GARIBALDI 'Adieu à mes compagnons d'armes'



Anita et Giuseppe GARIBALDI
Anita et Giuseppe GARIBALDI
Giuseppe Garibaldi
"Adieu à mes compagnons d'armes" :

de : David Colon, david.colon@u-paris10.fr
http://perso.wanadoo.fr/david.colon/nations/index.htm


Le texte :

" Nous devons considérer la période qui finit comme la dernière étape de notre résurrection, et nous préparer à terminer splendidement la conception surprenante des élus de vingt générations, dont la Providence assigne l'accomplissement à cette génération fortunée.

Oui, jeunes gens ! l'Italie vous doit une entreprise qui a mérité les applaudissements du monde.

Vous avez vaincu, et vous vaincrez, parce que vous êtes désormais faits à la tactique militaire qui décide des batailles.

Vous n'êtes point dégénérés de ceux qui pénétrèrent dans les rangs profonds des phalanges macédoniennes et percèrent la poitrine aux superbes vainqueurs de l'Asie.

A cette page stupéfiante de l'histoire de notre pays en succèdera une plus glorieuse encore, et l'esclave montrera finalement au frère libre un fer aiguisé qui appartient aux anneaux de ses chaînes.

Aux armes tous ! tous ! et les oppresseurs, les puissants, se dissiperont comme la poussière.

Vous, femmes, rejetez loin de vous les couards, il ne vous donneront que des couards ; et vous, filles de la terre de la beauté, vous voulez une génération brave et généreuse !

Que les peureux doctrinaires s'en aillent porter ailleurs leur servilisme et leurs misères.

Ce peuple est maître de soi, il veut être frère des autres peuples, mais garder sa fierté avec le front haut, non le rabaisser, mendiant sa liberté, il ne veut pas être à la remorque d'hommes à cœur de fange. Non ! non ! non !

La Providence fit don à l'Italie de Victor-Emmanuel. Tout Italien doit se rattacher à lui, se serrer autour de lui. A côté du roi galant homme toute contestation doit disparaître, toute rancune se dissiper ! Encore une fois, je vous répète mon cri : aux armes, tous ! tous ! Si en mars 1861 il ne se trouve pas un million d'Italiens armés, pauvre liberté, pauvre terre italienne… Oh ! non ; loin de moi une pensée qui me répugne comme un poison. Le mois de mars 1861, et s'il le faut celui de février, nous nous trouverons tous à notre poste.

Italiens de Catalafini, de Palerme, du Volturno, d'Ancône, de Castelfidardo, d'Isernia, et, avec nous tout homme de cette terre non couarde, non servile, tous serrés autour du glorieux soldat de Palestro, nous donnerons la dernière secousse, le dernier coup à la tyrannie qui croule !

Accueillez, jeunes volontaires, reste honoré de dix batailles, une parole d'adieu. Je vous l'envoie ému d'affection, du profond de mon âme. Aujourd'hui, je dois me retirer, mais pour peu de jours. L'heure du combat me retrouvera avec vous encore, à côté des soldats de l'unité italienne.

Qu'ils retournent chez eux ceux-là seulement que rappellent les devoirs impérieux de famille, et ceux qui, glorieusement mutilés, ont mérité la reconnaissance de la patrie. Ils la serviront encore dans leurs foyers par leurs conseils, par le spectacle des nobles cicatrices qui décorent leurs fronts mâles de vingt ans. Quant aux autres, ils restent pour garder les glorieux drapeaux.

Nous nous retrouverons dans peu pour marcher ensemble à la délivrance de nos frères encore esclaves de l'étranger, que nous retrouverons dans peu pour marcher ensemble à de nouveaux triomphes.

Naples, 8 novembre 1860 "



Source : Archives diplomatiques, 1861, première année, tome I, pp. 136-137.



Le commentaire :



INTRODUCTION



- Nature et auteur du document



La nature du document mérite une analyse. En effet, le texte a été publié au début de l'année 1861 dans la première livraison de la revue Archives diplomatiques, dirigées par F. Amyot, sous le titre "Adresse du général Garibaldi à ses compagnons d'armes". Si l'origine du document n'est pas précisée, il est fort vraisemblable qu'il parvint à l'éditeur par une voie diplomatique. La traduction du texte a vraisemblablement été effectuée par la chancellerie française, mais peut tout aussi bien l'avoir été par la presse ou les partisans de Garibaldi eux-mêmes. Contrairement à l'indication donnée dans les Archives diplomatiques, il ne s'agit pas d'une adresse, c'est à dire, dans le sens courant, l'expression des voeux et des sentiments d'une assemblée politique. Il s'agit plus vraisemblablement d'une allocution (le texte a conservé beaucoup de tournures du discours oral), dont le texte a été diffusé par la suite. Cette déclaration était adressée par Giuseppe Garibaldi à ses partisans ("à mes compagnons d'arme"), indirectement, à l'opinion italienne et européenne et, au-delà, à la postérité.

