans une impasse : il soutient que le mythe fondateur se situe du coté de la filiation et de l’héritage, et qu’en même temps ce mythe atteint aujourd’hui sa limite. S’il se révèle non restaurable, il doit être purement et simplement remplacé. Le saut envisagé est donc bien plus grand que dans le processus créateur castoriadien, peut-être impossible, en tout cas imprévisible et non planifiable. Legendre évoque d’ailleurs fort peu cet écart radical avec la tradition, sauf de manière très énigmatique : « On veut tout mettre en lumière, mais l’humanité a besoin de l’ombre pour échapper à la folie. Il faut espérer que ces nouvelles technologies inventeront leur propre genre poétique aujourd’hui inimaginable. »

Pour notre auteur, le symbolique serait, de fait, mis en cause de façon inouïe par notre modernité avancée : la croyance dans la positivité des sciences aurait tendance à détruire toute poésie et à ruiner les capacités de la culture à rendre habitable le langage pour l’être humain. La science serait une sorte d’irruption folle dans les cultures humaines parce qu’elle fonctionnerait comme une machine binaire, plaquant directement les signes sur des objets supposés parfaitement définis par ces signes. Cette machine à détruire l’interprète intermédiaire se révèlerait proliférante et se déploierait indéfiniment.
Il existe ainsi certainement chez Legendre un côté « réactionnaire », une réticence face au progrès. Mais son attitude a aussi quelque chose de la posture du veilleur du désert des Tartares : il guette à l’horizon la nouvelle mythologie poétique et se désole de ne rien voir venir.

Critique de la thèse legendrienne de l’effondrement symbolique

On peut aussi se demander si la poésie et la part d’ombre ne demeurent pas, pour Legendre, très liées à la religion. Au fond, la poésie selon Legendre ne serait-elle pas d’essence religieuse ?
Pour répondre négativement à cette question, il faudrait supposer que, pour Legendre, les individus soient capables de créer leur propre imaginaire sans encadrement social doué d’autorité. Peut-être les sujets peuvent-ils, chacun pour leur compte, habiter poétiquement le gouffre. Mais Legendre constate que cet héroïsme n’a jamais vraiment existé dans l’histoire humaine. C’est une conjecture, un pari sur l’avenir dont on peut penser qu’il est loin d’être gagné. Les sujets humains peuvent-ils vivre sans le discours religieux (étymologiquement : relier), non pas sans croyance dans une figure imaginaire de l’Autre, mais sans identification commune à des traits symboliques qui « centrent » une société ?

Si ce pari est perdu, alors c’est bien l’alliance entre religion et science qui se profile chez Legendre comme « solution », par l’intermédiaire du droit, en précisant que ce serait une alliance opposée au « social management » (les sciences sociales et l’idéologie de la gestion confondues) pour lequel il éprouve une haine soutenue, comme religion sans mystère, sans poésie, sans amour.

Mais pourquoi, philosophiquement, le symbolique se révèle-t-il si fragile pour Pierre Legendre ? Pourquoi une machinerie faite précisément pour ne pas être atteinte par les imaginaires individuels semble-t-elle dépendre de politiques où les individus cherchent à faire valoir leurs jouissances singulières ou leurs fantasmes de dissolution narcissique ?

En fait, le symbolique a un statut intermédiaire chez Legendre : il est à mi-chemin entre la création de significations (au sens de Castoriadis) et les systèmes formels de signifiants qu’on trouve en anthropologie et dans les sciences sociales.
Mais il semble que pour P. Legendre la notion de symbolique mêle le théâtre social avec la pièce qui y est représentée, tandis que dans le récit même, le personnage-interprète (comme guérisseur du sujet) ne se distingue plus du metteur en scène (l’Autre du sujet).

Nous pourrions voir dans le discours de Legendre une réaction aux structuralismes qui ont généralisé en sciences humaines l’idée d’un symbolique mathématique, d’une machine logique indépendante de toute intentionnalité. Legendre incarne une certaine résistance devant le scientisme ambiant des « social scientists » régnant sur le domaine entre la fin de la deuxième guerre mondiale et le début des années quatre-vingts . Au premier abord, cette critique est juste et saine. Mais la « solution legendrienne » qui consiste à confondre institution et récit mythique, ne procède-t-elle pas elle-même d’une certaine transgression intellectuelle ? Celle-ci n’est-elle pas, paradoxalement, proche de la défaillance symbolique qu’elle prétend dénoncer ?

La démarche proposée par Pierre Legendre, ainsi que par nombre d’intellectuels qui tiennent un discours proche, comme Dany-Robert Dufour ou Jean-Pierre Lebrun, revient en effet, pour le sujet qui y souscrit, à penser qu’il pourrait halluciner dans la réalité la manifestation de l’effondrement du symbolique.

Par exemple, on peut se demander avec Legendre pourquoi l’architecture occidentale est aussi fortement signifiante, mais aussi pourquoi elle fabrique progressivement des formes et des espaces où l’écart symbolique n’existe plus.
Toutes les cultures n’ont pas produit une architecture fantastique, mais la nôtre l’a fait, et, comme telle, on peut admettre que ses métamorphoses annoncent un ébranlement des représentations.

Comme a pu l’écrire Jean Stillemans : « Pour l’époque contemporaine, le déni du vide, et bien sûr de tout ce qui pourrait porter trace de ce que Legendre appelle la Référence est patent. Il suffit de se porter vers ce « mythe » de la transparence (immédiateté du social à lui-même sans « autre ») qui encombre l’espace intellectuel…et les revues spécialisées qui abondent en images séduisantes de ces architectures de reflets. Il y a là un rapport dé-constituant à l’image qu’il serait intéressant de rapporter aux thèses de Legendre. L’architecture de Jean Nouvel et de ses émules, ainsi que les propos qui les accompagnent (…) pourraient vous éclairer à cet égard…Rem Koolhaas est un personnage très symptomatique de l’époque contemporaine, du rejet du monumental et de ce qui dans l’architecture est investi de la longue durée, de l’immémorial. Rejet fondé sur une jouissance de l’instant, dans une espèce d’immanence ludique du social qui jaillit en permanence pour se renouveler – la congruence de la doctrine de Koolhaas avec les pratiques gestionnaires de la sur-modernité et l’idéologie des sujets-roi est patente. » .

Pourquoi la thèse legendrienne fascine-t-elle les lecteurs ?

Mais si j’admets sans distance une telle critique faisant « congruer » tel architecte et l’époque dans son essence, que se passe-t-il ? Eh bien, il semble que la recherche systématique des signes d’effondrement symbolique dans le social induit un risque non négligeable de gommer les médiations personnelles qui me protègent des imaginaires sociaux. Je me sens alors directement traversé par le discours de l’Autre . Si je m’abandonne au projet de savoir si la dégradation de l’architecture a le même effet sur moi et sur les autres, je cours moi-même le danger… d’un discours psychotique. Je vis en effet alors moi-même l’absence de singularité, je subis un collage direct à l’Universel, et le gouffre de sens s’ouvre pour moi : celui-là même que Legendre prétendait voiler !

En un sens, le délire attribué par Legendre à Lortie (confondre Parlement et figure de son père) est donc proche du discours de Legendre lui-même, ou plutôt de son effet possible sur celui qui y adhère : le lecteur n’est-il pas invité à découvrir directement dans les formes sociales sa propre subjectivité, et à lire dans les premières les signes de défaillance de la seconde ? Au bout d’un moment, il sera inexorablement invité à s’oublier comme sujet réel pour tenter de préciser sans cesse ce qui est le plus central, le plus significatif dans la culture, le plus immédiatement effectif sur lui-même et les autres.

En réalité, si l’on recherche dans la culture un hologramme de la pensée du sujet, et réciproquement, on se heurte vite à une absence de médiation. Cette médiation est, dans la vie réelle, soutenue par la pluralité des personnages sociaux qu’un sujet peut habiter successivement dans la journée.
L’absence de médiation qui est consubstantielle du projet de lecture directe de « désymbolisation », ou de « désubjectivation » dans les productions culturelles, arrime beaucoup trop fortement le sujet à sa culture. Et cet arrimage ou ce placage ressemblent bien à une position psychotique dans laquelle le corps se trouve complètement subsumé sous l’idée. Bref, soutenir jusqu’au bout la position legendrienne sur la culture comme miroir de l’individu, est une position qui… rend fou.

Paradoxalement, cet effet renverse la proposition de Dany-Robert Dufour dans son livre Folie et Démocratie , où il affirme que la folie effective découle d’une logique folle, « unaire » ou autoréférentielle, constitutive du sujet (à l’instar de la monade psychique chez Castoriadis), qui s’exprime lorsqu’elle n’est pas barrée « de l’extérieur » de l’individu par une figure transcendante qui prenne à son compte cette folie (telle la Référence mythique de Legendre qui sublime par son discours énigmatique la négativité constitutive du sujet).

Or il semble que ce soit bien l’inverse qui se produise : est-il raisonnable de penser nouer le corps, l’image et l’écrit, soit la culture et le vivant l’un sur l’autre, sans solution de continuité ? N’est-il pas fou de croire qu’il y aurait une seule façon de ligoter le vivant parlant comme sujet, une fois en chair et en os, et une autre fois dans la culture ?

Il est important de bien reconnaître cet effet de « folie » présent dans les thèses critiquant la désubjectivation, la perte des repères symboliques… car celle-ci est aujourd’hui revenue en force, notamment chez des psychanalystes « ofiiciels » .

Ainsi de Charles Melman qui nous dit, dans un livre très intéressant, que l’humanité contemporaine, plongée dans une jouissance sans limite et sans deuil, sans refoulement et sans dette, sans tabou et sans transfert, est devenue une sorte de machine d’ajustements organiques. Nous retrouvons des idées semblables chez Jean-Pierre Lebrun , telle l’idée que la croyance dans le mythe scientifique (et dans l’efficacité technique comme solution de tous nos problèmes) permet à tout sujet de contrevenir aux lois du langage qui sont énoncées par Lacan sur la castration symbolique.

D’une façon générale, tous ces thèmes critiques sont très proches de ceux de Legendre sur la filiation bouchère ou l’absence contemporaine de contrainte référentielle, mais leurs auteurs cherchent à les étayer sur des savoirs mieux garantis que l’intuition.

Dany-Robert Dufour poursuit ainsi la tâche de Legendre dans le sens d’une vérification : il s’intéresse au fait que la loi du Tiers est inscrite dans la linguistique.
Jean-Pierre Lebrun suit un parcours analogue, mais cherche plutôt à prolonger l’œuvre de Jacques Lacan.
Pour tous ces auteurs la contrainte (la « castration » symbolique) est la condition même de la puissance : et chacun de citer le kabbaliste Isaac de Louria pour qui Dieu créa le monde en se rétractant. C’est donc l’autolimitation qui crée le monde comme puissance d’être. Ne reste-t-il pas au fond chez ces moralistes (qu’ils le sachent ou non) l’équivalent d’une théologie de la miséricorde et du pardon ?

Et l’autolimitation ne commence-t-elle pas par celle qui contrôlerait la prétention à couvrir le champ culturel d’un discours universel ?

A y réfléchir, si l’absence de référence désubjectivise effectivement, mais que la référence rend fou en plaçant le sujet devant un fantasme d’effondrement du monde, il ne reste qu’à conclure… que les deux énoncés sont à la fois vrais et faux.
Il demeure à l’évidence quelque chose de vrai et d’important dans ce que soulève Legendre (les problèmes de transmission généalogique, les problèmes de contraintes de l’imaginaire par le symbolique), mais la bonne manière de relativiser Legendre en conservant ses intuitions, c’est d’abandonner son dogmatisme et d’articuler sa critique à d’autres points de vue.

D’ailleurs, le discours legendrien est loin d’avoir le monopole d’un « pousse-à-la-panique ». C’est la caractéristique de tous les discours en tant qu’ils vont trop loin dans un énoncé dogmatique. C’est en fait dans un compromis que l’énoncé trouverait probablement lui-même une plus grande proximité... avec la vérité.


L’anthropologie dogmatique, une dénégation du social ?

On pourrait, par exemple, admettre que les sociétés produisent bien de la contrainte symbolique salutaire, mais que celle-ci ne relève moins de « bons » contenus imaginaires, que des pratiques matérielles les plus prosaïques et les moins imprégnées de « sens ».

Legendre et ses continuateurs refusent ce compromis. Ils pensent que si l’on définissait les bons idéaux ou les bons objets culturels à l’avance, ils s’imposeraient au sujet à l’occasion d’une transmission généalogique bien réglée, pour lui permettre de prendre la parole et répondre à ses pères une fois son tour venu.

Legendre suppose ainsi que l’olivier planté par le paysan grec à sa mort est un « bon objet » instituant, et que lorsque cette tradition s’estompe, disparaît toute une subjectivité sociale.

On pourrait également citer, en exemples de ces « inestimables objets de la transmission » culturelle, la construction des églises romanes ou gothiques qui firent la légende de ces siècles.

Or dans un cas comme dans l’autre, ce n’est en rien la disparition de la forme imaginaire, du style architectural, qui entraîne la déshérence des mœurs : c’est au contraire parce que la transmission de propriétés foncières inexploitables est en crise que l’on ne plante plus d’oliviers « pour ses enfants », ou parce que l’église romane ne rassemble plus une communauté d’intérêts que l’on n’en fabrique plus.

Si Legendre reproche à Bourdieu certains usages de la notion de symbolique , ne peut-on inversement objecter au premier de ne pas assez considérer, outre les phénomènes normatifs et esthétiques, la dimension intrinsèquement contraignante du social ?

La vieille bourgeoisie catholique française se marie certes encore dans des églises romanes, mais ces rites n’auraient aucune portée s’ils ne reflétaient d’abord tout le système de reproduction lié à l’armée, aux postes dans les entreprises « nationales », etc. La contrainte de fer qui produit et reproduit cette classe est tout entière contenue dans son rapport au pouvoir et à l’Etat. Et chaque sujet subissant cette contrainte-là est en effet construit, sculpté par elle comme par un « devoir » inexorable.

La contrainte réelle ne réside donc pas tant dans la signification (comme c’est le cas pour Castoriadis), ni même dans la capacité à faire oublier l’insensé des vies humaines, à metaphoriser le négatif (comme c’est le cas pour Legendre), mais tout simplement aussi dans la force sociale et matérielle des dispositifs qui assurent les intérêts collectifs.

En ce sens, il est fascinant de considérer à quel point le social (comme envers du collectif) est l’objet d’une dénégation, aussi bien chez Castoriadis que chez Legendre. Soit ils nient la médiation sociale dans la contrainte morale, soit au contraire, ils ne considèrent que la contrainte matérielle pure, sans portée humaine.

Et l’excès de symbolique ?

Une autre façon de nuancer la critique legendrienne de l’absence de référence, c’est de considérer que la référence culturelle n’a pas seulement pour but de « reconnaître » les sujets, de les « adopter » pour leur permettre de prendre la parole en retour, mais qu’elle peut, tout au contraire leur vouloir du mal, ou s’opposer à des vouloirs propres du sujet. Autrement dit, la « désubjectivation », si elle est possible (ce qui n’est pas sûr), peut fort bien découler d’une forte présence de référence sociale et culturelle. Ce sont les figures que pensait déjà Durkheim à la fin du XIXe siècle sous la catégorie du « suicide fataliste », dû à un refus de la société de reconnaître ses membres désaffiliés (dans l’exemple classique de Roméo et Juliette), ou sous celle du « suicide égoïste », résultant d’une opposition frontale entre la société et ses membres minoritaires.

Il est d’ailleurs temps de remarquer à quel point ce que « veut » le social semble curieusement machinal pour nos auteurs : que ce soit la capacité logique du mythe à métaphoriser l’aporétique chez Legendre, ou celle du « pour soi » de fabriquer des effets de distance cognitive chez Castoriadis, n’avons-nous pas finalement affaire à des intentions de mise en ordre du social ?

Chez Legendre, ce que le grand Autre « veut » du sujet est toujours une reconnaissance identitaire affiliatrice, alors qu’en réalité le désir de l’Autre n’est pas du tout seulement la reconnaissance par le père de son enfant. Il peut fort bien vouloir comme telle l’abolition du sujet dans le collectif , auquel cas la Référence devient mortelle en tant que telle, et non pas salvatrice.
A l’inverse, l’Autre peut signifier que le sujet veuille lui-même ceci ou cela, se propulse comme auteur de projets, voire comme sujet de cultures nouvelles et pas seulement comme héritier d’une transmission et nous retrouvons là les thèses de Castoriadis sur la société autonome.

