LES TRIBULATIONS DE LA TENDANCE

06/05/2010

Espace revisité en modularité, ethnologie actualisée, végétalisation de l’urbanité… Telles sont les tendances exprimées par les têtes chercheuses de l’Observatoire qui, à chaque session de Maison&Objet, nous mettent de nouvelles pistes en tête pour à notre tour, imaginer nos intérieurs. Cette année encore, Élizabeth Leriche, François Bernard et Vincent Grégoire remettent leur imagination à l’ouvrage.

LES TRIBULATIONS DE LA TENDANCE
À leur perception de nos envies profondes et de l’évolution de nos mode de vie, l’espace se dessine en plages d’inspirations très différentes, faisant la preuve s’il en était besoin que la tendances n’est pas une chose abstraite qui entendrait nous soumettre à son autorité formelle et esthétique. La tendance demeure un air du temps, une somme d’aspirations profondes ou passagères, captées, interprétées et exprimées par les trois résidents de l’incontournable rendez-vous de la maison. La balle du cru 2010 est lancée, aux décorateurs, marchands, puis à nous de la prendre au bon. Et de picorer la proposition ou de l’embrasser toute entière, à chacun d’y trouver son bonheur ou de passer son tour. Car la décoration est avant tout une histoire d’affinités qui se nouent ou non avec la proposition. La tendance propose, notre désir dispose. Mais force est de reconnaître que la cohabitation, thème de la session hivernale, trouve de belles matérialisations lorsqu’il s’agit de jeter des ponts vers un autre multiple. Coopérative, Hybrid ou Transculture, Vincent Grégoire, François Bernard et Élizabeth Leriche nous font partager leur interprétation de l’aventure d’aujourd’hui.

LES TRIBULATIONS DE LA TENDANCE
À l’heure des différences gommées dans une sorte d’universalité promue par l’envie de ce qu’il y a chez les autres, puis subie par l’effet secondaire de l’uniformisation, chacun aspire au bonheur schizophrène de révéler sa différence en même temps qu’il se fondrait dans la masse. Et c’est peut être à l’acceptation de cette ambivalence que nous invite entre les lignes cette cohabitation. Urbanisation intensive contre écologie, cohabitation générationnelle ou culturelle, les opposés se complètent pour former un nouvel équilibre que d’aucun qualifie d’utopisme retrouvé. Il s’agit de vivre contre, tout contre ! Les objets se font rassembleurs, comme un point de convergence offert aux individus comme aux cultures. Les êtres à leur tour s’interconnectent, au delà de leurs représentations numériques. Le partage n’est plus un vœux pieu, mais une nécessité pour quelques uns et un mode de vie pour quelques autres : colocation, cohabitât, covoiturage, les jardins partagés font revivre les jardins ouvriers d’antan… L’union fait à nouveau la force, une force vive qui emploie l’intelligence collective, fédère les savoirs et mutualise la possession. Être toujours, mais ensemble, suppose toutefois de renouer avec le sens du partage, le goût de la curiosité, celui de la différence, la sienne, celle des autres, qui rend possible la rencontre. Oserai-je parler de tolérance, de respect ?

Ci contre. Le Flatshare, réfrigérateur multi-portes, conçu par Stefan Buchberger, finaliste du concours Electrolux Design Lab.

Alors d’un antipode à l’autre, qu’il soit des villes ou des champs, l’avenir se semble vouloir se dessiner en bonne compagnie, car la joie de vivre passerait par les autres ou tout au moins par le partage avec les autres… Car tel est bien le sujet soutenu par cette expression de la cohabitation qui dépasse et de loin la part visible de la génération Tanguy : « Il faudra bien apprendre à vivre les uns avec les autres, à concilier les générations diverses, les familles à géométrie variable, les cultures d’ailleurs, la ville et la nature dans un univers de plus en plus urbain. Un monde en surcharge recherche des manières alternatives d’être ensemble. Après le temps du chacun pour soi, la nouvelle décennie fédère les énergies sous le mode du partage et du lien restauré. La maison devient l’espace d’une nouvelle urbanité qui réconcilie les différences. Les styles anticipent le changement majeur du mieux-être à visage humain » soulignent de concert les membres de l’Observatoire de Maison&Objet. Un angélisme illusoire ou une utopie retrouvée pour oser imaginer des temps meilleurs. Trois scénarios, pour un même désir de partage sous le signe de la création… Sujet hautement collectif !