L'auteur, Giuseppe Garibaldi est la grande figure du risorgimento italien, un personnage emblématique, élevé au rang de mythe par la république italienne (cf. le musée du risorgimento de Turin, cf. les manuels scolaires italiens).

Il est né en 1807 à Nice et mourut en 1882 sur la petite ile de Cabrera au large de la Sardaigne. Garibaldi naît français, puisque la France a annexé Nice en 1792. Mais, dès l'âge de 8 ans, en 1815, il devient sujet de Victor-Emmanuel Ier, puisque Nice revient à la couronne sarde à la suite du congrès de Vienne. Son père est capitaine de la marine marchande, ses frères marchands ou commerçants. A quinze ans, il s'engage comme mousse et fait son premier voyage à Odessa. C'est à 18 ans, en 1825, qu'il découvre Rome. Ce voyage à Rome est pour lui une révélation (comme pour Edward Gibbon avant lui), mais aussi une déception : la Rome des papes, exsangue, corrompue et en ruines est bien différente de celle qu'il imaginait. Rome devient alors son obsession. Entamant sa carrière de marin en assurant les relations avec le Levant, il est un jeune homme exalté et indépendant : il appartient à cette génération qui a vingt ans sous la Restauration, étouffée par l'ordre contre-révolutionnaire imposé par le Congrès de Vienne. Les grandes puissances victorieuses de Napoléon Ier, l'Autriche, la Russie, la Prusse et la Grande-Bretagne s'étaient en effet entendues pour maintenir le statu-quo au mépris des minorités nationales et des intérêts italiens.

L'Italie issue du congrès de Vienne est une "expression géographique", selon le mot du chancelier autrichien Metternich", un morcellement de petits Etats : Piémont Sardaigne, duchés de Parme et de Modène, grand duché de Toscane, les Etats pontificaux, le Royaume des Deux-Siciles (Mezzogiorno) et deux provinces - les plus riches de l'Italie - la Lombardie et la Vénétie, constituant un Royaume annexé par l'Autriche.

Lorsqu'il apprend en 1833, au cours de ses voyages, qu'un jeune génois, Giuseppe Mazzini, de deux ans son aîné, a fondé en 1831 une société secrète "Giovine Italia", dont le programme est "Unité, indépendance, République, il entre dans l'action. Il a vingt-six ans, et s'enrôle dans la marine de guerre du royaume de Sardaigne pour diffuser les idées mazziniennes. En 1834, l'insurrection mazzinienne échoue, Garibaldi, condamné à mort par contumace, fuit, d'abord en France, puis en Amérique latine (importante colonie italienne, beaucoup de mazziniens exilés), où il construit sa légende. Jusqu'en 1848, il combat avec succès sur terre (comme gaucho) comme sur mer (comme corsaire) pour des causes désespérées, telle que la défense de l'Uruguay contre le dictateur argentin Rosas. C'est au cours de la défense de Montévideo en 1843 que la légion italienne qu'il commande endosse la chemise rouge (vêtement à l'origine destiné à des ouvriers des abattoirs argentins). Cette chemise rouge est un élément essentiel du mythe Garibaldi, mais il faut mentionner aussi le poncho de la pampa, vaste chapeau de gaucho.

Lorsque le Risorgimento éclate en Italie à partir de 1848, Garibaldi, dont la réputation a précédé la venue, offre son épée au roi de Sardaigne, contre l'Autriche et identifie désormais son destin à celui de l'Italie. Il devient alors le héros des guerres risorgimentales contre l'Autriche pour débarasser le sol italien de la présence étrangère en Lombardie-Vénétie (guerres contre l'Autriche, 1848, 1849, 1859) et l'artisan de l'unification italienne, des Alpes à la Sicile (expédition des Mille, 1860).



- Date et contexte



Ce texte a été rédigé par Garibaldi dans le cadre de la guerre décisive pour la formation du royaume d'Italie, et à l'issue de la campagne militaire qui a établi sa légende : la campagne des mille.