Enfin le moralisme de ce discours sur les limites et la loi symbolique risque de cautionner des pouvoirs durs, du moins des pratiques autoritaires de certaines institutions qui en rajoutent sur l’importance des règles, et ne retiennent de l’œuvre de Legendre que le ton alarmiste et non son immense érudition. L’effet immédiat et direct de la propagation de thèses défaitistes sur la « jouissance sans limites » du consumérisme n’est pas nécessairement de faire réfléchir les gens sur le fonctionnement excessivement mécanique de leur société (à partir de la critique legendrienne de l’idéologie de la gestion, ou de bien d’autres constats de ce fait massif), mais peut aussi les entraîner dans une culpabilité insondable, se prêtant potentiellement aux violences répressives.

Ce que nous pourrions nommer la « transgression » opérée par Pierre Legendre réside ici clairement dans la possibilité qu’il offre aux juges et aux agents de l’ordre (identifiés à la loi sociale) de prendre au sérieux les fantasmes individuels (« le Parlement avait le visage de mon père ») et de les attaquer au nom du bon symbolique. Ainsi Lortie risque-t-il d’être regardé comme parricide tandis qu’il n’a pas réellement tué son père.

Nous retrouvons une autre trace de cette transgression lorsque Legendre parle « d’Humanité », bien que par ailleurs il soutienne l’idée de meurtres successifs de la pluralité des cultures dans la mondialisation. Comment, en effet, ne pas transgresser une loi de séparation des genres, si nous supposons d’emblée que l’espèce biologique humaine est immédiatement transposable en entité politique ? Comment ne pas voir que si l’humanité parle politiquement au nom d’elle-même comme espèce, il n’y a cette fois réellement plus aucune limite à la manipulation légitime par un biopouvoir, même si celui-ci se présente comme restaurateur des valeurs morales devant l’emporter sur la logique industrielle ?

Notons à ce propos que nous retourner ici vers Castoriadis ne nous permettrait pas d’échapper à cette tendance à la confusion des genres. Nous avons déjà évoqué les effets de fascination que suscite chez cet auteur l’homologie théorique entre le « pour soi » du social-historique et celui du sujet. Peut-on sans risque parler du « collectif anonyme » et faire de la culture un Grand Sujet ?

Peut-être ces deux penseurs, bien que très différents, éprouvent-ils de grandes difficultés à penser la singularité du vivant comme irréductible au collectif et au global de la culture humaine, qui sont certes d’autres formes de la vie, mais aussi des images captivant les individus, au risque de les pousser à leur propre abolition ?


IV Comment lier imagination sociale et respect de la singularité ?
La structuration de notre champ intellectuel et la découverte plein « Sud » du « je ».


Il est temps, sans doute, de faire une pause dans notre périple, ne serait-ce que pour envisager où nous en sommes dans la compréhension du rapport entre subjectivité et politique.

Notons, en premier lieu, que nous déplacer d’un auteur à un autre ne nous permet pas d’abolir les problématiques précédentes. La question de Castoriadis (sur la possibilité de construire un prototype culturel engendrant une multitude humaine au contenu anthropologique intéressant) n’est pas épuisée par le passage à Legendre et à son inquiétude sur la fragilité de la transmission culturelle. Et celle-ci n’est pas gommée par la prise en considération de son propre caractère périlleux ou « réactionnaire ». Nous restons sensibles à l’enthousiasme créatif fondé en nature et en culture chez Castoriadis, mais nous le demeurons aussi aux mises en garde legendriennes contre la destruction des mailles du filet symbolique protecteur. Pouvons-nous conserver quelque chose de cumulatif dans le cheminement entre ces positions différentes ? Nous ne pouvons que le souhaiter.

Une des possibilités pour y parvenir serait de considérer que la vérité en la matière se partage ; qu’elle est le résultat toujours problématique et fuyant d’une dynamique entre polarités d’un champ, et qu’elle ne réside jamais entièrement dans l’une seulement de ces polarités.

Pour exprimer cette relativité des positions prises où à prendre dans un tel champ « subjectivité et politique », nous avons proposé au lecteur de nous appuyer sur un carré schématique résultant des deux dimensions croisées que nous avons le plus rencontrées dans ce travail : celle qui relie la dimension imaginaire à la dimension symbolique des cultures humaines, trajet que nous venons d’effectuer, par exemple, entre Castoriadis et Legendre ; et d’autre part, le mouvement entre la question de la singularité et celle de l’universalité ou du collectif, qu’il va maintenant nous falloir explorer.

Par quoi, en effet, Legendre et Castoriadis sont-ils au fond séparés ? Par quoi sont-ils plutôt réunis ?




















Observons que sur ce schéma nos deux auteurs « choisissent » chacun un angle opposé sur l’axe « imaginaire »-« symbolique ». Non qu’il n’y ait pas d’imaginaire chez Legendre (notamment dans son insistance sur les phénomènes esthétiques), ni du symbolique chez Castoriadis (notamment par le biais de « l’ensidique », cette spatialité calculable), mais leur passion intellectuelle est tout de même centrée sur un aspect plutôt que sur l’autre. C’est bien la règle, qui, finalement, intéresse Legendre, et la liberté créatrice qui passionne Castoriadis.

En revanche, ils partagent au moins un élément commun, un plan identique : ils parlent de constructions collectives. Corrélativement, nous avons déjà perçu un hiatus, aussi bien chez l’un que chez l’autre, qui relève de l’inadéquation de leurs anthropologies avec la consistance singulière du sujet individuel, que celui-ci résiste à l’enthousiasme politique (Castoriadis), ou qu’il se dérobe aux injonctions de la référence généalogique (Legendre).

Il nous faut donc maintenant « descendre vers le sud », encore vide, de la figure, et aborder plus spécifiquement cette question de la singularité, sans perdre en route nos acquis : possibilité réelle d’objectifs imaginaires « meilleurs » que d’autres, et inquiétude très légitime de la perte des repères transmissibles.

Mais nous nous trouvons alors devant un dilemme : faut-il nous orienter directement « plein sud » à partir de la position attribuée à Pierre Legendre, vers l’articulation symbolique des singularités (qu’il vaut dès lors mieux nommer « particularités »), ou revenir, en diagonale, vers le sud-ouest des imaginaires ?

De la position où nous sommes rendus (le pôle « legendrien » croisant au nord-est collectif et symbolique), que représente le pôle sud-est (croisant particularités et symbolique)?
Nous pouvons déjà nous douter que nous y trouverons de savants discours cherchant à rendre compte d’une interaction spéciale entre les particularismes (de chaque mythe, de chaque position dans un système de parenté, de chaque phonème, etc.) et les grandes grilles symboliques :
Claude Lévi-Strauss, par exemple, ou d’autres structuralistes, occupent cet espace de pensée qui a connu ses heures de gloire dans les années soixante et soixante-dix. On pourrait ainsi soutenir que ce courant cherche à rapatrier dans un type humain universel les particularités que constituent de petites sociétés jusque là nommées « primitives », en les comparant, via leurs productions mythiques inconscientes, à d’autres sociétés, anciennes ou modernes.
Pierre Bourdieu (qui ne se serait sans doute pas reconnu sous l’étiquette « structuraliste »), a lui aussi cartographié le social, mais cette fois en grandes classes opposées et hiérarchisées, toujours pour y loger le sujet particulier.
Jacques Lacan, à sa façon, a tenté de rendre compte de la singularité personnelle en ce qu’elle serait le reste inaccessible, à jamais indéfinissable, d’une mise en forme du réel par le symbolique. Pour lui, ce serait le système des signifiants qui « localiserait » le sujet, le constituerait de l’extérieur dans la logique même de leurs articulations, mais en même temps, dans son impuissance à « tout dire », désignerait cette place comme trace d’une présence à jamais perdue ou échappée.






















Nous pouvons aussi suspecter que notre propre façon de constituer le champ des sciences humaines est, en fin de compte, apparenté à cette démarche structurale (au sud-est de notre carré): décrire un champ dont les pôles se séparent irréductiblement, c’est en effet proposer une règle symbolique.

Changement de cap

Cependant, nous n’éprouvons pas de désir immédiat de nous rendre dans cette région ! Pourquoi ?
D’une part, bien sûr, parce que nous répugnons à nous situer nous-mêmes, au risque d’avouer un défaut et une limite inhérents à notre propre théorie classificatrice.
Mais aussi parce que nous souhaitons d’abord satisfaire une impulsion qui n’est pas seulement intellectuelle, mais aussi affective et qui nous implique personnellement dans ce parcours initiatique. C’est pourquoi nous allons nous rendre d’abord au « sud-ouest », au camp des Résistants au collectif et à la structure !

Nous sommes bien conscient qu’il s’agit d’un évitement majeur. Et même davantage : c’est le cœur même de la sociologie que nous contournons ainsi, dans ce structuralisme aussi bien canonique que diffus, et qui a su bâtir un dispositif épistémologique défensif toujours actuel un demi-siècle après ses énoncés fondateurs.

Il ne s’agit pas d’oublier ce grand ouvrage de modernisation : nous devons à Claude Lévi-Strauss le précieux cadeau d’avoir fait sortir l’anthropologie de ses impasses rétrogrades et colonialistes, en reconnaissant le caractère universel et intemporel de l’esprit humain, contre ceux qui, parlaient de « primitifs » ; et nous devons à Lacan (et à d’autres) d’avoir fait sortir la folie de définitions neurologiques changeant les patients en animaux de laboratoire.

Mais fallait-il que ce soit au prix d’une véritable immobilisation de la pensée par la fascination des jeux d’oppositions signifiantes ? Au prix d’un vidage « post-moderne » durable de toute signification ? Notons que cette tendance logicienne, finalement satisfaisante pour l’académisme (malgré quelques objections des philosophes), était déjà présente dans le formalisme durkheimien (celui des quatre formes du suicide, par exemple) ou dans la proposition maussienne (reprise par Alain Caillé) de la « ternarité » du Don (donner, recevoir, rendre). C’est qu’il y a une affinité très générale de la posture « scientifique » avec tout ce qui fait système, structure, schème, répétition, etc.

Il existe pour nous une dernière raison, plus personnelle, de ne pas nous attarder pour le moment sur le pôle structural comme essence même de la pensée universitaire en science sociale : c’est que nous sommes nous-même sujet à cette fascination ! Nous demeurons captivé par l’esthétique des relations structurales, qui a littéralement charmé l’intellectualité depuis quarante ans, et c’est pour cette raison même que nous avons cherché à lui échapper dès l’origine de la démarche proposée ici.

C’est enfin « contre » la tendance de la pensée universitaire à se constituer en chicanes infinies, en expertises de la citation et de la précision, en jeux de procédures formelles, à commencer par des manifestes pour finir par des dictionnaires et des « Que sais-je ? », que nous avons eu envie d’aller chercher des approches plus engagées ou plus « responsables ».

Reprenons donc notre périple de ce point de vue « vécu » : nous sommes partis, ne l’oublions pas, d’un enthousiasme de la création politique, ensuite déçu par la rencontre de mystérieuses résistances. L’approche legendrienne s’empare alors de cette déception, et incline au pessimisme.
Davantage que des cristallines combinaisons logiques lévi-straussiennes, nous éprouvons donc à ce stade un grand besoin de rétablir la joie du projet premier, tout en le lestant de nouvelles questions. Si nous transcrivions notre démarche sur une carte de géographie où l’Ouest de la figure représente la dynamique imaginaire créatrice, plutôt joyeuse, et l’Est l’architecture protectrice et plutôt monumentale, nous tendrons donc à revenir d’abord à l’Ouest, mais en y ajoutant désormais une profondeur Nord-Sud, rendant compte de ce qui nous manquait dans notre première translation : essentiellement, nous l’avons vu, la question de la résistance spécifique du singulier au collectif.

Le sujet du langage, entre intimité et politique

Si nous voulions rester sur la ligne de crêtes empruntée jusqu’ici dans ce livre nous devrions maintenant explorer l’œuvre de Michel Foucault. Sa postérité intellectuelle est aujourd’hui tellement éclectique qu’elle ne peut pas être lue comme une reproduction de la position du maître dans le champ « subjectivité et politique » que nous nous proposons de construire.
Mais nous avons eu cependant la chance de rencontrer l’un de ses héritiers en la personne de Denis Duclos. Et si l’œuvre de D. Duclos n’a pas l’amplitude ni la notoriété de celle de M. Foucault, elle en a au moins l’ambition, à travers les grandes questions (l’essence du collectif, l’origine du langage…) qu’elle ose affronter.
A sa suite, nous avons retourné la démarche structurale dans une critique interne au champ des sciences humaines (ce que Foucault n’a pas explicitement fait). C’est donc D. Duclos qui nous servira de guide dans cette contrée.
Bientôt nous y rejoindra Roger Ferreri, « psychiatre ou psychanalyste » , qui déplace encore davantage la question de la résistance vers une singularité sans concession à la structure ni au collectif.

Lorsque j’ai rencontré le sociologue Denis Duclos en 1995, il s’inscrivait déjà dans une réflexion entre subjectivité et culture : (dans son livre De la civilité, notamment ).

A l’instar de Michel Foucault, cet auteur soutenait qu’enfermer la folie dans un coin n’est pas sans rapport avec la façon dont, à l’autre bout de la chaîne signifiante, la société traite les enfants. Les signifiants qui servent à évoquer les Fous ne s’arrêtent pas aux portes des asiles, et montrent l’universalité du politique.
Telle est l’étrangeté des cultures humaines : il y a bien « non-séparabilité » des signifiants d’une culture, sans qu’il soit opportun théoriquement de les constituer en un « pour soi » homogène (Legendre) ou différencié (Castoriadis).

Denis Duclos a mentionné dans une conférence publique prononcée à Strasbourg avoir eu une correspondance avec Pierre Legendre au sujet des fondements de la loi. Je pensais qu’il avait alors une thèse sur l’origine du symbolique. Il semblait critiquer les idées de Legendre (sur la Référence fondamentale de toute culture) en rappelant que chez les Mélanésiens Fataleka, « le mythe fondateur de loi » prônait le refus d’identifier les squelettes des ancêtres . Il me semblait plutôt qu’une telle idée sur l’origine du symbolique comme référence essentiellement trouée apportait plutôt de l’eau au moulin de Legendre.
Mais la pensée de fond de Denis Duclos ne résidait pas ici dans le mythe d’origine de la loi comme non légal (que l’on retrouve aussi dans le mythe freudien du meurtre du chef de horde, nécessaire pour produire enfin du père). Il s’agissait plutôt de souligner le caractère obligatoirement arbitraire, voire menteur ou cynique de tout mythe d’origine, entraînant par conséquent autant de pathologies que de soin dans la culture pour ses sujets.

Denis Duclos n’a articulé en fait cette idée que beaucoup plus tard dans un essai sur l’origine du langage . Son hypothèse est que le symbolique ne serait né chez les primates que sous l’empire de la seule nécessité absolue de constituer des groupes dans la réalité de la guerre. Le symbolique serait en fait, non pas le « propre de l’homme comme le soutiennent philosophes et psychanalystes, mais la seule façon d’articuler le proche et le lointain en cas de péril, de solidariser sous un même « terme » la famille proche et la famille élargie, voire l’ethnie.

D’emblée le symbolique se met alors à osciller, avec une amplitude proprement pathologique, entre le réel de la guerre et les effets imaginaires imprévus de condensation avec l’entité maternelle ou matricielle. Entre la compréhension intellectuelle des situations globales de conflit et l’affectivité des situations familiales, la symbolisation ne cesse de se mouvoir, en déstabilisant constamment celui-là même qu’elle instituait en sujet (assujetti, à la culture d’un clan par exemple).