COOPÉRATIVE, LE QUOTIDIEN COLLECTIF
Vincent Grégoire prête attention à l’autre… qui le lui rend bien. Le repli sur soi a fait long feu, bouté hors du champ sociétale par des micro-pratiques qui privilégient les attitudes de solidarité et d’entraide. La société déshumanisée se voit opposer un contre pouvoir, une échappatoire salvatrice. Les modes coopératifs, associatifs ou participatifs remettent l’humain au cœur du système. « On assemble, on empile, on plugge des modules hétéroclites pour bâtir un nouvel ensemble. Les éléments se superposent, s’imbriques et se combinent ». Si l’on ne peut pas vivre sans les autres, encore faut il pouvoir vivre avec… ses parents, ses amis, son conjoints, ses enfants, et peut être même demain à nouveau ses parents. « Aujourd’hui et plus encore avec la crise, nous sommes obligés de vivre ensemble, les générations cohabitent, les jeunes adultes vivent en colocation, les couples divorcés qui n’ont pas les moyens de se séparer doivent se supporter... Nous sommes en train de passer du moi je des années 2000, au moi nous ».

1. Instant seat de Matali Crasset, édité par Moustache. Boites empilables Casa Design des 5.5 Designers. 2. Table Muuto.

Si l’heure n’est plus au repli sur soi mais au partage, si la première personne est celle du plurielle plus que du singulier, le partage ne doit pas pour autant gommer à son tour l’individu. Chacun participe de l’ensemble, et son intégrité doit être respectée. Résultat ? « On module pour conserver un espace personnel au milieu des autres et l’on fait des concessions ! Electrolux propose un réfrigérateur idéal pour une vie communautaire, il possède quatre tiroirs, à chacun le sien ». Avis aux parents de tous les Tanguy du monde, l’heure de la revanche est proche. Reste l’optimisme dont s’entoure cette perspective du vivre ensemble, bâtie sur des styles frais aux accents parfois transgénérationnels, dans des couleurs mêlant les tons neutres (blanc, noir, gris, beige) vitalisé par l’introduction de teintes fraiches de jaune, d’orange, de framboise, de parme de bleu et de vert. Comme le souligne Vincent Grégoire, les créateurs ont anticipé cette reconstruction. Meubles et objets adoptent des structures modulaires avec au premier rang de la convivialité des instants partagés : l’assise, et notamment le sofa Compo’sit dessiné par Matali Crasset pour Dunlopillo ou encore le sofa Confluences de Philippe Nigro, édité par Ligne Roset.

1. Le Face2face de YouNow ou la rencontre du matelas et du siège. 2. Fauteuil C de Tolix en version adulte et enfant. Vases de la collection Pretty Vases de François-Xavier Bellery, édité par Domeau & Péres.

HYBRID, LA NATURE AU CŒUR DU QUOTIDIEN
Certes, la frontière entre le dedans et le dehors s’estompe, les meubles de l’un s’invitant chez l’autre et inversement. Mais c’est par le vert à moitié plein que François Bernard voit le monde s’avancer. Le vert comme porté à l’équilibre de la minéralité urbaine ; le vert d’une fertilisation croisée qui associerait l’urbain, le naturel et le technologique. Et sommes toute, une pollinisation en marche si l’on considère les murs végétalisés qui fleurissent au cœur de nos villes et jusque dans certains appartements. « A l’heure de l’urbanisation extensive de la planète, la ville et la nature se réconcilient pour adoucir les mœurs citadines. Cette cohabitation engendre de nouvelles catégories d’objets, insolites et bienveillants, au service du bien-vivre ». Effet de tendance verte, clé des champs pour citadins en manque de chlorophylle… François Bernard remonte de lien de cette relation à la nature « À la Renaissance, le renouveau mythologique enchante la relation culturelle à la Nature, tandis que sa relation scientifique s’organise autour des jardins botaniques. » L’homme moderne poursuit l’écriture de sa relation avec la nature en progrès et découvertes successifs.