La guerre contre l'Autriche avait éclaté le 26 avril 1859. Le comte de Cavour, ministre de Victor-Emmanuel II, avait su exploiter, lors de l'entrevue de Plombières (20-21 juill. 1858 les dispositions favorables de l'empereur Napoléon III (ancien carbonariste), que l'attentat d'Orsini décida à agir en Italie. Une alliance militaire franco-sarde fut signée le 28 janvier 1859, et, une fois la guerre déclarée, l'offensive des alliés, après les victoires de Montebello, de Palestro, de Magenta (4 juin) et de Solferino-San Martino (24 juin), aboutit à l'occupation de la Lombardie. Mais Napoléon III, inquiet des réticences de l'opinion française et de la menace prussienne sur le Rhin, arrêta brusquement la campagne, par les préliminaires de Villafranca (11 juill.) qui prévoyaient la cession de la Lombardie au Piémont. Cavour n'accepta pas, démissionna. Entre-temps, des mouvements nationaux avaient éclaté dans les Marches et l'Ombrie pontificales, ainsi que dans les duchés, d'où les souverains furent chassés. Les gouvernements provisoires modérés demandèrent l'union au Piémont. Il apparut ainsi bien vite que les stipulations de Villafranca, transformées en paix à Zurich (10 nov.), seraient inexécutables dans leurs clauses de restauration des monarques détrônés. Cavour, de sa retraite, attise alors les revendications nationales, par le canal de la Società nazionale italiana. Revenu au pouvoir, le 16 janvier 1860, il fait procéder aux plébiscites d'annexion en Italie centrale et dans les Légations pontificales (11-12 mars.), obtenant l'acceptation par Napoléon III de ce fait accompli en l'échange de la cession à la France de Nice et la Savoie.

C'est dans ce contexte que s'inscrit la campagne des "mille", entreprise de sa propre initiative (mais avec la tacite bienveillance de Cavour) par Garibaldi. Cette conquête du royaume des Deux-Siciles a permis à Garibaldi et ses partisans (les chemise rouge) de conquérir l'ensemble du Mezzogiorno. Cf Carte page 9. Il débarque à Marsala le 11 mai, conquiert Palerme le 27 mai, passe en Calabre les 19-21 août, entre à Naples le 7 septembre, et remporte la victoire décisive sur le Volturno (fleuve côtier de Campanie) les 2 et 3 octobre 1860. Il se proclame alors "dictateur des Deux-Siciles" (duce trionfatore) et installe son pouvoir à Naples, avant de remettre le 26 octobre 1860 son royaume au roi Victor-Emmanuel II, auquel il était resté fidèle. Fidèle au mythe qu'il construit, il renonce aux faveurs et aux honneurs que lui promet alors le roi pour se retirer, avec ses proches, dans l'ile de Cabrera.



- Problématique et plan



L'allocution qu'il adresse à ses troupes constitue donc en apparence un bilan de la campagne des mille et de ses implications politiques. En réalité, néanmoins, il s'agit aussi d'un programme d'action, annonciateur des conquêtes que Garibaldi appelle de ses voeux. Enfin, ce texte est, plus que tout autre, révélateur du mythe qui se construit autour du personnage de Garibaldi, un mythe dont ce dernier est le principal artisan.



I/ Le risorgimento : un mouvement populaire et patriotique

I/ Un programme d'action : l'unité italienne.



I/ Le risorgimento : un mouvement populaire et patriotique



A/ "La période qui finit" : plaidoyer pour l'unité italienne.



- Giuseppe évoque tout d'abord la situation politique en Italie, la présentant comme "la dernière étape de notre résurrection". Ce dernier terme est la traduction (maladroite), du mot "risorgimento" (de risorgere : resurgir, et non renaître - il faudrait traduire la "résurgence"). Il répond, dans le domaine national, au Rinascimento, la Renaissance culturelle du XVIe siècle. Popularisé à la fin du XVIIIe siècle par le dramaturge Alfieri, le terme de Risorgimento exprime l'attente du jour où l'Italie, "désarmée, divisée, avilie, enchaînée, impuissante, resurgira vertueuse, magnanime, libre et unie". C'est d'abord une idée-force, une prise de conscience politique et morale qui plonge ses racines dans le réformisme éclairé du XVIIIe siècle. La Révolution française, à travers les "républiques sœurs" du Directoire, puis l'Empire napoléonien, met l'Italie à l'école du libéralisme bourgeois, détruit partiellement l'Ancien Régime et renforce le sentiment national, dans une première expérience de vie commune. Giuseppe Garibaldi appartient à la première génération du risorgimento, la génération romantique de la première moitié du XIXe siècle, dû à l'action d'une minorité de patriotes qui, par des complots et des séditions, tentèrent, sans succès, de renverser l'absolutisme et l'hégémonie autrichienne, restaurés en 1815. Il incarne la voie sociale et populaire de ce mouvement national. Le texte dans son ensemble est une illustration de l'idée risorgimentale, puisque Garibaldi développe largement l'antithèse entre la tyrannie et la liberté. Ainsi, la métaphore de l'esclave (l. 13-15), dénonce l'emprise étrangère et pontificale sur l'Italie ; cette idée est encore suggérée par un champ lexical de la soumission : "oppresseurs", l. 16, "servilisme", l. 21, "couarde", "servile", l. 37, "tyrannie", l. 39, . Pour l'essentiel, le texte repose ainsi sur une antithèse entre l'oppression et la liberté ("mendiant sa liberté", l. 24-25, "liberté", l. 32 "liberté italienne", l. 44, "délivrance", l. 51).