Cette conception permet à l’auteur de s’opposer à ceux qui, nouveaux créationnistes qui s’ignorent, cherchent une origine au « propre de l’homme », et veulent faire du langage (et du même coup de la linguistique informatisable) l’alpha et l’oméga de l’ordre humain et de la politique.
Toute la sociologie des primates non parlants montrerait au contraire que l’ordre et la politique viennent avant le langage et que celui-ci participe plutôt d’un déchirement et d’un déséquilibre, contribuant à les rendre chroniques, dans sa persistance même à vouloir « ordonner ».
L’homme parlant n’a plus le choix qu’entre deux mouvements, également pathologiques : la condensation imaginaire narcissique, et le déplacement permanent sans repos le long de la chaîne métaphorique du langage symbolique.

Denis Duclos situe radicalement la division du sujet : la coupure passe nettement chez lui entre les corps vivants et les mots abstraits. L’être humain est d’abord un vivant qui devient « par hasard » assujetti à la nécessité de parler, nécessité qui le divise irrémédiablement, d’où le « malaise dans la culture » dont parle Freud.

Selon cette ligne de fracture, le Vivant (qui n’est pas une monade, et inclut du mental et du social) vient néanmoins du côté du singulier (ou de son monde intime et familier), tandis que le mot, duplicable, réplicable, se propage dans une abstraction régulatrice qui représentera plutôt la collectivité imaginaire (et non le groupement réel).

Chez Castoriadis la division du sujet existe aussi, mais elle ne passe pas à cet endroit : elle distingue dans le sujet, d’un côté la monade psychique, et de l’autre l’institution imaginaire de la société. Là où, sur le plan ontologique, Castoriadis insiste sur leur irréductibilité de l’une à l’autre, il articule cependant théoriquement ces deux plans de l’humain par un échange (introjection et, en retour, sublimation) de significations imaginaires qui sont comme l’ « équivalent général » des mondes (psychés singulières et institutions des collectifs) de l’Humain.

« Sous » cette division spécifiquement humaine entre psyché et institutions, il existe bien chez Castoriadis une division entre le corps (soma) et la psyché , mais elle reste, selon son propre aveu, très mystérieuse pour lui . Et il est trop tard pour lui demander si d’après lui ce sont les bruits du corps, tels que les battements du cœur, ou les odeurs…, plutôt que les mots du système symbolique, qui formeraient les premiers signaux que la psyché traduirait pour se constituer en imagination.

Si l’imaginaire devient pour Castoriadis l’inaugural des mondes humains, Denis Duclos le conçoit à l’inverse comme une formation de compromis, une résultante de la non-adéquation des corps vivants et matériels avec des symboles immatériels.
Les images, les rôles sociaux, le Moi dans lequel le sujet pense pouvoir se reconnaître, ne sont ici que les effets, les ombres portées d’un système symbolique langagier qui vient sans cesse (nuit et jour) traumatiser le vivant, le heurter, le mobiliser, le projeter dans l’avenir et dans le collectif, mais sans harmonisation possible.

Les deux pensées se situent bien en perspective de Freud, mais ce ne sont donc pas les mêmes aspects de la pensée freudienne qui sont retenus : c’est -pour autant qu’il s’impose malaisément au vivant- le système symbolique qui devient chez Duclos la base génératrice des mondes humains, tandis que la puissance imaginaire déliée et créatrice que Castoriadis cherche à définir philosophiquement, évoque parfois simplement la « libido ».

Il existe ensuite une opposition de styles militants entre les deux philosophes. Jusqu’à quel point leurs positions épistémologiques sont-elles la traduction de leurs positions politiques? Nous nous limiterons à souligner une homologie entre les deux champs sans chercher à en rendre raison.

Dans une tradition quasi-bourdieusienne, Denis Duclos défend la privacy, l’intégrité de la sphère privée contre les incursions du collectif social : le pouvoir sera toujours là, dont le social ne peut jamais sortir, mais que l’être singulier -sous l’individu, toujours déjà social- peut tenir à distance.
La résistance au collectif implique selon Duclos une réserve par rapport au militantisme, sauf à chercher à instituer globalement l’interdiction faite à la puissance publique de rentrer trop souvent chez les gens. C’est l’histoire du citoyen-paysan qui n’oublie pas de s’occuper de ses champs selon l’image classique utilisée par Aristote, précisément pour évoquer la limite temporelle de la présence politique individuelle dans l’agora au-delà de laquelle… chacun commence à vouloir légiférer sur le bien d’autrui.

Le principe d’autolimitation est ici essentiel, mais à la différence de ceux qui (de Legendre à Lebrun) le situent dans une maîtrise morale collective supplémentaire (en plus de toutes les contraintes sociales, matérielles ou techniques) il réside ici dans un style individuel d’intervention contenu, parcimonieux dans la forme.
Par exemple, pour D. Duclos, l’écologiste sérieux ne sera pas celui qui tient des grands discours sur la fin du monde et sa sauvegarde, mais celui qui voue sa vie à un objectif étroit (mais d’un impact fondamental) comme le ferroutage, ou la politique de l’eau, le refus du « tout-emballé », etc. Ce n’est pas celui qui s’oppose en général à la politique énergétique, mais celui qui réduit son propre train de dépenses d’énergie, refuse de passer à la climatisation et devient actionnaire d’une petite entreprise d’éoliennes…

Le personnage, solution de continuité entre singularité et collectif

Entre la singularité psychique et l’universalité culturelle, il n’existe pas de passage direct (ni dans la théorie ni dans la réalité) qui ne soit pas potentiellement pathologique, et pourtant l’individu n’est pas totalement menacé par la culture, ni la culture conduite à sa perte par les menées subjectives des narcisses contemporains. Il manque en fait un troisième terme : une fiction théorique, un élément intermédiaire, où l’individu et le collectif paraissent pouvoir négocier, mais où ils jouent plutôt chacun des facilités ou des disponibilités que laisse l’autre, sans s’y engloutir.
C’est sans doute ce que Roger Ferreri, animateur du groupe de réflexion parisien «Pratiques de la folie » nomme le personnage, solution de continuité entre le singulier et le collectif. Le personnage est un mot-fétiche de Roger Ferreri. Il désigne une chimère à double face, l’une sociale (les « rôles » de la sociologie) et l’autre individuelle (la façon dont chacun les endosse et les modifie), sans exister pourtant ni réellement dans le domaine social , ni dans le domaine singulier (puisque le personnage est « revêtu » comme un habit par le sujet sans jamais lui être réductible.)

L’intérêt de distinguer le « personnage » (par exemple en le séparant de la personne ou du sujet) est important, dans la perspective -partagée avec D.Duclos- de limiter la tentation théorique et politique d’instituer les sujets dans leur contenu anthropologique : c’est une précaution, un interdit de définir collectivement le sujet dans ses contenus particuliers.
Le collectif cherche en effet à donner un contenu au sujet, pour le contrôler, en proposant de l’identifier à un personnage (par exemple le « consommateur », ou « la victime »). Rappeler que le personnage n’est jamais le sujet évite de soumettre trop aisément celui-ci au collectif.
Selon Ferreri, le sujet, tout comme l’inconscient, n’a pas de substance propre: il est ce qui se faufile entre les personnages. On ne l’attrape pas. On ne le mesure qu’à ses effets, et il disparaît au moment où on croit le saisir, contrairement au personnage qui se laisse dire, modeler, définir. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas d’existence, comme le soutenaient les « structuralistes », en surenchérissant sur sa « liquidation ». « Liquider le sujet », peut d’ailleurs être considéré comme une autre proposition du collectif, prétendant ramener la singularité à sa définition par le collectif ou la politique.

La distinction sujet-personnage nous permet de poursuivre la réflexion, car nous sommes habitués à penser que les gens se fabriquent leurs personnalités : lorsque le discours social nous donne à admirer des artistes, il nous suggère que nous pourrions être les auteurs de nous-même.
Nous sommes aussi incités, à l’inverse, à croire que nous introjetons des modèles culturels tout faits. Mais nous oublions alors qu’il faut bien qu’existent des singularités (indéfinissables a priori) pour « endosser » ces modèles, ces fictions, sans jamais s’y réduire.

S’aidant de l’idée de « personnage », Roger Ferreri lutte aussi contre l’affirmation qu’il y aurait une fiction plus vraie que les autres, par exemple parce qu’elle serait héritée d’une tradition. La notion de personnage inclut en effet l’idée qu’une fiction ne prend sens que par rapport à tous les autres personnages de la pièce. Cela implique que chacun peut sauter d’un personnage à un autre (ce qui rejoint l’idée lacanienne du symbolique comme déplacement, saut métaphorique d’une image à une autre), plutôt que de se laisser piéger dans la « condensation imaginaire » (se prendre pour son personnage) avec sa souffrance et ses symptômes.

C’est ici qu’intervient le personnage complémentaire du « sniper » qui va, pour le compte d’une puissance (publique ou privée) tirer sur le sujet occupé à… changer de personnage.
Nous sommes tous amenés dans la vie à changer de personnages (devenir père, quitter un amour, faire un deuil, etc.), mais il y a une fragilité toute spéciale de la personne dans ces moments de transition.
Le personnage étant une proposition sociale, la personne n’est pas maîtresse du jeu, et parfois c’est toute une culture qui est concernée par le changement des personnages, avec des effets dangereux ou pathologiques pour les personnes.
Travaillant avec le sociologue québécois Olivier Clain, Roger Ferreri est par exemple amené à interpréter les taux de suicide très élevés chez les jeunes hommes de ce pays, ainsi que dans nombre de pays nord-européens de religion catholique. L’interprétation proposée est la suivante : dans ces sociétés, on passe tardivement et brutalement d’une culture catholique à une culture post-moderne. Il y a déstructuration des personnages tutélaires : l’homme de référence étant autrefois beaucoup le prêtre, entouré de mères, opposé à l’individu en brigade de travail (défrichage, mine, chasse, etc.) une difficulté s’est transmise pour le jeune homme à se construire durablement dans une société recentrée sur l’individualisme. Ce n’est pas tant l’affaiblissement du pouvoir de l’église catholique qui est en cause dans ce danger accru, que le changement des propositions sociales concernant la « naturalité » des façons d’être, des idéaux, des représentations de soi et d’autrui… Ce n’était pas bon avant, ni mieux aujourd’hui, mais dans les cultures confrontées à la soudaineté de changements dans l’imaginaire, le sujet peut se retrouver à nu, entre deux personnages.

Pour Ferreri, la subjectivité est ce qui, dans le singulier, clignote, s’échappe et file d’un personnage à l’autre. C’est peut-être cette façon de voir qui explique qu’il cherche (à l’instar de Lacan ) à transmettre ses idées essentiellement oralement, et qu’il éprouve une telle résistance à l’écriture, cette traduction-trahison de la singularité passant immédiatement dans le registre le plus figé du collectif.

Tout ce qui, de l’ordre de l’universel, viendrait s’interposer entre le sujet et sa destinée singulière n’est en effet pour Ferreri qu’emprise collective, pouvoir, domination, dérivation vers la souffrance infligée au nom d’un Bien.
Il reprend ici la critique des experts contemporains (qui en savent de plus en plus sur des bandes de la réalité de plus en plus étroites), critique d’un séquençage du sujet par l’objet imposé, lissé, organisé par le collectif.
Tout se passe en effet comme si la culture contemporaine construisait ses personnages sociaux à partir de la série des objets que les individus consomment : c’est la logique de l’usager comme proposition sociale majeure, qui prend au premier degré la définition suivante : « le sujet, c’est celui qui consomme tel objet ».
Dans un monde où règne la marchandise, le sujet est celui qui se déduit de son objet électif : ainsi par exemple le personnage du pédophile peut-il être construit socialement comme un monstre qui « consomme » des enfants, et la personne incriminée d’autant plus honnie que l’enfant comme personnage est idéalisé (et donc souvent ravalé au rang d’objet, de cause sociale).

La circulation socialement organisée des objets dans le marché permet ainsi d’avoir barre sur l’évanescent sujet, de le capturer dans les objets, et de le fixer dans des formations de l’esprit (des symptômes aux œuvres d’art) reprises, légitimées et contrôlées par le pouvoir.
Le personnage du Dépressif vient par exemple envahir le sujet (aux yeux du collectif) dès lors que la personne déclare consommer des médicaments antidépresseurs.
Cette définition permet d’évacuer la question du doute (pour le collectif comme pour le sujet), la question de l’autre en soi, la question de la folie comme revers de notre culte de la raison.


L’Interdit de passage entre Nord et Sud

Ces exemples montrent les ravages de la prégnance du « personnage » sur les personnes réelles. Ils indiquent pourquoi préserver dans la pensée un interdit de passage direct entre singulier et collectif, même si cette transgression se veut strictement intellectuelle et critique, comme lorsque Legendre nomme « parricide » le fait d’imaginer le Parlement du Québec comme « un père ».

En effet, il existe une pathologie psychique d’origine socio-culturelle indépendante des contenus anthropologiques particuliers (être un père comme ceci ou comme cela).
Elle ressort du caractère collectif de la chimère imaginaire, du fait qu’elle semble s’adresser indistinctement à tous. D’où l’importance, soulignent Duclos et Ferreri, de ne pas entériner dans la théorie ce penchant de l’imaginaire à ignorer les singularités. Il s’agit au contraire, à l’intérieur même des sciences humaines, de promulguer nettement cet Interdit de passage, cette solution de continuité entre la culture des collectifs et le réel des êtres vivants singuliers.

Or c’est précisément cette transgression que nombre de psychologues, de philosophes ou de sociologues opèreraient aujourd’hui, sans réflexion.
Ainsi pour Roger Ferreri (qui reprend la critique foucaldienne des sciences humaines) Pierre Legendre, Jean Pierre Lebrun ou Marcel Gauchet produisent un dangereux contresens lorsqu’ils se figurent que la diffusion des savoirs sur l’homme peuvent directement améliorer ou détériorer les sujets. Ils ne voient pas que même la connaissance cultivée de la souffrance psychique (après deux siècles de psychiatrie) peut servir à fabriquer de l’assujettissement, c’est-à-dire à produire des personnages « obligatoires », à l’adoption desquels les sujets vont se vouer… dans des souffrances accrues.
Le « bon symbolique » selon Legendre ne serait-il pas l’équivalent contemporain du « traitement moral » des fous par Pinel au début du XIXe siècle ? Ou du combat des aliénistes contre la « dégénérescence » ? Ce sont des idéaux qui ne peuvent conduire, avec la meilleure bonne volonté du monde, qu’à un déplacement des souffrances, mais non pas à leur suppression.

En ceci Roger Ferreri se situe bien dans l’histoire politique de la psychiatrie : il se veut un héritier du psychiatre (et héros de la résistance au nazisme), Lucien Bonnafé, pour qui la folie était toujours « une juste protestation contre d’injustes contraintes ».

Si Ferreri se présente par la formule apparemment surréaliste de « psychiatre ou psychanalyste », c’est qu’il manifeste (par le « ou » rendant impossible l’articulation attendue du « et ») l’antinomie radicale entre la fonction politique (médicale et répressive) du psychiatre, et la fonction de transmission intersubjective de la singularité dans la situation psychanalytique.
Il refuse ainsi que se présente dans la personne même de l’analyste, ce fameux « sniper » qui, travaillant finalement au compte du collectif, tire sur le sujet fragilisé au moment où il s’échappe d’une proposition sociale pour aller vers d’autres.
C’est aussi le sens de la lutte de certains psychanalystes contre l’amendement « Accoyer » au projet de loi qui vise à réglementer psychothérapies et psychanalyses en allant à l’encontre de la réflexion d’un Lacan pour qui « l’analyste ne s’autorise que de lui-même », ou de celle d’un Freud dans ses textes sur l’importance de l’analyse profane.

Résistances à la science

La défense des singularités ne s’oppose pas seulement aux discours prônant la mobilisation créatrice ou la tradition conservatrice. Elle s’affronte aussi à la tentative de régler le jeu par l’approche objective du singulier (sa « particularisation »). Au cours de plusieurs débats tenus au séminaire organisé par Denis Duclos (à Paris entre 2001 et 2004), nous avons pu observer comment se déploie le champ à la jonction de ces deux polarités, notamment au travers de la position tenue -précisément à propos du point de vue legendrien- par Markos Zafiropoulos (psychanalyste et sociologue), auteur d’un ouvrage sur Lacan et les sciences sociales .