1. Pots et bacs à fleur en toile géotextile, BacSac. 2. Ensemble de bureau Moaroom. 3. Table Relief 45 de la collection Nature Individuelle de Patrick Nadeau. 4. Sculpture végétale Specimen de Constance Huin et Pierre Lefebvre.

Du romantisme pittoresque aux luxuriances exotiques sous les serres jouxtant les hôtels particuliers du XIXe, la nature entre dans la maison et s’y acclimate. Villes et campagnes cohabitent à leur tour en cité jardin, puis un temps oubliée la nature se rappellera à nouveau à la cité. « La nature dans l’habitat et la perméabilité entre ces deux univers ont largement été explorées ces dernières années. L’évolution majeure repose sur la qualité et la quantité des produits proposés par les créateurs. Ce ne sont plus seulement des produits réservés à des spécialistes, mais de réels produits de consommation disponibles sur le marché. Il devient de plus en plus facile d’installer un mur végétal chez soi. » Comme pour temporiser, la nature offre à voir le temps qui passe à son renouvellement permanent, ni jamais la même, ni tout à fait différente. Un spectacle de la nature a l’origine d’objets et de meubles d’un genre nouveau. Alexis Tricoire et son lustre Babylone, Mathieu Lehanneur et son Bel Air, un système de filtration de l’air grâce aux plantes, ou encore son Local River, système d’élevage de poissons et de production de légumes à domicile, font figure de défricheurs et de designer savants et utopistes. Ils ne sont pas seuls à imaginer le végétal autrement, table, assise, plafond, séparations… l’hybridation du végétal se porte sur de nombreuse fonctions domestiques jusqu’à quelques proposition d’oreillers. « On assiste de plus en plus à des expériences entre scientifiques et designers, l’exemple le plus connu étant le travail de Mathieu Lehanneur avec le Laboratoire, mais il y en a d’autres. Les scientifiques cherchent de plus en plus à reproduire certaines spécificités de la nature pour améliorer nos conditions de vie. Plus généralement, ces objets nous aident à mieux vivre la ville, ils ont un effet de catharsis, permettent de nous laver de nos émotions. »

1. Dos à dos, mur végétal et revêtement imprimé d’un motif végétal troublé d’un capitonnage. 2. Végétation mise en scène par le Miroir en Herbe de l’architecte Jean-Jacques Hubert, édité par Compagnie. Lustre Babylone, d’Alexis Tricoire. 3. Fauteuil Montanara de Gaetano Pesce, Meritalia.

TRANSCULTURE, LA SOMME DES EXCEPTIONS
C’est bel et bien la fin des identités culturelles comme figées par une punaise sur un planisphère. De nous convier à l’exploration des nouveaux mondes de la création, Élizabeth Leriche nous démontre de belle manière que la Terre n’est définitivement pas plate et que le goût ne connaît pas de frontière « la mondialisation ne se réduit pas à l’uniformisation des latitudes et des attitudes ». Les géographies et leur identité effacent les frontières entre le proche et le lointain et peut être plus encore entre le design et l’artisanat, entre le Nord et le Sud. La différence existe et se trouve magnifiée. Les cultures des uns baignent leur inspiration à celles des autres, « la culture des uns enrichit les pratiques des autres pour donner naissance à l’esthétique transculturelle des objets-monde, porteurs d’une histoire singulière. Le partage des différences enrichit la création. L’art et le design font cohabiter les diversités et les savoir-faire. Un voyage qui redéfinit l’altérité et l’identité de l’Ailleurs. »