- L'ennemi n'est pas nommément désigné dans le texte, mais il était clair dans l'esprit de ses auditeurs que les expressions "oppresseurs" (l. 16), "puissants" (l.16), "tyrannie" (l. 39), renvoyaient essentiellement à l'Autriche-Hongrie ("l'étranger" l. 52), et secondairement à la papauté.

- Garibaldi se présente ainsi comme le Hérault de la vaste entreprise de libération que représente le mouvement national. Il inscrit l'expédition des mille, mentionnée par périphrase l. 6-7 (cette "entreprise qui a mérité les applaudissements du monde") et de façon hyperbolique, l. 13 ("page stupéfiante de l'histoire de notre pays") dans le mouvement d'unification national dirigé par le royaume de Piémont-Sardaigne et, au-delà, il voit dans les combats en cours l'aboutissement d'une entreprise pluricentenaire ("vingt générations", l. 3, - expression hyperbolique, mais qui, prise au mot, renvoie à la Renaissance italienne).





B/ La conception garibaldienne : le peuple en armes



- La conception militaire de Garibaldi ressort de ce texte. Garibaldi a tiré de son expérience sud-américaine l'idée que le succès militaire dépend de l'organisation de l'armée, mais d'une armée tirée du peuple, représentant le peuple, et donc formée de volontaires ("jeunes volontaires", l. 40). Ceci explique qu'il laisse, aux lignes 45-49, la possibilité à ses soldats volontaires de retourner à leur foyer, une fois la campagne militaire achevée. La mention, l.48-49, des "conseils" et du "spectacle" de leurs cicatrices, illustre la relation étroite que l'armée de volontaires doit entretenir avec la population civile. Les blessures de ces jeunes combattants ont ainsi à ses yeux une vertu édifiante. De fait, les "mille" soldats qui accompagnèrent Garibaldi dans son expédition étaient tous des volontaires recrutés à Naples à partir du mois d'avril 1860. Les soldats ainsi recrutés venaient donc d'horizons très divers : des républicains, des patriotes radicaux, notamment siciliens (comme Francesco Crispi)... souvent des intellectuels, des étudiants, mais aussi un ancien soldat de Napoléon Ier, une femme (maîtresse de Crispi) et un enfant de onze ans.

- Armée de volontaire, l'armée garibaldienne n'en est pas moins une armée organisée et disciplinée, dotée d'une tactique efficace, à laquelle il fait allusion lignes 8-9 ("vous êtes désormais faits à la tactique militaire"). La tactique militaire de Garibaldi repose essentiellement sur la charge à la baïonnette, dans un assaut audacieux, ce qu'illustre dans le texte la référence au percement des phalanges macédoniennes (l. 10-11). Cette tactique contribua largement à ses succès ainsi qu'à sa légende. Si cette tactique lui apporta des succès lors de la campagne des mille, il faut néanmoins souligner qu'elle se révéla plus tard nettement moins efficace, voire très meutrière, fasse aux chassepots français, à Mentana, en 1867.

- Cette armée de volontaires tend à se confondre dans l'esprit de Mazzini avec le peuple lui même (l. 23), "ce peuple est maître de soi", le discours de Mazzini donnant l'impression d'un peuple tout entier en marche. Le fait qu'il s'adresse ici à ses troupes et non au peuple de Naples dans son ensemble est pourtant déjà un indice de l'écho relativement faible qu'il reçut à Naples. De fait, quelques dizaines de jeunes napolitains seulement rejoignirent les mille.



C/ Le patriotisme garibaldien.