Dans ce débat, Roger Ferreri et Markos Zafiropoulos s’entendent en apparence pour critiquer Pierre Legendre. En réalité, ce sont deux points de vue très différents :
Zafiropoulos critique l’idée legendrienne selon laquelle il y aurait crise particulière de la transmission, catastrophe des familles et du père, car, pour ce lecteur de Lévi-Strauss, la métaphore du père se reproduit nécessairement comme simple métaphore dans toute société humaine. Et la famille héritée de la culture romaine avec son personnage du pater familias n’apporte pas pour lui une idée de père plus valable qu’une autre.

Lecteur de Jack Goody , il rappelle que la famille occidentale offre des traits assez constants depuis des millénaires et surtout que l’on n’assiste à aucune « contraction » de la parenté dans un passage d’une famille élargie à une famille nucléaire entraînant « le déclin de l’imago paternelle ».
Il n’existe pas non plus de famille bourgeoise à sauver, qui aurait assuré jusque-là mieux que d’autres l’éducation de ses enfants. Le passage à la famille nucléaire ne créerait pas de pathologies particulières, pour la bonne raison qu’il n’y aurait pas d’évolution nette et univoque entre une famille large et une famille nucléaire, mais des cycles complexes entre les deux formes, et des liens entre elles à chaque moment.
Zafiropoulos se place ainsi du point de vue du discours scientifique (anthropologue et historien des sociétés) pour contester les propositions legendriennes.

Pour Ferreri, en revanche, les récits imaginaires sont si manifestement incroyables, à commencer par les cosmogonies ou les anthropogonies, qu’ils semblent bien faits pour que les sujets n’y adhèrent pas totalement; et aucune représentation (moraliste ou même scientifique) de la famille, n’est alors bonne à prendre, sans que le sujet n’y mette son grain de sel singulier.
Il est donc bien vain, selon lui, de partir à la recherche d’un symbolique idoine (le « bon symbolique ») confondu parfois avec telle signification imaginaire, telle définition du père dans la culture romaine (selon laquelle le père est celui qui reconnaît symboliquement l’enfant en lui disant « tu es mon fils »).

Markos Zafiropoulos et Roger Ferreri se rejoignent donc pour critiquer l’idéal familialiste, paternaliste et autoritaire comme un grand récit idéologique à effets de pouvoir.
Il faudrait par ailleurs toute une enquête sociologique pour montrer l’influence de cet idéal dans la réforme du Code Pénal au milieu des années 90, ou dans le rapprochement, voire la confusion qui émergea par la suite entre la scène du pénal et celle du traitement médical.
Ainsi, par exemple, la présence accrue de psychotiques en prison s’explique-t-elle en partie par la diminution spectaculaire, ces dix dernières années, des déclarations d’irresponsabilité du sujet au moment de l’acte, prononcées par des experts psychiatres aux cours des procès pénaux.

Si cela se confirmait, il faudrait alors évaluer dans cette tendance le poids de l’idéal autoritaire (maturé par des intellectuels comme Legendre) selon lequel la meilleure cure du Fou consiste à lui opposer la figure paternelle de la justice.

Mais nos duettistes se séparent finalement lorsque Ferreri va reprocher à Zafiropoulos de tenir à son propre discours scientiste et de ne pas l’envisager aussi comme un autre grand récit imaginaire ;
tandis que Zafiropoulos pourrait reprocher à Ferreri sa position trop minoritaire et hyper-individualiste, évacuant du même coup la lutte politique contre le « vrai » pouvoir : celui de la réaction à l’extension du discours de la science ou, plus vraisemblablement, celui de la réaction moraliste à une relative libéralisation des mœurs.

Nuances au Sud-Ouest

Comparons maintenant entre eux les auteurs avec lesquels nous avons choisi de « marquer » le quadrant sud-ouest (singularité/imaginaire) de notre champ. Roger Ferreri et Denis Duclos y ont assez proches mais chacun occupe néanmoins une position distincte : tout lacanien qu’il soit, Roger Ferreri travaille davantage la formule poétique du côté de la signification (pas très loin de Castoriadis), tandis que Denis Duclos demeure passionné par le signifiant, et notamment par l’exploration lévi-straussienne du symbolique, alors que les ouvrages de Castoriadis « lui tombent des mains ».

















Symétriquement, Denis Duclos trouve intéressante la lecture de Luhmann (un grand sociologue allemand « systémicien »), tandis que Roger Ferreri aurait tendance à trouver cela « encombrant ».
Devant l’ambiguïté de Lacan entre signifiant et singularité, Roger Ferreri opte donc définitivement pour la singularité.
Au contraire, Denis Duclos pense qu’il pourrait exister un moyen symbolique de dissuader le paysan de rester indûment dans l’agora ; que l’on peut produire un aménagement intersubjectif de la règle choisie… pour préserver la singularité hors règle.

Pour Denis Duclos, qui partage cependant beaucoup de l’approche « singulariste » (pour laquelle tout collectif est tendanciellement menace d’emprise sur le sujet), certains mythes sont tout de même « préférables » à d’autres car momentanément plus aptes à freiner ce qu’il nomme « la propension de toute société au suicide collectif » . Il en donne des exemples tirés de l’anthropologie classique : certains peuples préfèrent mourir plutôt que de briser un tabou , mais d’autres se sauvent en changeant de tabou, en sautant d’un imaginaire à un autre : ce qu’il nomme des mythes d’ouverture.

Au lieu des personnages comme intermédiaires protecteurs, Duclos travaille à définir des objets de passions subjectives (savoir, être, parole, acte) qui sont plutôt du côté d’une structuration différenciée de la nature humaine (et donc de toute culture).
On est ici plus près d’un structuralisme et de l’idée d’un symbolique indépendant des contenus, bien que cette « structure des passions » ne soit pas un mécanisme abstrait, mais découle de la dynamique psychique même, prise entre deux principes opposés (être et savoir) et leurs deux médiations possibles (acte et parole).
En définissant ainsi le contexte dynamique de toute culture, D.Duclos est proche de l’anthropologue britannique Mary Douglas, mais aussi de Lévi-Strauss, pour qui les grands mythes expriment toujours une contradiction essentielle de toute société, et une tentative de l’atténuer par des médiations.

Pluralité mythique ou pluralité des personnages ?

La logique mythique de toute culture est réfutée, niée par chaque idéologie dominante, laquelle, au lieu d’accepter d’être un fragment de la logique globale du mythe sociétal, prétend dire le tout du social.
La bataille pour une pluralité d’imaginaires sociaux entrant dans une même dynamique mythique ouverte (reflétant aussi la tension intérieure à chaque sujet) semble donc répondre aux visées de résistance (du sujet).
L’idée de D. Duclos est qu’un « mythe d’ouverture » est pluraliste par nature et « perd » en lui, dans les méandres de son énonciation (comme un conte des Mille et une Nuits) la propension au pouvoir uniforme.

Cette réflexion anthropologique paraît en partie vaine à Ferreri pour qui cette sorte de martingale structuraliste n’existe pas, qui viserait à fixer une interprétation de la nature humaine ou d’une culture particulière.
Comme il le dit : « La parole continue après la psychanalyse » ; « ça » n’arrête pas de penser, de rêver, alors pourquoi chercher à fixer la parole dans une théorie ou même des sciences humaines ?

Mais peut-on vraiment échapper aux propositions de collectifs imaginaires ? Par exemple, la « personne » que Ferreri distingue du personnage pour en faire un support plus fidèle du sujet évanescent n’est-elle pas aussi… un personnage social ?
Ne nous propose-t-il pas en fait un personnage proprement post-moderne, dont l’héroïcité particulière consisterait à « se faufiler » entre les modèles traditionnels, tel un bandit d’honneur ? Ne retrouve-t-on pas ici le discours de la post-modernité sur « le sujet qui se promènerait librement entre les grands récits » ?

Ferreri se défend d’une telle interprétation, mais il n’en reste pas moins que, si l’on peut critiquer le mythe comme production collective encadrant le sujet, l’idéal du sujet filant entre les mailles de tout imaginaire social et sautant comme un écureuil d’un personnage à l’autre est aussi discutable. Au fond, qu’on prenne parti pour l’une ou l’autre forme de résistance, la question demeure : peut-on vraiment résister ?

Naissance d’un champ

La rencontre avec Duclos et Ferreri au cours de notre cheminement topologique a été importante : c’est elle qui nous a conduit à tenter de combiner la dimension de départ (imaginaire/symbolique) et une nouvelle dimension (collectif/singularité).
Par exemple, Castoriadis liait de façon privilégiée l’imaginaire et le collectif, là où Ferreri allait au contraire retenir l’imaginaire avec le souci de la singularité.
Du point de vue de ce dernier il reste possible de « se sauver » par un projet politique, mais soit individuellement soit collectivement, et pas les deux à la fois, en tout cas de la même manière et dans la même temporalité.

C’est tout de même une confirmation, certes prudente, de notre conviction de départ dans ce périple, que la découverte relativement récente de « l’inconscient » devait bouleverser notre rapport personnel et aussi collectif à la politique.

C’est alors en voyant la facilité avec laquelle on pouvait disposer toutes ces différentes positions (quant aux rapports de la subjectivité avec le collectif politique) dans un simple carré de forces, la facilité avec laquelle, par exemple, Pierre Legendre se plaçait lui-même au nord-est (à la jonction du symbolique et du collectif), que nous comprîmes qu’il s’agissait bien d’un champ « réel », relevant d’une élucidation de type sociologique, et pas seulement d’un parcours personnel au hasard de rencontres amicales ou d’interprétations sur le divan.

Et redécouvrant peu à peu la nécessité d’une réflexion de type structuraliste pour rendre compte d’un cheminement « logique », nous n’avions cependant pas renoncé à la possibilité défendue par Castoriadis d’une contribution de chacun à l’élaboration d’une politique plus ouverte. Il existe bien, nous semble-t-il, un travail civilisateur de chaque individu. Et derrière la production collective des personnages, se manifeste, tôt ou tard, la marque de la créativité de chacun.




V. La science sociale comme discours particulier du champ que nous construisons

Il est maintenant temps d’affronter enfin directement le quatrième pôle, jusqu’ici soigneusement évité : celui des sciences sociales comme disciplines universitaires ; et d’y rencontrer des personnages peut-être plus représentatifs du « pur » discours de science, les trois premières positions étant toujours, en fin de compte, métissés de psychanalyse, de droit ou de philosophie.

Notre propos apparaîtra bien lacunaire puisque nous n’évoquerons (et, pour aggraver notre cas, que d’un point de vue très subjectif) qu’une petite partie, certes emblématique, de la sociologie française : l’école bourdieusienne des Actes de la recherche en sciences sociales.
C’est peut-être que, pris dans notre définition d’un champ duel : « subjectivité et politique », Bourdieu nous offre d’emblée dans sa conception d’un irréductible pouvoir social une figure de cette dualité, ce que nous pourrions encore appeler une figure de l’Autre .
Cet Autre, qui faisait jadis l’objet de la théologie, nous en cherchons la trace, inéliminable, dans les sciences humaines. Nous verrons que cette trace y est souvent recouverte par une psychologie élémentaire de la rivalité inter-individuelle.

Retour à la sociologie

Il s’agit, en réalité de retrouvailles, puisque c’est bien de cette polarité « scientiste » que nous sommes partis, avant même de nous poser la question de l’imaginaire politique.
Nous en sommes d’ailleurs partis réellement, au sens d’une fugue ou d’une fuite.

Pourquoi ce point de phobie ?

A l’université, un de mes professeurs incarnait littéralement la sociologie, et plus précisément la sociologie bourdieusienne.
Il pensait aussi incarner à travers elle une tradition de filiation légitime, d’ailleurs assumée par Bourdieu, s’autorisant d’un retour aux sources d’Emile Durkheim, et à toute la tradition française de la sociologie.
Nous réalisons aujourd’hui avoir fui cette orientation, notamment en allant rencontrer le directeur de l’Institut de Polémologie (créé par le sociologue Julien Freund).
Celui-ci avait construit une carrière d’historien de la sociologie, de spécialiste de Simmel et de la sociologie allemande. Loin de Paris et de l’Ecole bourdieusienne.
Son ouverture et sa bienveillance représentaient ainsi déjà une offre de contourner la tradition française. Une première esquisse de libération…

Mais pourquoi cette fixation négative sur la sociologie bourdieusienne ? Après le périple décrit ici, les choses peuvent apparaître plus clairement.
Dans son livre méthodique des années soixante-dix le métier de sociologue , Pierre Bourdieu dessine de véritables cartes militaires du social : c’est une vision d’artilleur. Le mouvement qu’il surprend est celui d’armées, comme dans une bataille. Il s’agit de dresser les lignes de front, de situer les enjeux du champ, de raisonner en termes de « combien de divisions » ; et de montrer qu’on est là-dedans comme Fabrice à Waterloo, tandis que lorsque le pouvoir s’est imposé, il se reproduit à l’identique et écrase le paysage pour longtemps.

Au départ, la sociologie de Pierre Bourdieu est effectivement structuraliste, au sens d’une représentation du social comme champ polarisé. Il déploie alors un projet qui vise à objectiver son travail par une coupure épistémologique : il faut apprendre à penser relationnellement, à déconstruire les entités imaginaires : à « joindre ce que la pratique sociale a disjoint, et disjoindre ce que les représentations sociales ont joint »

Et c’est simultanément un projet quasi-newtonien de description de champs de forces, de mise à jour de déterminations cachées.
Il y a chez Pierre Bourdieu un plaisir de la démystification, voire de la « dénonciation », une référence à des forces invisibles, mais toutes matérielles, et qui ne sont pas de l’ordre de l’inconscient.

Pour les auteurs « nordistes » de notre schéma, tels Castoriadis ou Legendre qui parlent du contenu des mythes, il existe une appréhension possible du sens, même si ce sens est parfois divisé, tandis que dans la démystification bourdieusienne, dans la rhétorique du dévoilement, quelque chose échappe, se situe toujours plus loin . Ce quelque chose est lié à l’évidence au fait du pouvoir comme essence même du social, auquel personne n’échappe, et que l’on ne pourra jamais non plus investir équitablement.

Avec le temps, Pierre Bourdieu va être amené à mettre en avant le thème weberien de l’agent, de son jeu, de sa stratégie propre, et non comme simple soldat d’un point de vue holiste. Notons cependant qu’il préfère encore appeler ce particulier un « agent » et non pas un « acteur » pour bien montrer qu’il reste holiste. Il y a dans cette position bourdieusienne une récusation persistante de la place spécifique du sujet , de sa consistance propre face au pouvoir social. Et c’est sans doute ce qui nous a repoussé, parce que cette récusation, loin d’être abstraite, s’incarnait parfois dans les personnes qui y adhéraient.

Revenons à ce propos à notre professeur bourdieusien : Il était assez brillant, mais il nous semblait que son enseignement servait un projet personnel d’élision du Sujet.
Jeune étudiant, cherchant à établir des liens amicaux et intellectuels, nous aurions souhaité rencontrer ce professeur, attachant dans sa passion de la sociologie, mais nous le sentions « introuvable ». Du moins, n’avons-nous pas su comment le rencontrer « en personne ».
Et, dans ce refus de s’engager dans la rencontre, que nous lui imputions à tort ou à raison, il nous semblait à l’évidence très aidé par la référence constante à Bourdieu. Cela lui permettait d’affirmer qu’il y a du sens, des relations… mais toujours en dehors de celui qui parle singulièrement.
Pour cet épigone de Bourdieu, c’était d’ailleurs un constant sujet d’émerveillement à partager avec ses étudiants : constater que le monde existait en dehors de celui qui parle.

Au risque de l’indélicatesse, nous pourrions interpréter sa position comme une façon de nier sa propre division subjective. Alors que l’autiste refuse de « sortir de soi », dans la sociologie comme refuge c’est le refus d’être au moins partiellement ancré en soi qui prévaut.

En termes castoriadiens, il existe deux sources du sens : le sens monadique strictement privé, et le sens qui vient de la création social-historique: pour certains, tel ce professeur, la sociologie de Bourdieu était le moyen parfait « d’ignorer » le sens d’origine monadique.