1. La collection M’Afrique de Moroso, fabriquée épar des artisans africains fait intervenir différents designers internationaux dont Tord Boontje, Patricia Urquiola, Ayse Birsel et Bibi Seck, ou encore Philippe Bestenheider. 2. Banquette Principessa de Doshi-Levian, pour Moroso. 3. Corbeilles de plastique et osier, jonc, bambou ou canne, Bow Bins de Cordula Kehrer. Tapis de la collection Red Carpet imaginée par Arzu Firuz.

La tendance du métissage n’est pas nouvelle, ni même le goût pour l’exotisme d’un style puisé à d’autres latitudes, mais plus que d’emprunter une culture au risque souvent de la réduire à ses clichés, plus que de soumettre un artisanat à nos goûts et à nos codes culturels, Élizabeth Leriche voit dans cette rencontre « un mélange de cultures et de savoir faire, l’émergence d’un design multiculturel nourrit du dialogue entre les savoir-faire, qu’ils soient traditionnels ou contemporains. C’est perceptible avec le travail effectué par Tord Boontje avec des artisans sénégalais pour la société Moroso. Le design de cette collection à laquelle d’autres designers ont participé est, certes, européen, mais les formes s’inspirent de la culture africaine comme les textiles. Il en va de même avec la chaise de Konstantin Grcic qui utilise le savoir-faire de maîtres artisans du bambou et l’enrichit de son expérience. Il y a un réel échange. Le design ne pouvait donc pas rester centré sur ses origines occidentales. Grâce au transcodage des signes et à la transplantation de savoir faire, un design polyglotte invente des objets-monde. »

1. Lounge chair Binta, de Philippe Bestenheider pour Moroso. 2. Sofa Pleats Pleats de Daniel Hedner, Imaginary Office. 3. Chaise 43 de Konstantin Grcic, réalisée par le maître bambou taïwanais Chen Kao Ming, Yii Project-Jeff Dah-Yue Shi. 4. Taureau Capote, en faïence et crochet fait main, de Joana Vasconcelos.

LES TRIBULATIONS DE LA TENDANCE
Tandis que les centres villes de nos mégalopoles se normalisent dans l’uniformité de leurs vitrines et de leurs slogans, la crainte est grande de voir à leur tour les attributs culturels perdre de leur exception pour se fondre dans le moule mondial d’une création prête à consommer. Mais c’est vers un meilleur des mondes que tend la rencontre, « les frontières de la création sont en perpétuel mouvement, Internet a accéléré le procédé, tous les territoires peuvent être explorés en quelques clics, on assiste à la naissance d’une sorte de culture mondiale, mais accompagnée d’une plus grande prise de conscience des identités de chacun, des particularismes, avec le souhait de conserver, de protéger la diversité de notre univers. La part de l’identité culturelle se mue en langage universel où chacun retrouve une part de soi ».

Le détail de la tendance Cohabitation est à découvrir sur le Cahier d’Inspirations N°16 - Cohabitation, 130 €, disponible sur commande depuis le site de Maison&Objet www.maison-objet.com

La création ne sauvera pas peut être pas le monde, mais une chose est sure, elle contribuera à l’améliorer et d’une certaine manière forcera peut être la curiosité puis la rencontre de l’autre. La fiction se transporte d’ailleurs d’ores et déjà dans la réalité, la collection M’Afrique de Moroso par laquelle la Turque Ayse Birsel et Bibi Seck, d’origine martiniquaise et sénégalaise, rendent hommage à l’Afrique avec le siège Madame Dakar se trouve déjà dans les boutiques, de Made in Design et de Silvera, les aspirations naturalistes de François Bernard poursuivent leur poussent tandis que la coopérative de Vincent Grégoire fait groupe et entérine l’idée du temps partagé. Alors mélangez et peut être surtout mélangez-vous.