- La définition du patriotisme par Garibaldi repose prioritairement sur le peuple. C'est au peuple qu'il revient de faire l'unité italienne (l. 23, "Ce peuple est maître de soi"). Cette idée du peuple, seul maître de son histoire, rejoint tant les conceptions mazziniennes que celles des républicains français (en particulier Michelet). On retrouve par ailleurs dans le discours de Garibaldi une tonalité paternaliste ("affection", l. 41, ou évoquant les "devoirs impérieux de famille", l. 46). Ce paternalisme du vieux soldat (53 ans), est particulièrement sensible dans l'appel qu'il lance aux femmes, l. 18-20, les incitant à donner à la cause de l'unité "une génération brave et généreuse". Lui-même donna l'exemple, puisque, marié une première fois en 1842, et père de quatre enfants, après la mort de sa première femme lors de la fuite de Rome en 1849, il se remaria deux fois et eut trois autres enfants, deux de ses fils (du premier mariage), participant aux guerres risorgimentales aux côtés de leur père. Ce souci de faire naître des soldats s'accompagne d'une politique d'éducation qu'il mit lui-même en oeuvre à Naples durant sa brève dictature. Contrairement au mot fameux du ministre d'Azeglio ("l'Italie est faite, il faut faire les Italiens"), Garibaldi jugeait nécessaire de faire des italiens pour faire l'Italie. Autrement dit, c'est sur le peuple, et lui seul, que semble reposer la quête de l'unité. Il faut néanmoins noter les contradictions entre l'affirmation de cette conception populaire de l'unité nationale et la réalité des faits, qui le vit remettre le pouvoir qu'il détenait entre les mains d'un monarque. Dans une certaine mesure, chez Garibaldi, le peuple était ainsi non une fin en soi, mais un instrument au service d'une fin ultime : l'unité nationale.

- A deux reprises, dans le texte, Garibaldi évoque la "Providence" (l. 4 et 27), signe d'une conception spiritualiste de l'unité italienne (cf. Mazzini). Il faut néanmoins que Garibaldi était franc-maçon (Loge des "Amis de la Patrie", de l'obédience du Grand Orient de France, initié en 1844), et tellement attaché au Grand-Orient qu'il fut élevé maître à Palerme, en pleine expédition. Son engagement maçonnique, et sa conception de la maçonnerie comme fraternité des hommes libres l'a conduit à identifier la maçonnerie et le programme national, la nation et l'humanité. Cet universalisme du nationalisme garibaldien s'exprime en particulier l. 23 : "(ce peuple) veut être frère des autres peuples"

- Le patriotisme garibaldien repose également sur un appel à l'histoire nationale. La Rome antique, en particulier, avec, dans le texte, deux références a priori contradictoires : l. 10-12, il assimile ses volontaires aux vainqueurs des conquêtes romaines ; l. 13-15, il fait allusion à la révolte de spartacus ("l'esclave"). La première allusion illustre l'esprit de conquête qui anime le patriotisme garibaldien. La métaphore de l'esclave renvoie d'abord à la composition disparate de l'armée garibaldienne, une armée de volontaires. Comme spartacus, Garibaldi se trouve propulsé à la tête d'un mouvement social, qu'il lui faut unir et organiser.

- La conception qu'a Garibaldi du patriotisme risorgimental est donc relativement vague, et parfois contradictoire, ce qui peut expliquer les multiples récupérations dont il fit plus tard l'objet (tant de la part de la droite libérale, de l'extrême gauche, que du fascisme).





II/ Un programme d'action : l'unité italienne.



A/ Le pragmatisme garibaldien : la fidélité au roi.



- Garibaldi, républicain de coeur à l'idée que la monarchie piémontaise était seule en mesure de faire l'unité de l'Italie, et qu'il fallait au moins provisoirement, tabler sur elle pour réaliser le vieux rêve unitaire. l. 27 : "La providence fit don à l'Italie de Victor Emmanuel". l. 28, "Tout italien doit se rattacher à lui, se serrer autour de lui". En qualifiant, l. 37, Victor Emmanuel II de "glorieux soldat de Palestro" (Palestro, victoire franco-sarde précédent de peu celle de Magenta), il lie la conquête de l'unité à la figure du roi Piémontais. Cette conversion s'est en fait produite en plusieurs temps ; en 1857, Garibaldi a adhéré à la Société nationale du sicilien la Farina, une société organisée par Cavour et qui visait à réaliser l'unité avec le concours des démocrates modérés et des libéraux, et dont le mot d'ordre était "Italia e Vittorio Emanuele" ; ensuite, en mars 1859, Garibaldi a accepté de quitter son île de Caprera pour prendre, à la demande de Cavour le commandement d'un corps de volontaires agrégé à l'armée régulière piémontaise. Le lien qu'établit Garibaldi entre la monarchie piémontaise et l'unité italienne explique la remise à Victor-Emmanuel du royaume des Deux-Siciles le 26 octobre. Il sait, à cette date, que le roi s'apprête à proclamer le royaume d'Italie, comme l'indiquent les références aux mois de février et mars (l. 31-34). (c'est le 17 mars 1861 que Victor Emmanuel II est proclamé roi d'Italie "par la grâce de Dieu et la volonté de la Nation").