Notons que cette position est symétrique de celle (dénoncée par Hanna Arendt) de certains psychologues incapables d’avoir le souci du monde, et qui interprètent ce souci comme trait pathologique.
Mais a-t-on tout dit lorsque l’on affirme que les idées noires du catastrophisme écologiste (ou, à l’inverse, celles du progressisme éclairé) ne sont là que pour exprimer le problème subjectif de celui qui les profère ?
C’est sans doute en partie vrai (quelqu’un n’est pas attiré par le catastrophisme sans raisons personnelles), mais ce n’est pas une raison pour nier qu’un individu est aussi responsable, à sa mesure, du social-historique.
Il existe aujourd’hui des mouvements politiques qui reposent sur une « peur » pour les générations futures, or cette peur, pour être fondée dans la réalité, l’est aussi en philosophie (par exemple dans la position d’un Hans Jonas) ou en sociologie (depuis les travaux de l’Ecole de Francfort).

L’excès dans lequel risque de verser tout engagement social des individus (qu’ils soient psychologues, sociologues, ou écologistes) tient plutôt à un certain forçage, une extrapolation indue de la part de vérité (nécessairement partielle) que chacune des positions comporte dans un champ qui les englobe et les limite réciproquement.
Chez le sociologue bourdieusien, c’est ainsi un forçage par l’ignorance du sens personnel du monde qui peut faire problème, bien plus que l’affirmation du social ni la dénonciation de la domination qui révulsent certains commentateurs, critiques du « bourdivisme ».

Pacifier la dualité

Pourquoi peut-on ainsi vouloir à tout prix ignorer le sens privé (monadique) en soi ?
C’est qu’il existe nécessairement au sein de l’individu des conflits entre les deux sources du sens, celle de la monade et celle du social-historique.
Denis Duclos pense que la nécessité qui nous est faite d’entrer dans le lien social par le canal de grilles symboliques abstraites (et aussi arbitraires, parce que logiquement inconsistantes), fait souffrir l’animal humain : la culture créerait autant de difficultés que de solutions, et le rêve comme les symptômes sont pour cet auteur autant de formations de défense contre « l’agression » du corps vivant par des symbolismes imposés par les pouvoirs sociaux.

C’est presque l’inverse de la thèse de Legendre sur le symbolique ouvrant au sujet le chemin de la vie ; ou de celles qui voient dans le langage un prolongement « évolué » du vivant ou une béquille pour une espèce animale dont les petits naissent particulièrement inachevés .

Pour Castoriadis, dont nous reprenons ici l’intuition, il s’agit plutôt d’un conflit entre deux significations, l’une privée, l’autre sociale, dont la contradiction fait souffrir celui qui la vit intérieurement.

Dans le cas de celui qui choisit le « subjectivisme » à l’exclusion du social, oublier le monde, c’est encore entretenir le duel entre soi et l’Autre, rester dans ce face-à-face en oubliant la profondeur du champ qui pourrait faire tiers.
Tout ce qui n’est pas « soi » (dans sa constitution duelle avec l’Autre), vient le heurter.
Il s’agit parfois, pour ce type de personnalité, de se préserver de l’Autre (d’une mère intrusive par exemple) de résister à sa tentative d’englobement . Il lui faut alors guerroyer, rester en lutte, pour exister en face de l’Autre.

Dans le cas de celui ou celle qui choisissent le sociologisme contre la subjectivité, la question de départ n’est peut-être pas si différente de celle qui entraîne la passion précédente : il s’agit toujours de se démarquer d’un Autre intrusif, mais la stratégie pour le faire est bien plus ambiguë : on fait semblant d’épouser sa cause, plutôt que de l’attaquer ouvertement.
N’est ce pas le sens caché du discours de ceux qui suggèrent que le social est tout, et que la singularité n’existe pas?
On fait corps avec son milieu, son environnement. On devient partie d’une scène publique.
Dès lors, les guerres qu’on y fait jouer n’en sont peut-être pas de véritables. Pour être un peu… polémique , nous irions jusqu’à supposer que si cette sociologie est un sport de combat, c’est pour une guerre simulée !
Les sociologues « de combat » seraient ainsi bien plutôt des polémistes d’opérette, car ce qui les intéresse resterait finalement une manière de se « concilier » le social conflictuel pour éviter l’affrontement singulier avec l’Autre.
La polémologie sociale affichée n’est-elle pas en effet fictive, dès lors qu’en parlant de conflit à tout bout de champ, certains trouveraient une issue à leur propre antagonisme intra-subjectif ? Les plus terribles contempteurs de la « domination de classe » peuvent, paradoxalement, paraître à titre personnel de bien paisibles prolongements du corps de l’Autre.

Remarquons que cette tendance s’affichait déjà chez le père fondateur. Nombreux sont les commentateurs a en avoir fait perfidement la remarque : il y a quelque chose qui ne colle pas très bien entre le Bourdieu professeur au Collège de France et le Bourdieu pourfendant « Homo Académicus » ! .
On trouverait en outre dans son style une nette démarcation entre le Bourdieu orateur, percutant et incisif, et le Bourdieu rédacteur , équilibrant et interpolant sans cesse des formules précieuses, comme pour éviter de choisir le sens commun, d’être investi par le vulgus pecus.
Tout cela ne reflète-t-il pas au fond une manière d’occuper toutes les places, tout le terrain, et, par tant, de pacifier le champ? Est-ce que la sociologie de Bourdieu ne serait pas, sous les apparences d’un art martial contre la domination , une entreprise de pacification au service des « bons fils de la mère » ?

Quoi qu’il en soit, cette pacification recèle probablement aussi des déchirures plus irréductibles, des paradoxes ou des folies. Bourdieu lui-même était clivé entre ses positions théoriques scientistes, et ses engagements pratiques ou politiques.
Il convient d’ailleurs de distinguer mieux l’universitaire de l’homme engagé (dans les luttes sociales de 1995, ou contre l’intégrisme algérien, etc.) qui voulait peut-être se libérer de sa propre sociologie sans échappatoire.
Certains bourdieusiens étaient et demeurent plus bourdieusiens que Bourdieu, moins déchirés mais plus intégristes (donc moins sympathiques).
Dans cette tendance, on trouvera des œuvres plus ou moins créatives. Ainsi de la thèse fructueuse et limpide de l’un des brillants émules de Bourdieu, Loïc Wacquant, sur le passage actuel de l’Etat social à l’Etat pénal, limpidité qu’on trouverait moins aisément chez le maître.

Une racine subjective de la sociologie

En nous remémorant les préventions éprouvées, dès avant l’entrée dans ce périple, devant la posture bourdieusienne, nous avons ainsi été conduits à nous interroger en tant que personne sur le lien entre subjectivité et science.
Nous sommes alors bien obligé de faire l’hypothèse que ce lien n’existe pas seulement…en nous !
C’est peut-être également une phobie qui anime certains bourdieusiens : phobie entretenue vis-à-vis du domaine subjectif, et, au travers elle, peur d’être avalés par la question de la singularité face à un grand Autre contre lequel ils n’ont pas de recours, ou moins que d’autres.

Cette présence forte de la phobie motivant des positions socialisées n’est pas pour étonner le psychanalyste. Comme le dit Charles Melman, l’objet phobique, toujours le même, « c’est pour l’enfant cet irréductible « surtout pas çà » qui va constituer le point fixe organisateur de sa subjectivité » .
Il y a donc bien une relation étroite, attestée, fréquente, entre une solution subjective et la position prise dans la vie relationnelle ou le choix d’un type de discours.

Pourquoi les sciences sociales stricto sensu occupent-elles la partie «Est » de notre champ (son aspect symbolique) ? Comment expliquer leur inclination pour le registre du symbolique ou de la différenciation sociale ?

La sociologie bourdieusienne se passionne pour la dénonciation d’un leurre culturel, celui d’une société sans « différences » dans laquelle les inégalités seraient « naturelles » plutôt que socialement construites. Elle va donc mettre l’accent sur la différence (par exemple dans le thème de la distinction), qui est à la base de la symbolisation et des symboles et à l’opposé du pôle de la condensation imaginaire totémique, dont le leurre est ici dénoncé sous la figure de la « naturalité » du social (dans la dénonciation de l’idéologie scolaire des dons des enfants, de l’égalité des chances…)

Remarquons que ce pôle Sud-Est des sciences sociales est le plus éloigné sur notre schéma du pôle du mythe de la Bonne Société auquel il s’oppose en diagonale : les autonomies individuelle et collective semblent bien étrangères à l’articulation symbolique de particularités différenciées.
L’autre diagonale du carré oppose les héritiers de Michel Foucault, défenseurs de la singularité, à ceux qui se donnent comme objet la « fabrication » du sujet par la culture.

Notons aussi que chacun des discours polarisés du champ comporte sa propre manière de récuser les autres. Quel est donc celle du pôle « scientiste » ?
Malgré la dénonciation autoritaire qu’on y rencontre, ce n’est pas la dénégation ou le refus d’admettre l’existence d’autres façons de voir qui caractérise essentiellement la récusation scientiste : celle-ci est plutôt sensible chez les « Conservateurs », au nord-est de notre schéma (chez Legendre), pour qui la différence entre singulier et collectif est vigoureusement niée. Avec les effets de « psychose » que nous évoquions plus haut (il est fou de faire du sujet collectif imaginaire un décalque du sujet singulier, et réciproquement.)
Ce n’est pas non plus l’antagonisme, qui est, au fond bien plus fortement affirmé chez les « Résistentialistes » situés à l’ouest (comme Duclos ou Ferreri). Ce sont eux qui prennent farouchement au sérieux la différence entre singulier et collectif, tout en ayant, face au maintien de cette différence, des options politiques opposées (participation enthousiaste au contrat social ou défense farouche de la privacy).
On dira donc que la figure préférée de la récusation scientiste de l’autre, est le paradoxe, par lequel on fuit quelque chose en affirmant son contraire : Ainsi (chez Bourdieu, par exemple), on parle du conflit mais pour affirmer, en fait, une volonté de « paix » sous-jacente.
Chez Claude Lévi-Strauss, on reconnaît la particularité de tous les mythes, mais c’est pour mieux les mouliner dans une méga-machine intellectuelle, profondément affine avec le pouvoir informatique. On se souviendra à ce propos du regret prémonitoire et significatif du fondateur de l’anthropologie sociale sur le manque de moyens pour mécaniser l’approche de « toutes les variantes » des mythes dans son laboratoire…


Le lien de masse qui détruit l’égalité symbolique entre particuliers

Notons que c’est encore ce paradoxe (entre conflit affiché des particularismes, et souci caché de les gommer dans un cadre global) que nous rencontrons chez Claude Lévi-Strauss, lorsque, au début de son ouvrage majeur sur les « structures élémentaires de la parenté » , il tente de fonder dans une psychologie de la rivalité agressive la nécessité de la loi symbolique organisatrice de toute société.
Cette psychologie est d’ailleurs, tout comme celle de Bourdieu, une polémologie puisque c’est l’hostilité radicale constatée par la psychologue Suzanne Isaacs entre les petits enfants qu’elle a observés, qui lui sert de fondement.

Comme l’écrit Denis Duclos « l'observation de Suzanne Isaacs - citée par Lévi-Strauss - sur la frustration de l'enfant en situation de rivalité n'est pas fausse, mais elle le devient si on l’isole comme première manifestation de la vie collective. En réalité, elle n’a de portée que si elle succède à l'observation de la transitivité du sujet chez les enfants plus jeunes, lesquels pleurent à la place de celui qui est frustré, en se prenant pour lui, bien avant de se situer contre lui… Une question demeure donc suspendue : pourquoi l’anthropologue, s’il doit aller chercher un principe extérieur à sa démarche dans une tendance de l’esprit humain, s’arrête-t-il à la rivalité comme origine indépassable, alors qu’à l’évidence, celle-ci est déjà un construit complexe ? Claude Lévi-Strauss a évidemment raison de critiquer le mythe freudien du meurtre du chef de la horde primitive par ses fils (et de lui opposer l'hypothèse d'un "rêve anti-social" permanent chez les individus). Mais il est au fond étrange qu'il fasse sienne sans aucune distance un mythe de fondation psychologique selon laquelle "l'hostilité reste toujours l'attitude primitive et fondamentale". Il prend ainsi sur lui de fonder son anthropologie sur un stade relativement tardif de la subjectivation humaine : celle de la conflictualité entre des « moi » déjà élaborés comme personnages cohérents, alors que toute l’expérience psychanalytique tend à déconstruire cette entité assez artificielle pour montrer la puissance des formations internes, comme l’identification, l’amour ou l’idéalisation, capables de créer sur l’écrasement du moi des liens indéfectibles et parfois mortifères, à des échelles de masse. »

L’anthropologie de Lévi-Strauss repose ainsi sur une conception polémologique de la rivalité inter-individuelle, mais c’est bien pour faire apparaître le système symbolique, comme inventé par les cultures humaines pour articuler pacifiquement les sociétaires, les particuliers.
C’est du même coup le caractère mortifère du lien agglutinant, ou de masse (théorisé par Freud dans son texte de Massen Psychologie ) qui reste le point aveugle de la démarche lévi-straussienne, tout comme il l’est de l’orientation bourdieusienne.

Il l’est encore chez Norbert Elias, présentant la civilisation comme processus de polissage des individus par le social .
Et ce n’est pas un hasard si Norbert Elias passionne certains amateurs de Bourdieu : il y a comme un air de famille entre ces idéaux paradoxalement pacificateurs de militarisation et de police des sujets, qu’ils soient prônés positivement à l’occasion d’une description du processus de civilisation (Elias), ou critiqués en apparence (Bourdieu).

Le discours de la sociologie comme cure du singulier par le collectif, permet ainsi d’escamoter le rapport à l’Autre du sujet humain sous la conflictualité inter-individuelle du champ social.

Nous empruntons ici une voie à rebours : celle d’une élucidation des sources du lien de masse en dessinant un champ plus archaïque et au fondement de toute science humaine, un champ que nous appelons « subjectivité et politique » ou « subjectivité et culture ».

La sociologie peut, cependant, aller toujours plus loin dans l’autre direction, qui serait finalement la dissolution du sujet-sociologue comme de l’objet étudié dans une totale prise en charge de la singularité par le social.

C’est le pas qu’osera franchir Niklas Luhmann, génial sociologue allemand, qui, notamment dans son ouvrage sur « l’amour » , parvient à socialiser complètement le domaine même de l’intimité la plus grande, c’est-à-dire à faire de la question de l’amour une construction spécifique du collectif ! Génial…ou glaçant ?

VI . Comment sortir de ce champ-là ?

Exode et tentation d’établissement

En constituant le champ des sciences humaines dans ses deux dimensions, nous nous sommes surpris nous-même à déambuler d’une position à l’autre, en les prenant successivement à cœur, avant de chercher à les embrasser toutes dans une attitude allant de l’hésitation (critique de chaque position à partir des trois autres), au classement (rangement académique des quatre positions tenant compte de leurs proximités et de leurs écarts).

La rencontre de D. Duclos nous permit d’envisager de dépasser cette hésitation en considérant non pas le bon symbolique ou le bon imaginaire, mais bien plutôt la bonne pluralité.
Pour lui, il ne s’agit ni de fluer indéfiniment d’un personnage à l’autre, ce qui serait post-moderne ; ni de s’ancrer dans un des quatre discours, puisque à l’évidence, ce qui manque à la raison de chacun, c’est l’objection produite par les autres !
Il s’agit donc de trouver un point d’équilibre instable entre les quatre principaux personnages représentant au mieux la pluralité des passions , dans une culture donnée, et dans le mouvement d’une culture à l’autre.

Mais voir et décrire un champ pluraliste, c’est courir le risque d’en être effrayé, de le récuser pour retrouver une unité.

Une position d’équilibre pluraliste est-elle par ailleurs soutenable très longtemps ? N’est-elle pas aussi ennuyeuse que les prises de positions partiales qu’elle articule et fige dans une machinerie théâtrale finie et répétitive ?
Certes, la « mise en champ » des oppositions logiques pertinentes a un effet de prudence. Elle montre les grandes transgressions à éviter si nous ne voulons pas aggraver les souffrances dans les dépendances mutuelles de la subjectivité et de la politique.
Elle indique aussi la relativité complète des discours et de leurs représentations associées, leur incapacité essentielle à rendre compte de l’étrange articulation concrète dans la réalité sociale de la politique et du sujet. Mais elle n’incite guère à l’action !
Comment sortir de cette « mécanique céleste » ?