- Cette fidélité au roi conduit Garibaldi à faire quelques concessions à ses principes et, au-delà, ses convictions personnelles. Ainsi, la mention, l. 29, des "contestations" et des "rancunes qu'ils faut dissiper", est une allusion à la cession à la France du comté de Nice et de la Savoie. Garibaldi, né à Nice et "Nizzard" de coeur, s'est toujours fermement opposé à la cession de cette terre italienne. Cavour a concédé à Napoléon III Nice et de la Savoie par le traité de Turin du 24 mars 1860, en l'échange de l'acceptation par l'empereur des conquêtes du royaume de Piémont-Sardaigne. La cession a provoqué la colère de Garibaldi, dictée autant par son attachement à Nice que par son hostilité envers Cavour. Aux yeux de Garibaldi, cette cession portait atteinte au principe intangible de l'unité italienne. Les plébiscites des 15, et 22-23 avril 1860, n'ont pas apaisé cette colère, signe peut-être du peu de cas que Garibaldi fait du principe d'autodétermination des peuples. Sans doute était-il instruit des manipulations possibles d'un plébiscites, puisque les résultats du plébiscite qu'il avait lui-même organisé le 21 octobre en Italie du sud avaient été soigneusement manipulés par le parti cavourien (en Sicile : 432).

- Cette fidélité au roi s'accompagne donc d'une défiance profonde envers son principal ministre, Cavour, que l'on peut sans mal identifier dans l'allusion perfide des lignes 21-22 ("que les peureux doctrinaires s'en aillent ailleurs porter leur servilisme et leur misère" Servilisme : référence à l'attitude de Cavour vis-à-vis de la France). Cette défiance de Garibaldi envers le puissant ministre piémontais s'était déjà exprimée clairement dans la lettre qu'il envoya au roi quelques heures avant le départ de son expédition : "Notre cri de guerre sera toujours : Vive l'unité italienne ! Vive Victor Emmanuel, son premier et son plus valeureux soldat... Si nous sommes vainqueurs, j'aurai la gloire d'orner votre couronne d'un nouveau et peut-être plus splendide fleuron, à cette seule condition cependant que vous ne permettrez jamais à vos conseillers de le transmettre à des étrangers, comme ils l'ont fait de ma ville natale".

- Garibaldi associait donc l'action révolutionnaire à la direction politique, fût-elle monarchique, à condition de tendre vers l'unification du pays. Cela le distingue singulièrement de. Alors que Mazzini considère la République comme l'objectif fondamental, Garibaldi tend toute son action vers l'Unité et l'indépendance de l'Italie, quitte à attendre que les conditions soient réunies pour que la république italienne puisse être proclamée. Ce pragmatisme politique de Garibaldi explique le parcours politique sinueux qui a été le sien, présentant parfois des contradictions. Ainsi, la proclamation du royaume d'Italie n'est à ses yeux qu'une étape intermédiaire, avant l'unité complète.





B/ "Aux armes" : Rome, prochaine étape.



- L'appel aux armes que lance Garibaldi à ses troupes ("aux armes", l. 16 et 30), atteste que son départ n'est pas définitif (l. 42 "Aujourd'hui je dois me retirer, mais je reviendrai dans peu de jours"). Les allusions au prochain combat, à la prochaine étape sur la voie de l'unité, sont nombreuses dans le texte (l.2-3 "nous préparer à terminer splendidement...", l. 38 "la dernière secousse", et surtout le dernier paragraphe). L'objectif de cet appel aux armes n'est jamais explicitement évoqué, mais les auditeurs et les lecteurs de Garibaldi savaient sans mal qu'il avait Rome à l'esprit. Car Garibaldi, comme Mazzini, ne pouvait concevoir d'autre capitale que la ville impériale, qu'il dut quitter en catastrophe avec ses maigres troupes en 1859, chassé par les armées de Louis-Napoléon Bonaparte qui rétablirent le pape Pie IX dans ses droits temporels.

- Dès son entrée à Naples, le 7 septembre, Garibaldi avait exprimé son intention de marcher sur Rome. À Naples, Garibaldi subit en effet l'influence de ses amis démocrates (dont Mazzini et Carlo Cattaneo): il fait expulser les envoyés de Cavour et annonce son intention de marcher sur Rome. C'est à la fois pour empêcher l'occupation de la ville sainte par les garibaldiens &endash; ce que Napoléon III ne saurait accepter France (Napoléon III entendait, en 1860, satisfaire à la fois les revendications nationales italiennes et les intérêts catholiques français, piliers du régime - il lui fallait donc soutenir Cavour, tout en veillant à ce que Pie IX ne soit pas victime de mouvements révolutionnaires garibaldiens - maintien d'un corps expéditionnaire dans le latium) &endash; et pour barrer la route à une éventuelle vague révolutionnaire, que le gouvernement de Turin décide (avec l'accord de l'empereur des Français), de faire avancer son armée sur Naples, en traversant les États de l'Église. Après la victoire des Piémontais sur les volontaires pontificaux de Lamoricière, à Castelfidardo (18 septembre 1860) et l'annexion des Marches et de l'Ombrie, Garibaldi ne put que s'incliner, repoussant à plus tard son projet de conquête. Le texte souligne donc l'intention fermement exprimée par Garibaldi de prendre Rome par la force, une fois l'unité de l'Italie proclamée par Victor Emmanuel. En cela, le texte apparaît donc comme proclamation martiale qu'il fait ici à ses hommes, pour les inviter à se préparer à agir pour s'emparer de Rome.



C/ Garibaldi, un homme seul, un mythe en construction.



- Il faut souligner que Garibaldi, lorsqu'il appelle ses hommes à se battre, est un homme isolé, ce qui contribue à nuancer la portée de son appel aux armes. L'amertume du condottiere transparaît à plusieurs reprises dans le texte ("rancune", "contestation", l. 30, "hommes au coeur de fange", l. 25-26). Différents facteurs expliquent cette rancune : outre la cession de Nice et la Savoie et la puissance de Cavour (dont Garibaldi a en vain demandé le renvoi au souverain le 11 septembre), il faut mentionner l'échec des réformes sociales entreprises par Garibaldi à Naples et qu'il souhaitait voir étendues à l'ensemble de l'Italie. Il n'en dit pas un mot dans le texte, et ce silence est en soi révélateur de l'isolement qui est le sien sur l'échiquier politique italien. En affirmant sa fidélité à Victor Emmanuel, il s'est trouvé l'otage de la politique libérale de Cavour. Son appel au peuple sonne ainsi comme un appel désespéré.

- Mais, au-delà, Garibaldi construit patiemment sa légende. Le mythe s'est forgé de son vivant, et il en fut le principal acteur, créant de toute pièce son personnage (cf. chapeau, etc). Le mythe garibaldien, c'est l'idée que le volontarisme d'un seul homme, avec une poignée d'aventuriers déterminé peut changer et bouleverser le cours de l'histoire. Avec l'expédition des Mille, naissait le Garibaldinismo, un concept qui supposait l'action incessante pour achever l'unification italienne et englober de fait, aussi bien Rome que les terres irrédentes. En remettant entre les mains de Victor-Emmanuel II un royaume entier sans rien exiger en retour, il enthousiasmait ses contemporains. Tandis qu'il s'exprimait devant ses troupes, une caricature, parue à Londres le représentait par exemple aidant Victor-Emmanuel à chausser une botte (la botte italienne, bien sûr). Garibaldi soigne donc son image de héros charismatique, courageux et désintéressé ; en se retirant sur son île de Caprera après la bataille (l. 40-44), il cultive aussi l'image d'un général romain qui, après le combat, retourne labourer son champ.

La finalité du texte est donc autant à chercher dans un programme d'action que dans l'élaboration d'un mythe et dans la diffusion de ses idéaux républicains et sociaux.



CONCLUSION



- Le texte illustre l'ambiguité du personnage de Garibaldi, républicain farouche et allié de la couronne, patriote éclairé et défenseur d'une conception territoriale de la nation. Capable d'organiser une expédition que l'on compara à celle d'Hannibal, mais incapable de capitaliser son action sur la scène politique piémontaise. Car, en dépit de multiples tentatives, Garibaldi n'entra jamais à Rome les armes à la main. Après l'unification de l'Italie, et surtout après la mort de Cavour, il crut le moment propice, mais il fut arrêté à Aspromonte en Calabre par les troupes gouvernementales italiennes (29 août 1862). En novembre 1867, il se heurta, à Mentana, aux zouaves pontificaux et au corps expéditionnaire français que commandait le général de Failly et doit une nouvelle fois renoncer à son entreprise. Dans l'intervalle, il avait participé en 1866 à la guerre contre l'Autriche et a même remporté d'importants succès dans le Trentin à la tête d'un corps de trente-cinq mille volontaires, alors que l'armée régulière était taillée en pièces à Custozza (24 juin 1866). Mais il dut renoncer à conquérir la Ville sainte, qui ne fut occupée par les troupes piémontaises (après un simulacre de bataille dont Garibaldi avait été soigneusement écarté), qu'en 1870, après la capitulation de Napoléon.