Peut-être en allant chercher « le réel », le sensible, la nature, de l’autre côté de la grille culturelle.
En économie par exemple, « le classicisme » de ceux qui font de la sphère économique un mouvement abstrait de flux se distingue nettement d’une tradition bien plus proche du réel : les physiocrates étaient des médecins s’occupant de questions naturelles.
Plus proche de nous, l’économiste iconoclaste Nicolas Georgescu-Roegen s’appuie sur des lois de l’entropie pour dénoncer le fait que l’on transforme des ressources fossiles de basse entropie en déchets de haute entropie, et donc irrécupérables. Il refonde ainsi l’économie sur la nature vivante, en utilisant la physique moderne et les lois de la thermodynamique.

Fuir la sociologie dans l’action ?

Pour récapituler notre propre démarche dans ce périple, nous dirons que ce premier résultat est à la fois intéressant et frustrant. Lorsque nous reconsidérons nos propres motivations, nous constatons que notre travail s’est établi sur une fuite constante pour « respirer ».
Face aux bourdieusiens (et à la sociologie en général) qui présentaient la structure du social comme inéluctable, Castoriadis « l’imaginatif » permettait de respirer.
Face aux enthousiasmes promis à la désillusion, Legendre permettait de récupérer l’idée de traditions stables et nourricières.
Face à l’autoritarisme écrasant et inéluctable des positions « dogmatiques » de Legendre, le post-modernisme libertaire et anti-consommatoire d’un Ferreri ou l’utopisme pluraliste d’un Duclos permettaient de libérer des possibilités de critique, de récit romancé, et de poésie.

Mais, somme toute, n’est-ce pas le champ lui-même qui, recouvrant de façon forcée les domaines du singulier et de la totalité culturelle, produit un effet irrémissible de fermeture ?
Au fond, ce bouclage n’est-il pas à considérer comme l’analyse d’une névrose transposée dans le champ intellectuel ?

Dans ce cas, le champ des sciences sociales ainsi décrit se refermerait sur lui-même, laissant place à des envies d’action et d’implication personnelle dans des domaines plus fragmentaires et ouverts.
Après le risque de la folie ontologique (de l’ambition legendrienne) et celui de l’ennui (des découpages duclosiens ou des faufilages ferreriens), il faudrait, dès lors, prendre le large, dans des actes qui nous impliquent. Et cela, non pas dans une salvation conjointe de notre subjectivité et de l’humanité, mais dans des inventions plus modestes, où nos vies se déploient sans trop de préalables.

Pourtant, la fuite dans l’action ne règle probablement pas tout. Supposons que la fermeture du livre des sciences sociales entraîne un certain sujet « libéré » à construire une politique de sa vie avec d’autres (et non pas avec l’Autre universel). Il n’en sera pas pour autant indemne de rencontrer inéluctablement ces positions dans de nouveaux champs.
Par exemple, si nous décidions de nous engager dans un mouvement écologiste avec la perspective communautaire de « sortir du système » (polluant, néfaste, etc.), nous ne ferions pas l’économie d’une triple rencontre problématique :

• Du nord au sud de ce nouveau champ (également pris, comme tous les contextes humains, entre collectif et singulier, et entre imaginaire et symbolique), il y aurait une rencontre étrange entre nos pratiques sociales nouvelles visant à prendre soin de la planète et l’écho très personnel, très singulier de l’effondrement du monde et du sentiment d’apocalypse.
Le risque en serait double : soit de nous détruire comme sujets dans l’introjection de la mort du monde. Soit de nous désintéresser de la politique en nous centrant exclusivement sur le salut de notre âme.

• A l’ouest, il y aurait rencontre entre le travail sur le personnage et la question politique elle-même : il ne suffit sans doute pas que chacun médite et devienne poète pour éviter tout le malheur du monde.

• A l’est, enfin, se produirait une rencontre entre nos valeurs esthétiques plus ou moins partagées et la tâche immense d’avoir à « sauver le monde ».
L’écologie, par exemple, possède une face tout à fait réelle, et la difficulté de nous attaquer de manière consistante aux problèmes qu’elle constate, n’est certainement pas réductible à la satisfaction narcissique d’une harmonie personnelle retrouvée.

On peut donc anticiper ces difficultés à partir de notre champ théorique, mais quelle meilleure preuve de leur existence que d’aller les rencontrer vraiment, dans l’engagement politique ?

Engagez-vous !

C’est à un tel excursus dans le monde de l’action que nous invitons pour finir le lecteur, certes pas pour tenter de le convaincre ou de le faire adhérer, mais pour expérimenter avec lui comment la question même des sciences humaines se retrouve déplacée et métamorphosée dans l’action, et y prend une résonance nouvelle, y acquiert un éclairage qui peut rétrospectivement inspirer toute la démarche engagée jusqu’ici.

Il est temps, ici de modifier notre style narratif pour marquer le passage : le « nous » de l’auteur académique, noble tradition fort utile pour permettre une distance et une modestie requises, et aussi une connivence implicite avec le lecteur (tout en flirtant agréablement avec le Nous de majesté royale…) ne s’impose plus pour parler d’un vécu personnel direct. Il « nous » faut oser passer au «je » .

Si j’avais eu vingt ans dans les années soixante, au temps mythique du prolétariat-sujet de l’Histoire, qui sait si je ne me serais pas établi à l’usine parmi les ouvriers ? Autres temps, autres mœurs : j’ai plutôt adhéré à un mouvement politique (au sens d’une formation née des élections présidentielles françaises) qui me semblait en prise directe sur les questions actuelles de l’écologie.

J’ai été attiré par la présence (nombreuse ici et rare en politique) de jeunes paysans critiques du système agroalimentaire et par les réalisations concrètes que nous nous proposions de mener ensemble.
Nous avons ainsi été amenés par exemple à créer des AMAP , associations qui réunissent citadins et paysans dans un projet de recouvrir la liberté de se nourrir convenablement. Elles tissent à l’occasion une solidarité entre citadins et paysans, leur permettant de se rassembler pour discuter ensemble des variétés et des goûts à promouvoir, et des semences à conserver.

Pourquoi racontai-je cela ? S’intéresser aux carottes qui poussent, c’est évidemment s’éloigner le plus possible de l’intellectualité et de ses « champs » artificiels (ce qui ne signifie pas que les sciences humaines n’aient pas une incidence tout à fait réelle).

Pourtant, étrangement, j’y ai retrouvé des figures et un enjeu déjà rencontrés dans le champ académique, notamment sur le problème de la pluralité.

Le mouvement en question avait été fondé par un paysan qui s’est révélé, au fil des années, particulièrement sourd à la pluralité. La parole d’autrui tombait chez lui dans un néant sidérant.
Ce qui lui a valu des griefs que l’on adresse habituellement aux tyrans, tandis qu’il était resté par ailleurs plutôt humble au cours de d’une aventure politique qui le mettait en avant comme candidat à la Présidence.

J’ai donc lutté pour « instituer la pluralité » dans un mouvement où elle me semblait menacée, voire méprisée par les sympathisants.

Pour le « leader charismatique », épris d’un imaginaire « steinerien » , l’idéal d’harmonie correspond à une réalité directement matérielle où le sujet se fond dans l’Autre .
Cette harmonie (l’équivalent de ce que nous avons appelé « pacification » dans le champ académique) aurait déjà été donnée dans la nature, et si l’homme s’en est écarté, il faut la retrouver : c’est le chemin qui mène à la perfection, la Voie de la Conscience. L’harmonie est la vraie loi méconnue.
Le « traité des couleurs » de Goethe (dûment relu par Steiner) entretient ce culte quasi-zoroastrien du mariage de la lumière et de l’obscurité, de la Nature comme figure de l’Autre au sein de laquelle tous les sujets viennent se fondre.

Le leader est alors soi-même la source prophétique d’une doctrine que les autres, constitués en comités locaux, doivent incarner…en cultures des carottes et des salades. Il invite ainsi à une division entre l’Un qui pense et l’Autre qui incarne.

Mais peut-on comparer ce leader-paysan et les personnages intellectuels que nous avons passés en revue ?
Eh bien, tout comme ces derniers, il est imperméable aux autres points de vue. C’est leur point commun, et il se trouve ainsi confirmé qu’une des caractéristiques du champ est bien de constituer de véritables bastions de la pensée aux sommets du carré.

En revanche, notre chef charismatique joue bien davantage sur le velours de son propre personnage. Il met son corps en scène en faisant inlassablement de son histoire personnelle l’objet de chacune de ses conférences , quel que soit par ailleurs le thème annoncé. Et il finit par devenir inquiétant par sa propension à vouloir faire le don de sa personne à ceux qui le sollicitent.

De la politique des sciences humaines à la sociologie de la politique

J’ai alors touché du doigt la pertinence des questions bien arendtiennes de la pluralité, comme stricte rencontre des différences, des singularités. Mais j’ai aussi retrouvé sans le vouloir le problème de la pluralité comme rencontre de discours opposés.

Dès lors, pour saisir l’ensemble des enjeux de la formation politique dont j’ai été partie prenante, il nous faut opérer une traduction de chaque axe du champ épistémologique dans une variante politique : on obtient alors, sur l’axe singularité/ collectif, un axe opposant la transformation personnelle à la transformation sociale, et sur l’axe imaginaire/symbolique, une opposition entre radicalité et réforme (dans la mesure où la radicalité fait appel à la création imaginaire, et la réforme au respect des cadres symboliques existants).

Chaque membre va dès lors se déplacer sur le tétrapôle suivant :





















Nous pourrions le lire ainsi : au sud-ouest, pour le leader charismatique, toutes les valeurs du monde reposent sur des valeurs personnelles, qu’on résume d’un mot : « la Conscience ». C’est d’un changement très radical de ces valeurs et des comportements individuels que dépend le sort du monde.

Au nord-ouest, campe un groupe qui a rédigé une sorte de « manifeste du parti communiste » au goût du jour.
Les mauvaises langues pourraient y voir un programme de « Khmers verts » qui veulent mettre la ville à la campagne (et envoyer les intellectuels à la corvée de peler les patates).

En troisième lieu, une réforme personnelle plus modérée est prônée au « sud-est »: c’est la tradition d’un certain protestantisme, avec le déploiement de thèmes comme les « consom-acteurs », le commerce équitable, la finance solidaire, etc, qui propose de réformer le système « par la bande » en offrant des choix éthiques aux gens.

Enfin, au nord-est se retrouve le champ politique conventionnel, avec des thèmes proches de ceux des Verts, plus centrés sur les lois, les réglementations, la politique fiscale et la réforme progressive des questions sociales.

Ces quatre tendances se sont confrontées dès le départ sans réel dialogue dans le mouvement. C’est bien ce problème qui a réactivé pour moi l’idée de pluralité comme rencontre de différences irréductibles.

En réalité, la pluralité, fragile équilibre entre l’antagonisme absolu et l’accord fusionnel, se défait progressivement par alliance privilégiée entre certaines dimensions.
Ainsi entre le charisme personnel et la religiosité diffuse, l’alliance est bien plus aisée qu’entre celles-ci et les deux autres, « Groupe Manifeste » et « Verts conventionnels ».
Cela s’explique sans doute ici par l’origine même du mouvement (entre charisme et éthique) et le caractère inopiné de sa propulsion dans le paysage politique à l’occasion des élections présidentielles.
C’est cette origine qui donne toujours de la force au dirigeant charismatique et aux idées d’engagement spirituel des personnes, tandis que les questions politiques sont toujours reprises et non résolues.

C’est en essayant de faire valoir ces différences que j’ai donc introduit un peu de sociologie dans ce champ politique particulier. Paradoxe ou destinée ? j’ai retrouvé au bout de ce parcours, la sociologie que j’avais voulu fuir au début.

Je réalise du même coup que la catégorie de « subjectivité politique » (rencontrée chez Castoriadis et surtout chez Legendre) visait, pour moi, à éviter la notion de champ, mais qu’à force de la fuir, j’y suis revenu irrésistiblement. Et je dois bien avouer mon plaisir d’assumer enfin un peu de la légitimité des sociologues.

Le champ et la pluralité

Mon expérience politique n’a pourtant pas été une pure succession de rencontres, en boucle. Ce n’est pas seulement paysage qui défile. Il ne s’agit pas de trop exalter le lyrisme du wanderer, et Lacan critique quelque part l’éthique du « voyageur » chrétien parcourant la vie, alors que la politique est plutôt une lente concrétion de positions adverses maintenues.

Les choses ont, de fait, changé considérablement depuis le début de ce parcours : il ne s’agit plus d’un champ de bataille d’opérette! Se dévoile plutôt un champ de la pluralité à la façon d’Arendt. Celui dont elle disait qu’elle est la loi du monde humain.

Le champ polarisé peut servir à penser le pouvoir, à le prendre et à le garder, mais il peut aussi aider à penser la pluralité.
Allons plus loin : si l’on utilise a priori la notion de champ, on ne trouve pas nécessairement la pluralité, mais si l’on vise la pluralité, alors, on doit utiliser la polarisation d’un champ. Comment donc utiliser fructueusement la notion de champ ?
Eh bien, là où le sociologue classique construit le champ, l’émule d’Hannah Arendt le découvre dans l’acte, dans le temps, et avec le temps.

Le sociologue « ordinaire » parcourt rarement lui-même le champ qu’il décrit ; rarement, il ne paie de sa personne. Il n’est pas impliqué, il n’est pas partie prenante. C’est pourtant ce qu’il devrait entreprendre s’il visait la pluralité vivante et non une collection morte, cartographiée, de positions symétriques.
La seule justification d’entrer ainsi en personne dans le champ, c’est qu’on y retrouve la vie et le mouvement, sans horloger pour en reconstruire le mécanisme et nous faire croire qu’il s’agit du réel du temps. La pensée est à vivre comme marche, parcours, art.

L’expérience de la pluralité ne peut se faire dans le registre purement académique : la différence entre la pluralité et le structuralisme, c’est que la pluralité n’est pas un rapport calculé, un multiple (la répétition d’un même modèle), un multitude. Ce n’est pas non plus la forme ou le schéma, la carte ou le réseau.

Et pourtant, une pluralité vivante peut être servie par la structure.

La pluralité vivante et le « second souffle »

Dans le mouvement politique (tel que je l’ai vécu), quel est l’intérêt de renvoyer aux autres membres l’image du pluralisme ?

D’abord, pour passer du groupuscule au mouvement social, il faut permettre à la pluralité d’exister, car si l’on épure les rangs dès le début, on n’en finira pas … On entrera dans une forme de répétition, jusqu’à ce que mort (du mouvement) s’en suive. Ou bien ce sera l’occasion …de rester un groupuscule.

Ensuite, même si les thèses du mouvement connaissaient une audience plus large, le fait de ne pas permettre à la pluralité d’exister serait fatal. Ce n’est plus ici une question de taille du groupe. Qu’il s’agisse des vingt personnes actives dans le conseil d’administration, des centaines de présents dans les comités locaux, ou des milliers de « sympathisants », il existe une richesse, une variété de motivations et d’intérêts qu’il faut nommer pour lui permettre d’exister.
L’état des lieux « structural » du mouvement n’a pour but que cela : nommer nos différends pour nous permettre de vivre en bonne entente.

Mais précisons encore : pourquoi défendre la variété d’intérêts et de motivations des militants ? Et pourquoi cette variété ne peut-elle être schématisée en catégories sociologiques préconstruites ? La réponse est triviale : ce qui fait la richesse d’un mouvement instituant ne peut que s’affirmer contre la caractérisation sociologique tendant à la caricature : les Verts seraient tous des « bobos » fermés aux milieux populaires, les ouvriers seraient tous Front National, etc. Contre cette chromatographie, cette diffraction a priori du social, ce qui fait la puissance d’un mouvement instituant, ce n’est pas forcément sa taille, mais c’est sa capacité à faire dialoguer des gens qui ont des modes d’appropriation différents des mêmes repères fondamentaux.

La rencontre humaine, ici, est l’idée simple que pour un jeune mouvement, il n’est pas bon de réduire la diversité de ses membres, diversité dans laquelle réside le futur même de cet élan.