- La portée du texte réside donc moins dans sa portée immédiate que dans l'image que ce texte renvoit d'un personnage, véritable légende vivante, qui connut, surtout après la bataille (pourtant désastreuse pour lui) de Mentana, une immense popularité. Pour les Italiens, il est le héros mythique de la nation unifiée: celui qui a su faire passer l'intérêt de la nation italienne avant toute autre considération, et notamment avant ses convictions républicaines; celui également qui incarne la veine populaire et démocratique du Risorgimento. Au-delà des frontières de la péninsule, il est le "héros des deux mondes", toujours prêt, comme le seront ses fils, ses petits-fils et tous ceux qui se réclameront du symbole de la "chemise rouge", à voler au secours des nobles causes. Retiré à Caprera, où il reçoit des visiteurs venus du monde entier, il vit auprès de sa servante-maîtresse, Francesca Armosino, qui lui a donné trois enfants et qu'il finira par épouser en 1880. Il ne quittera plus son île que pour de brefs séjours sur le continent, et pour une ultime et glorieuse campagne dans la région de Dijon, lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. "Je viens donner à la France, déclare-t-il en débarquant à Marseille, ce qu'il reste de moi.". En février 1871, élu député dans quatre départements, il refuse de siéger au parlement de Bordeaux, face à l'hostilité violente de la droite catholique, sa démission entraînant celle de Victor Hugo.

Les dernières années de sa vie sont celle d'un patriarche universellement encensé, mais que tourmentent les maux du corps, la perte d'êtres chers, l'échec professionnel de deux de ses fils et des difficultés financières qui l'obligeront finalement à accepter en 1876 le "don national" qu'il avait orgueilleusement refusé deux ans plus tôt. Il meurt le 2 juin 1882, au retour d'un voyage triomphal en Sicile et à Naples. L'Italie lui fit des obsèques nationales.

Entré vivant dans la légende, ce capitaine courageux ne fut ni un grand stratège, ni un habile politique. Il ne fut pas non plus tout à fait ce naïf berné par les politiciens de profession que l'on a parfois décrit. Conscient de ses limites et des manœuvres dont il était l'objet, il a choisi de faire taire ses convictions démocratiques et sociales pour "faire l'Italie". Son nom, à côté de ceux de Cavour et de Victor-Emmanuel II, reste associé à cette œuvre, mais aussi à une action internationale en faveur de la liberté des peuples que poursuivront après lui les "garibaldiens": en Crète en 1898, au Transvaal à l'extrême fin du siècle, sur les champs de bataille de l'Argonne en 1914, en Espagne pendant la guerre civile et dans les maquis de France et d'Italie en 1944-1945. Il faut souligner, aussi, que les contradictions du personnage de son vivant lui ont valu, après sa mort, d'être revendiqué par des courants politiques très variés : héros du risorgimento pour la droite libérale, histrion de la comedia del'arte pour la droite cléricale, martyr de la république pour la gauche et duce trionfatore pour les fascistes, Garibaldi était, en somme, tout cela à la fois.



© David Colon 2001



La bibliographie :

• OUVRAGES GENERAUX

- Berstein, Milza, L'Italie contemporaine. Du Risorgimento à la chute du fascisme, Armand Colin, Paris, 1995

- G. Pécout, Naissance de l'Italie contemporaine (1770-1922), Nathan, Paris, 1997

- M. Vaussard, De Pétrarque à Mussolini. Évolution du sentiment nationaliste italien, Armand Colin, Paris, 1961.

• OUVRAGES SPECIALISES

- Max Gallo, Garibaldi, Fayard, 1982.

- Giuseppe Garibaldi, Mémoires d'un Chemise rouge, Paris, Maspero, 1981.

• ARTICLES :

- Hubert Heyriès, "Le mythe garibaldien", in Massimo Tramonte, dir., L'Italie à l'heure des bilans. La République italienne a cinquante ans, Montpellier, Université Paul Valéry, 1998.

- Pierre Milza, "Giuseppe Garibaldi", Encyclopédie universalis





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Date de dernière mise à jour : 6/02/02

Les Garibaldiens

Vendredi 12 Mai 2006
PG


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