L’histoire d’un mouvement livre nécessairement plusieurs époques : la campagne électorale avec son lyrisme, ses salles pleines, ses applaudissements debout. Dans ce premier souffle, on se reconnaît dans le visage de l’homme aimé qui « nous » incarne. Mais dans un second moment, il s’agit d’instituer, de poser des statuts, des règles, forcément arbitraires donc décevantes. C’est une phase frustrante, dont nombre de sympathisants ne se remettent pas.

Par exemple, aux rédacteurs d’un journal du mouvement, les militants du « premier souffle » reprochent les couleurs ternes de la mise en page, la tristesse du texte, la trahison de l’évidence première, le « parricide » consistant à ne pas reprendre les propos du leader, etc.

L’argument le plus fort apparaît alors ici : pour qu’un mouvement « reste intéressant », ne se plie pas au lien de masse et reste original, il doit trouver le lieu spécifique de sa pluralité, ce qu’il ne pourra faire s’il se « rabat » sur l’une de ses composantes de départ . Dans le mouvement que j’évoque, cela veut dire que si tout le monde se retrouve dans le « Groupe Manifeste », on refait les Verts ; si tout le monde s’agglomère autour du leader-gourou, on reconstitue une secte ; si tout le monde se retrouve dans la consommation éthique, on est dans une aumônerie protestante ; et bien sûr, si tout le monde se retrouve sociologue, on fait… une université d’été !

Une nouvelle entité ne peut être que composée de pluralité…

Il est d’ailleurs très intéressant de rencontrer en assemblée générale des gens très différents, par exemple des « Indiens » qui ont choisi de quitter la condition de salariés (mais c’est une autre histoire ). Surtout s’ils sont assez nombreux pour qu’on les voie, mais pas assez pour qu’on s’y noie. Rencontrer des gens qui n’ont pas le même rapport au monde que soi permet de se connaître soi-même, d’éprouver sa propre existence, même dans des formes d’identification négative, de savoir ce que l’on n’est pas, et aussi d’apercevoir ses propres limites.

L’évolution des Verts n’a pas été assez analysée comme une suite d’expulsions de la différence : les écologistes indépendants, « conservateurs » et visionnaires de la nature menacée ont été d’abord écartés, puis un gauchisme de salon a pris le pouvoir et a éloigné sur son extrême-gauche certains « Indiens » et autres intellectuels. Enfin sont restés des gens très tournés vers les médias. C’est d’ailleurs du refus de cette évolution qu’est né le mouvement où je suis entré.

La pluralité est donc la chance même de renouvellement du politique. A condition d’être portée vers la rencontre ; qui n’a pas du tout eu lieu, par exemple, dans les récents « forums sociaux ». Eparpillé dans une série de lieux disparates de la région parisienne et dans une série de conférences fermées, le forum social européen a été l’opposé même de la pluralité. A la fois multitude et dispersion, il a fini comme expression même du système qu’il dénonce : supermarché des indignations.

Quelle serait, en contrepoint, une vraie pluralité en perspective ?

Les grands problèmes politiques actuels me semblent se décliner dans trois sphères à la fois indépendantes et associées de la vie sociale, qu’il s’agit de lier sans les écraser l’une dans l’autre. J’ai repris, pour les nommer, des expressions castoriadiennes : l’Ecclesia, l’Agora et l’Oikos.

L’Ecclésia désigne aujourd’hui plutôt tout ce qui relève des problèmes généraux et universels. L’agora parle de ce qui est commun à des gens du même lieu, de la même cité. L’Oikos relève de ce qui est privé et personnel.

Il existe deux grands enjeux de l’Ecclésia mondiale. Ils sont bien connus et parfaitement délimités : la situation géopolitique des pays du sud, et la destruction accélérée de l’écosystème planétaire.

Le maintien des pays du sud sous la coupe du nord participe à produire des catastrophes récurrentes : des massacres, des déplacements de populations, un génocide au Rwanda , le chaos en Irak, etc. Pour l’Amérique centrale et du sud, on observerait les mêmes phénomènes, de même que dans l’océan indien.
La diffusion « unilatérale » de l’emprise politique et militaire de quelques nations occidentales à l’ensemble du monde induit le désastre , y compris les résistances terroristes qu’elle provoque, et, en retour, la destruction accélérée des cultures occidentales traditionnelles.

L’autre question est la catastrophe écologique, dont il est certes difficile de prendre l’exacte mesure . L’extension de la même société industrielle rendue possible par le productivisme agricole est de plus en plus fragile.
Telle une pyramide à l’envers reposant sur sa pointe, une masse d’activités humaines reposent désormais sur une agriculture industrielle fragile, menacée, devant utiliser de plus en plus d’intrants chimiques pour maintenir ses rendements, consommant énormément de ressources fossiles qui seront bientôt épuisées (il faut trois tonnes de pétrole pour fabriquer une tonne d’engrais) , sans parler des énormes coûts de transport qu’une monoculture concentrée rend nécessaire.

Tout comme la monopolisation du pouvoir planétaire, la catastrophe écologique actuelle et potentielle s’effectue sous le signe du regroupement (des populations chassées par la monoculture agricole vers les villes ou les bidonvilles).
Elle se manifeste par la diminution de la variété (des espèces végétales, animales, etc.), la raréfaction des réserves (forestières, halieutiques, des ressources minérales, de l’eau). Bref, par le recul d’une pluralité sociale et naturelle.

Les enjeux de l’Ecclésia (l’assemblée politique universelle) se ramènent donc à la figure fameuse de la « mondialisation » : c’est le même procédé qui écrase les cultures autochtones et qui se heurte à la borne écologique.

Mais garantir la pluralité à ce niveau pour limiter la visée de maîtrise mondiale implique un redéploiement de la sphère de « l’Agora » (la vie publique locale).
L’enjeu politique de la préservation de la pluralité des cultures locales, des « manières de croire » , est certes d’abord un but en soi, mais qui permet simultanément d’autolimiter la poussée d’emprise sur la nature.
Quant aux « arts de faire », une relocalisation de l’économie, dans l’animation avec des paysans de communautés locales de production et de distribution de produits maraîchers par exemple, peut créer des petits mondes de solidarité relativement indépendants du grand cycle … qui peuvent avoir des effets de ralentissement du déferlement monoculturel.

Pour être facilitées, ces pratiques de proximité doivent alors s’appuyer sur une troisième sphère : celle de l’Oikos, sphère personnelle seule capabe de détourner les personnes de modes de vie funestes.
La question de l’Oikos (le domaine intime) reste donc posée dans le même temps . Là s’y produira ou non le changement des mentalités, décisif pour l’évolution dans les deux autres sphères.

Du constat de la nécessité d’une pluralité politique dans le mouvement, je suis ainsi passé, grâce à la réflexion collective déployée avec douleur mais opiniâtreté au sein d’une instance collégiale de direction, à une théorie des sphères de l’action comme métaphore d’un pluralisme minimal.
Celle-ci encourage chacun à agir de façon concomitante -mais non dépendante- dans les trois sphères de l’Ecclésia, de l’Agora et de l’Oïkos.

Tous les groupes militants semblent aux prises avec des divisions imaginaires analogues des sphères de la vie sociale, mais c’est souvent pour les opposer trop violemment entre elles dans des querelles de chapelles ou des luttes de pouvoir.


Par exemple, le leader charismatique nous propose d’agir essentiellement dans l’Oïkos, la sphère privée (qu’il appelle perfectionnement de la conscience, transformation personnelle, etc.). C’est évidemment insuffisant.

Certes, la responsabilité individuelle, comme le respect collectif de « l’espace individuel intérieur » sont des conditions de toute action libre, individuelle ou collective.
Et il est vrai que certains ont su mieux que d’autres, incarner par l’intégrité de leur vie des idées de beauté, de justice, de courage, finalement de sagesse et nous donner envie de trouver notre propre voie vers elles.
Mais il y a là aussi une part de mirage, qui nous amène à ne voir dans le sujet humain que la personne rassemblée autour de sa belle âme.

Il faut bien aussi faire place dans la pensée à ce qui nous vient des autres, pour le meilleur et pour le pire, ce qui nous traverse ou nous détermine, nous écrase ou nous aide à grandir.
La « politique » ne consiste-t-elle pas par ailleurs à arbitrer des conflits entre les personnages imaginaires qui nous habitent et nous divisent autant qu’ils nous opposent aux autres ?
Tout miser sur les progrès de la conscience individuelle semble un effet de l’imaginaire dominant de « l’individu-substance » (par opposition au sujet divisé de la culture que nous avons présenté dans ce travail).
Cet imaginaire dominait le jeune mouvement politique auquel j’ai participé, tout comme il règne dans d’autres mouvances contemporaines (néo-libérales en particulier).

A l’opposé, un mouvement qui ne viserait qu’à agir dans la sphère publique sans penser à l’Agora (collectif local) ni à l’Oïkos, serait menacé de déséquilibre : il serait davantage exposé aux logiques et aux enjeux « cyniques » du champ du pouvoir.

Il faut comprendre que les sphères de l’action humaine sont irréductibles entre elles, tout en étant associées dans la même visée. Chacun doit avancer en même temps dans toutes les dimensions de l’humain. Toutefois elles fonctionnent seulement en respectant mutuellement un pacte de non intrusion : un sujet dans l’Ecclésia doit s’abstenir de statuer sur un objet dans l’Agora ou dans l’Oïkos (et vice-versa).

Bien sûr, une société (l’Ecclésia) ne peut pas admettre qu’on tue les enfants « en privé » (dans l’Oïkos), mais on peut limiter le regard de la société , et définir ces incursions comme exceptionnelles et spécifiques, plutôt que comme la loi fondamentale a priori souveraine dans tous les domaines.

L’Ecclésia statue sur des problèmes universels qui engagent des catégories de personnes prises en grands nombres ou en abstractions (jusqu’aux populations qui vivent aux antipodes, ou celles qui sont encore à naître). Mais elle ne peut en même temps dicter quoi que ce soit aux initiatives de groupes, de voisins, d’associés, ni tracer un lien direct entre un problème universel (la population) et une question personnelle (la sexualité), sous peine d’aller vers un terrible biopouvoir, contre lequel Michel Foucault ne cessa de nous mettre en garde.

Fort de ces principes pluralistes, je me suis rendu compte qu’ils étaient pourtant fort difficiles à faire comprendre, et a fortiori à faire accepter.
La « pente » du mouvement politique où j’ai milité était, bien au contraire, de confondre toujours plus étroitement ces sphères. Ainsi l’Ecclésia (en l’occurrence incarnée dans la fédération des quatre-vingt-dix comités locaux ) était-elle étouffée sous le charisme du leader qui se substituait aux nécessaires créations collectives (statuts, stratégie…).
A l’inverse des groupes incriminaient publiquement ou collectivement des personnes particulières, illustrant la fameuse logique du bouc émissaire chère à René Girard, qui est une variante de la transgression de la barrière collectif Agora/Oïkos.

Comment faire pour que l’initiative politique pluraliste ne s’autodétruise pas en s’absorbant dans l’un des pôles du champ qui la soutient ?

Nous en sommes désormais avertis : la différence irréductible entre les personnes passe aussi par une irréductibilité des types de discours (les manières de croire de notre champ académique) comme des sphères de l’action humaine (les arts de faire de notre champ politique).

Le réflexe ordinaire est de demander où est le chef d’orchestre d’un mouvement. La réponse pluraliste est que c’est la contiguïté amicale des trois sphères (personnelle, collective, universelle) qui est le chef d’orchestre, à condition que l’individu débatte avec lui-même, que le voisinage pratique avec le voisinage, et que l’Ecclésia universelle ne traite qu’avec l’Ecclésia universelle, sur des sujets de stricte valeur universelle.

Cette conception n’est pas si nouvelle : il est vraisemblable que d’anciennes sociétés (comme en témoignent à leur façon les survivances étudiées par l’anthropologie structurale) aient déjà pratiqué la pluralité comme technique fondamentale pour rester humaines. La pluralité n’est pas autre chose, en effet, que la prohibition d’un inceste culturel perçu comme tentation multiforme de confondre les pouvoirs, les forces de l’ordre et de la domination. Elle n’est donc jamais seulement fonctionnelle (comme la séparation des pouvoirs), ni utilitaire (comme dans la division du travail). Elle est principielle : elle représente et incarne la souveraineté des singularités humaines dans une société qui souhaite rester humaine.

Si les humains ont inventé les catégories sociologiques pour rester humains, il est peut-être opportun de ramener les disciplines qui se prétendent sciences et humaines à cette fonction salutaire. Il n’y a pas de découpage neutre ou purement objectif des groupes humains. Seul est finalement vrai et valide le découpage imaginaire qui renvoie à la possibilité d’agir en direction de ce qui permet à la vie de continuer, et non de l’écraser sous les idéaux.

La pluralité semble autoriser cet objectif (ambitieux néanmoins, au vu des massifs effets de puissance permis par la fascination de l’Unicité). La consistance suprême de la pluralité se manifeste à ce point où les catégories d’associations humaines au fond les plus réelles (comme l’Ecclésia, l’Agora et l’Oïkos) rejoignent, dans leur rencontre et leur irréductibilité, le but d’une communauté visant, plutôt que l’autoconsommation, la poursuite de la vie.

VII. Repères bibliographiques

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notes :
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Ce point fut l’objet d’une controverse restée célèbre entre Michel Foucault et Jacques Derrida. Cf. Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une introduction, Pocket, Paris, 2003, pages 159 à170. L’enjeu concerne la bonne méthode pour donner statut dans la pensée à ce qui échappe à la raison, la folie, mais aussi, pour ce qui nous intéresse ici, la singularité de chaque être humain avant ou après qu’elle soit aux prises avec le langage.
Cf. Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Le Seuil, 1991. La structuration du champ des sciences humaines en carré que nous proposons ici n’est pas une transcription de sa théorie des quatre discours, mais c’est avec étonnement et plaisir que nous avons constaté dans l’après-coup leur homologie.
Anticipons sur l’explication des dimensions du schéma « directeur » de notre travail en y plaçant ces quatre domaines. Annonçons d’emblée que l’axe vertical renvoie à un mouvement du singulier au collectif (du sud au nord), et à un mouvement entre l’imaginaire (à l’ouest) et le symbolique (à l’est). Nous considérons ce croisement comme structurant l’essentiel de toute culture humaine, petite ou grande (cf analyse page suivante).
1922-1997. Nous nous référerons principalement à :
-L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, Paris, 1975.
-Les carrefours du Labyrinthe I,1978 ; II : Domaines de l’homme,1986 ; III : Le monde morcelé,1990 ; IV, : La montée de l’insignifiance, 1996 ; V : Fait et à faire, 1997 ; VI :Figures du pensable,1999, Le Seuil, Paris , 1978-1999.
Castoriadis, Le monde morcelé, opus cité, page 138.
Castoriadis, La montée de l’insignifiance, opus cité, page 223.
Définition de « l’Autre » tirée du Glossaire du livre de Charles Melman, L’Homme sans gravité (Jouir à tout prix), Denoël, Paris, 2002, page 247 :
Lacan a très vite écrit Autre – autre avec une lettre majuscule- pour le distinguer du partenaire. Il s’agit donc ici d’un lieu, qui est en particulier le lieu du langage, situé au-delà de quiconque et où se situe ce qui est antérieur au sujet et qui néanmoins le détermine. C’est la mère qui fait office de premier Autre pour le sujet, ce qui veut dire que c’est elle qui rend présente à l’enfant cette scène où sa subjectivité va être construite par des paroles extérieures à lui-même avant qu’il ne se les réapproprie. La mère prête donc son corps à être pour l’enfant ce lieu de l’Autre, qui est aussi le lieu du langage, le lieu des signifiants.
F. Varela, E. Thompson et E.Rosch, The embodied mind : Cognitive science and human experience, Cambridge, Mass. MIT Press, 1991.
Par leur sensibilité les êtres vivants créent des mondes propres tout à fait incommensurables entre eux : «…les abeilles sont sensibles à la polarisation de la lumière. Elles se dirigent suivant la polarisation de la lumière, ce qui leur donne aussi l’heure par rapport au soleil…Nous, nous ne savons pas ce qu’est la lumière polarisée. Il faut qu’il y ait des physiciens et des instruments pour constater en quoi consiste la polarisation de la lumière. Donc il y a un monde propre de l’abeille qui n’est pas seulement plus pauvre mais aussi plus riche que le monde humain »
Cornélius Castoriadis, Conférence à l’EHESS du 24 novembre 1993.
Cornélius Castoriadis, l'état du sujet aujourd'hui, Le monde morcelé, opus cité.
Infans : étymologiquement, celui qui ne parle pas.
Ensidique : néologisme de Castoriadis qui condense les termes « ensembliste » et « identitaire » pour évoquer les relations d’appartenance, d’inclusion et d’implication de la théorie des ensembles et de la logique classique.
A propos de la création, autre concept essentiel de la philosophie de Castoriadis, cette citation est incontournable : « Parler d’émergence ne sert qu’à masquer la donnée ontologique fondamentale : qu’il y a création dans l’être, ou, plus exactement, que l’être est création, vis formandi : non pas création de « matière-énergie », mais création de formes. De cette création il y a chaque fois des conditions nécessaires, mais non suffisantes. La création, quant à la forme, à l’eidos, est ex nihilo ; mais elle n’est pas in nihilo ni cum nihilo. » in Cornélius Castoriadis, Fait et à faire, opus cité page 212.
Cornélius Castoriadis, Fait et à faire, opus cité, page 99.
Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité, Gallimard, Paris, 1990.
Le sens du sens est, selon Castoriadis, la rencontre, la coïncidence entre une représentation (et, ultimement, une représentation de soi) et un affect de plaisir. « Non fonctionnel » signifie que ce sens n’est pas nécessairement orienté vers le maintien en vie de l’organisme ou de l’espèce.
Déterminité : peras en grec ou Bestimmtheit en allemand.
Marcel Detienne, Les jardins d’Adonis, la mythologie des aromates en Grèce, Gallimard, Paris, 1972
Cornélius Castoriadis, Fait et à faire, opus cité, page 122.
« Ce qui est dénié, forclos, irreprésentable, non mémorisable, peut être transmis d’un individu à individu, d’une génération aux suivantes, d’un groupe à un autre. Freud dit que la pulsion parle silencieusement. Elle parle avant tout un langage qui n’a pas ou qui ne peut pas trouver d’expression sauf dans l’apparition de phénomènes pathologiques (psychiques ou somatiques). Les « fantômes » existent et jouent leur rôle parce que justement ils n’ont parlé que le langage du « silence ». Ainsi, dans une organisation pour enfants psychotiques, il m’a été possible de repérer un déni du temps, un déni de la mort, et une destructivité agie sur les enfants sans que la moindre représentation ait pu se faire jour, car les évènements à l’origine de cette situation avaient été oubliés ou étaient inconnus. »
Eugène Enriquez, Le processus de sublimation dans la société, in Les Temps Modernes, Juin-Juillet-Août 2000, n°609.
Sparta Castoriadis nous invite pour approfondir cette question à lire les travaux de Maria Torok et de Nicolas Abraham qui distinguent l’introjection de son ersatz l’incorporation. Cf. Anasemies (L’écorce et le noyau),Aubier-Flammarion, Paris, 1978
Cf. Florence Giust-Desprairies, L’imaginaire collectif, Erès, 2003
« Le terme de « symbolique » tel qu’il est employé en France par certains courants psychanalytiques correspond en réalité à une composante de certaines significations imaginaires sociales, leur normativité instituée ; bien que ces significations soient, chaque fois, instituées avec un contenu particulier, il laisse (et on laisse) entendre que, derrière elles, se tient une normativité non positive (ne découlant pas de l’institution particulière de la société), et engendre ainsi l’illusion d’une normativité à la fois « matériellement définie » et trans- ou méta-culturelle. Ainsi parle-t-on par exemple de « père symbolique » - ce qui ne veut rien dire de plus que le père institué. »
Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, opus cité, page 325.
J. Habermas, Théorie de l'Agir Communicationnel, opus cité.
« …le capitalisme naît et se développe dans une société où est présent dès le départ le conflit, et, plus spécifiquement la mise en question de l’ordre établi. Manifestée au départ comme mouvement de la proto-bourgeoisie visant l’indépendance des communes, cette mise en question traduit finalement dans les conditions de l’Europe occidentale la reprise du mouvement antique vers l’autonomie et de déploiera sous les espèces du mouvement démocratique et ouvrier. L’évolution du capitalisme après un stade initial est incompréhensible sans cette contestation interne, qui a été d’une importance décisive comme condition même de son développement… »
Cornélius Castoriadis, Figures du pensable, opus cité, page 75.
Ce qui implique que les libertés défensives dont nous héritons de la modernité occidentale (liberté de pensée, d’expression, de circulation…) ne sont pas à porter au crédit du capitalisme ou du « libéralisme économique ».

Organisation mondiale de la santé. L’OMS pratique la « gestion populationnelle » à grande échelle, notamment dans ses plans de vaccination, ou de dépistage « statistiquement rationnel ».
Denis Duclos, Entre corps et esprit : la culture contre le suicide collectif., Anthropos, Paris, 2001.
Pierre Legendre a fait son autoportrait intellectuel : « La connaissance industrielle, je la dois à mes travaux d’expert-conseil, sur le marché des organistions et auprès des Nations Unies. L’érudition d’historien du droit et le tour de main de juriste m’ont été transmis, à l’occasion d’une agrégation de droit, par quelques maîtres d’Europe et d’Amérique. Quant à ma pensée personnelle, elle s’est mesurée aux exercices périlleux de la psychanalyse. »
Autorisation vient « d’auteur », ce mot venant « d’auctor », susbtantif d’augeo : j’augmente.
Pierre Legendre, Leçons III, Dieu au miroir, Etudes sur l’institution des images, Paris, Fayard, Paris, 1994.
Pierre Legendre, Leçons VI, Les enfants du Texte, Etude sur la fonction parentale des Etats, Fayard, Paris, 1993.
Pierre Legendre, Leçons VII, Le désir politique de Dieu, Etudes sur les montages de l’Etat et du Droit, Fayard, Paris, 1988.
Thème repris par Dany-Robert Dufour, dans Folie et démocratie, Gallimard, Paris, 1994
Pierre Legendre, Leçons VII, page 92
Reproduction dans Quantara, n°15, Avril-Mai-Juin 1995. Rapportons ici cet intéressant commentaire de Legendre : «Ce qui fait du fondamentalisme religieux une affaire d’arrière-garde dans l’humanité, ce n’est pas qu’il rejette le progrès technique, le plus souvent assimilé en tant que tel, c’est qu’il n’accepte pas de franchir le seuil d’abstraction qu’impose la modernité. » in Quantara n° 15, page 26.
Pierre Legendre n’utilise pas cette expression, mais si nous cherchons comment nommer la dimension de la loi qui intéresse spécifiquement le sujet de l’inconscient selon cet auteur, nous ne trouvons guère d’expression moins connotée.
Pierre Legendre, Leçon VIII. Le crime du caporal Lortie, Traité sur le Père, Fayard, Paris, 1994
Richard Durn faisant irruption meurtrière dans le Conseil municipal de Nanterre fut élevé « sans père », de même que nombre de « tueurs de masse » s’attaquant à des collectivités politiques. Trop de père et pas assez sembleraient a insi se rejoindre dans la formation d’une hystérie masculine.
Notamment dans son livre Homo Sacer, Le Seuil, Paris, 2001.
Cf. également, cité par Pierre Legendre : E. Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Medieval Political Theology, Princeton University Press, 1957; ou sa traduction française.
Entretien accordé au journal Le Monde du mardi 22 avril 1997.
Pierre Legendre, Leçons II. L’empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, Fayard, Paris, 1994.
Extraits d’une lettre de Jean Stillemans à l’auteur, du 30 septembre 1997

Cf. infra note 20.
Voir les « poupées russes » de Castoriadis. Cf. supra page 15.
Dany-Robert Dufour, Folie et démocratie, Essai sur la forme unaire, Gallimard/le Débat, Paris, 1996
Tels ceux qui ont appelé leur profession au contrôle étatique, lors des discussions sur « l’amendement Accoyer » donnant statut aux psychothérapies, et réglementant pour la première fois la psychanalyse.
Charles Melman, L’homme sans gravité, (Jouir à tout prix), Denoël, Paris,2002.
Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites, opus cité.
« Assimiler le phénomène symbolique à la magie, ou bien le réduire à la violence légitimée des dominants, revient, ni plus ni moins, à traiter la pensée comme parade animalière, équivalent de crocs et de griffes, simple voile de pouvoir ou de force à l’état brut. » in Pierre Legendre, Leçons III, page 260.
Ce que développe, en particulier à propos des sectes mais pas uniquement, la sociologie de Denis Duclos que nous présenterons dans notre prochaine étape.
Formule de présentation déroutante auquel tient l’intéressé.
Denis Duclos, De la civilité, ou comment les sociétés apprivoisent la puissance, La Découverte, 1993, 320 pages
« Désir de politique », Les Rencontres de Strasbourg, 1995
« On est ici face au mythe fondateur de la loi, qui, si elle est, comme le dit Pierre Legendre, source du principe de raison, doit aussi être limite nécessaire de la science, arrêt du savoir. Le refus de créer un savoir peut être en effet parfaitement rationnel, et même paradoxalement fondateur d’un ordre humain. Ainsi, chez les Fataléka, avoir des ancêtres implique de rendre anonymes leurs crânes : c’est seulement de ce non-savoir sur les identités réelles que peut naître le repère de la communauté fondatrice. »
in De la civilité, opus cité, page 185.
Denis Duclos, Comment le langage vint à nos ancêtres. Petit traité de la singesse humaine, Le Passage, Paris, 2004
« …nous avons affaire à une monade qui dès sa constitution marque une rupture avec la dimension corporelle de l’être humain telle que nous ne pouvons pas la constater ni même la supposer chez les animaux, c’est-à-dire marque précisément une étrange relation qui se manifeste par ce quatuor :
l’âme influe sur le corps ; l’âme n’influe pas sur le corps ; le corps influe sur l’âme ; le corps n’influe pas sur l’âme ; les quatre propositions étant vraies en même temps selon ce que l’on considère… »
Cornélius Castoriadis, Conférence à l’EHESS du 8 décembre 1993.

La notion de personnage est proche de celle d’individu social, avec une nuance d’importance : Pour Castoriadis le contenu anthropologique de l’individu (chasseur-cueilleur, artisan, ouvrier…) est la partie socialisée du sujet, tandis que pour Ferreri le sujet est ce « furet » qui se faufile d’un personnage à l’autre sans marquer d’arrêt.
Les suicides des jeunes hommes au Québec, un cas de fatalisme ?
in Les solutions sociales de l’inconscient, sous la direction de Paul-Laurent Assoun et Markos Zafiropoulos, Economica, Paris, 2001.
Notamment dans son livre La démocratie contre elle-même, opus cité.
Markos Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales, PUF, Paris, 2001.
Jack Goody, La famille en Europe, Le Seuil, Paris, 2001.

Entre Esprit et corps : la culture contre le suicide collectif, Anthropos, Paris2002.
« Dans la société ougandaise des Hima, le tabou du contact entre femme et troupeaux a détruit cette ethnie nomade, quand le besoin de main d’œuvre (et donc la mise au travail des femmes pour garder les bêtes) s’est fait sentir, lors de l’extension des pâturages pendant la sécheresse sahélienne. Le système culturel dont ce tabou était une clef s’est révélé trop rigide pour assurer la survie collectif… » in Denis Duclos, De la civilité, La Découverte, Paris, 1993, page 60.
Denis Duclos, Nature et démocratie des passions, PUF, Paris, 1996
Cf. infra note 20.

Ecrit avec Jean Claude Passeron, EHESS and Mouton Editeur, Paris et La Haye, 1983.
Pierre Bourdieu, J.-C. Passeron, La reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
Selon l’expression de l’un de ses disciples : Christian de Montlibert, Introduction au raisonnement sociologique, Presses Universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 1990.
Dans un style qui n’est pas sans rappeler celui de la déconstruction de Jacques Derrida.
Pierre Bourdieu avec Loic J.D. Wacquant, Réponses, Le Seuil, Paris, 1992, page 114 : « En somme, exclure les « sujets » (qui sont toujours possibles comme une espèce de cas limite idéal) chers à la tradition des philosophies de la conscience, ce n’est pas annihiler les agents au bénéfice d’une structure hypostasiée, comme font certains marxistes structuralistes. »

.
Cf. Dany-Robert Dufour, Lettres sur la nature humaine à l’usage des survivants, Calmann-Lévy, Paris,1999.
Polémologie : science de la guerre (polémos en grec)
P., Bourdieu, Homo Academicus, Editions de Minuit, Paris, 1986.
Le champ « subjectivité et politique » dont nous cherchons quelques principes, et non pas le champ des sociologues.
P. Bourdieu La distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.
L’homme sans gravité, Denoël, Paris, 2002. p 223
Anthropologie structurale,
Les structures élémentaires de la parenté , Mouton, Paris-La Haye, 1967.
Entre Esprit et Corps, La culture contre le suicide collectif, Paris, Anthropos, 2002, page 34.
Pour D.Duclos, la rivalité avec l’autre culture implique d’abord l’amour entre les membres d’une même culture. L’homosexualité guerrière représente une « prohibition de la différence » ayant probablement précédé toute « prohibition de l’inceste ».
Psychologie des masses et analyse du moi , Oeuvres complètes de Sigmund Freud, tome XVI, PUF, Paris 1991 (1921)
Norbert Elias, La dynamique de l'Occident, Fayard, 1991.
Niklas Luhmann, Amour comme passion (de la codification de l’intimité), Aubier, Paris, 1990.
A la différence d’Hannah Arendt qui, dans le bref « fragment 1 » de « Qu’est ce que la politique ? » Seuil, Paris, 1995, définit la pluralité d’êtres différents comme l’essence même de la politique, Denis Duclos parle d’une pluralité intra-subjective (en chacun) comme condition de la pluralité inter-civique. (Nature et démocratie des passions, PUF, Paris , 1996)
Le « nous » académique ne sera pas complètement chassé ; il reviendra naturellement dans les passages où sa présence est requise !
Association de Maintien de l’Agriculture Paysanne :
Cette association dépasse le souci de manger sainement
Rudolf Steiner, fondateur de la doctrine anthroposophique.
Cf. note 20
Goethe, Traité des couleurs, Triades, Paris, 1973

Tandis que Cornélius Castoriadis refusait catégoriquement de parler aux média de sa vie privée.
« Bourgeois Bohêmes », selon l’heureuse expression de David Brooks in Bobos in Paradise, Simon and Schuster, New York, 2000.
Sébastien Schehr, La vie quotidienne des jeunes chômeurs, PUF, Paris, 1999

Jean-Paul Gouteux, La Nuit rwandaise, l’Esprit frappeur, Paris, 2002.
Même si l’accent mis sur le désastre ne nous permet pas d’oublier l’extraordinaire vitalité des sociétés du Sud, les inventions du quotidien, « les arts de faire et les manières de croire », dirait Michel de Certeau.

Lire de Laurent de Bartillat et Simon Retallack, STOP, Le Seuil, Paris, 2003.
Au sens de Michel de Certeau.
« Plus il y a de peuples (…), plus il se créera de monde entre eux et plus ce monde sera grand et riche. » (Hannah Arendt, Fragment 3 C, opus cité, page 154)
Ainsi des sensibilités différenciées au sein des groupes de jeunes révolutionnaires des années 60 et 70 : « J’avais adhéré à la Gauche prolétarienne sur la mise en pratique d’actions précises, violentes, revendicatrices. On nous appelait les « militaires », contrairement à d’autres, qui avaient un esprit « plus religieux », dans le sens de la réforme individuelle, de l’engagement vécu comme une purification et basé sur la culpabilité », Jean-Paul Cruse, in : Virginie Linhart, Volontaires pour l’usine (Vies d’établis 1967-1977), Le Seuil, Paris, 1994, p. 144.
Ce regard qui, sans doute, fut pour quelque chose dans la paranoïa d’un Jean Jacques Rousseau, comme retour sur lui-même de sa propre affirmation de la transcendance de la Loi sur ses créateurs contractants.
Sans parler du fait que certaines de ses variantes ont été dûment théorisées, comme dans les trava

Mercredi 1 Avril 2009 - 22:01
Vendredi 5 Juin 2009 - 23:37
Nicolas Stoffel
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