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Relation entre les impuissances apprises, les altérations neurologiques et la fonction quadricipitale chez les patients ayant des antécédents d'ACLR.



Les déficits prolongés de la fonction du genou après une reconstruction du ligament croisé antérieur (ACLR) sont généralement attribués aux altérations neurales qui entravent le renforcement efficace du muscle quadriceps. Il est supposé que les déficits d'activation du quadriceps induits par des mécanismes médullaires et corticaux contribuent directement à la faiblesse quadricipitale : ainsi il est suggèré que la présence d’altérations des afférences de l'articulation du genou (lésions des mécanorécepteurs, gonflement, douleur) et des modifications de l’activité réflexe entraînent une réorganisation corticale et une neuroplasticité.
 
Les signaux neuraux altérés peuvent entrainer des manifestations psycho-comportementales alors nommées « impuissance apprise » (IA). L’IA est un paradigme psychologique qui a été bien démontré chez l’animal ou dans les pathologies chroniques en réponse aux blessures traumatiques, altérations neurales et situations incontrôlables. Plus précisément, les déficits moteurs du membre concerné interagissent négativement avec la fonction psychologique et diminuent ainsi la capacité de l'individu à exécuter une tâche avec succès, jusqu’au point où celui-ci évite complètement le mouvement. Les altérations psychologiques sont un domaine d'intérêt en pleine croissance et, jusqu'à présent, les données ont démontré que le bien-être psychologique est fortement associé aux résultats physiques notamment chez les sujets ACLR.

Les perturbations de la signalisation neurale et les déficits psychologiques peuvent être interdépendants après une ACLR et dans certains cas se manifester sous forme d’impuissance apprise.
 
Bien que l’IA soit une manifestation clinique bien documentée dans les populations classiques de déficiences neurales, son application à une population de patients ACLR est un concept nouveau. Récemment, un cadre théorique a proposé que les altérations neurales, se produisant à la suite d'une lésion du LCA et du LCAR, ont la capacité de déclencher une réponse psychologique mal adaptée d’IA, alimentant un cercle vicieux entre les résultats postopératoires conduisant in fine à une qualité de vie globalement réduite. Pour appuyer cette conjoncture, des preuves préliminaires suggèrent que la réduction de la signalisation neurale au muscle quadriceps (via les voies du cortex moteur) chez les patients post ACLR de plus de 2 ans est associée à une plus grande perception d'impuissance (mesurée par questionnaire d’IA auto-déclarée) (10). 

On vous propose la synthèse de la publication  du 8 février 2020 de Burland et al., dans J Sport Rehabil.". Examining the Relationship Between Neuroplasticity and Learned Helplessness After ACLR : Early Versus Late Recovery."

Le but de cette étude est d'évaluer la relation entre l’impuissance apprise auto-déclarée, l'activité neurale (réflexivité vertébrale et excitabilité corticospinale) et la fonction des quadriceps (force et activation) dans les populations de ACLR précoce et tardive. 

Méthodes :
 
Participants :
  • 29 patients ACLR primaires
  • Critères exclusion : 
    • Antécédents de chirurgie du genou 
    • Blessure du membre inférieur controlatéral dans les 6 derniers mois 
    • Antécédents de commotion cérébrale dans les 6 derniers mois 
    • Diagnostic de cancer
 
Protocole :
Mesures :
  • Excitabilité neurale 
    • Excitabilité spinale (réflexe d’Hoffmann)
    • Excitabilité corticospinale (stimulation magnétique transcranienne)
  • Fonction quadricipitale
    • Force (contraction maximale isométrique (MVIC))
    • Activation (Central Activation Ratio (CAR) ; CAR = MVIC/MVIC+ où MVIC+ représente le test de force précédent avec l’ajout d’électrostimulation 150V sur les vastes médial distal et latéral proximal)
  • Impuissance apprise auto-déclarée
    • Questionnaire validé (utilisation du Arthritis Helplessness Index où les auteurs ont modifié les termes relatifs à l’arthrite avec les termes relatifs à l’ACLR. Ils ont ainsi nommé le questionnaire ACL Helplessness Index (ACL-HI) 
 
Statistiques :
  • 2 groupes :
    • Early : Individus ACLR < 2 ans
    • Late : Individus ≥ 2 ans
  • Independant t test
  • Analyse du composant principal (PCA)
  • P ≤ 0,05 a priori 

 
Résultats : 
 
Informations démographiques : 
Relation entre les impuissances apprises, les altérations neurologiques et la fonction quadricipitale chez les patients ayant des antécédents d'ACLR.

Early ACLR : 
  • L'analyse PCA a révélé 5 composants (Tableau 2) d'impuissance apprise associés à l'activité neuronale et à la fonction quadricipitale qui avaient des valeurs propres >1 et qui expliquaient respectivement 31,97%, 20,78%, 14,77%, 8,4% et 7,3% de la variance totale de l'ensemble de l'échelle ACL-HI. 
  • La composante 2 (état de préparation cognitive) a été modérément associée à la MVIC normalisée moyenne du membre du LCA (r2 = 0,513, P = 0,004) : une plus grande préparation cognitive étant liée à une plus grande force isométrique du quadriceps
  • La composante 5 (conscience de soi/gestion) a été associée négativement au seuil moteur actif (AMT) (excitabilité corticale) du membre opéré (r2 = 0,238, P = 0,05) (figures 1 et 2 : une plus grande conscience de soi et des compétences en matière de gestion de soi sont liées à des AMT plus faibles.

Late ACLR : 
  • L’analyse ACP a révélé 4 composantes (tableau 3) qui avaient des valeurs propres >1 et qui expliquaient respectivement 37,34%, 16,97%, 16,24% et 12,72% de la variance totale. 
  • La composante 2 (impuissance intrinsèque) a été associée au potentiel moteur évoqué à 120% de l'AMT dans le membre opéré (r2 = 0,653, P = 0,01 ; figure 3) : une plus grande impuissance intrinsèque a été associée à une réduction des MPE (cependant, deux participants ont affiché des valeurs de MPE:M plus élevées, ce qui explique cette relation : cette relation doit être interprétée avec prudence)

Discussion :

Afin de mieux comprendre la nature complexe et multifactorielle des environnements neuronaux et psychologiques après une ACLR, le but de cette étude était d'évaluer la relation entre l’impuissance apprise, les altérations neurologiques et la fonction quadricipitale chez les patients ayant des antécédents d'ACLR. 
Nous avons observé que dans le groupe Early ACLRune meilleure préparation cognitive et des attributs de gestion et de conscience de soi étaient liés à une plus grande force isométrique des quadriceps et à des AMT plus faibles(c'est-à-dire moins de stimulation nécessaire pour provoquer la dépolarisation des neurones dans le cortex moteur primaire), respectivement. 
Dans le groupe Late ACLRune plus grande impuissance intrinsèque était associée à une réduction des MPE (c'est-à-dire moins d'informations du cerveau reçues au niveau du muscle quadriceps). 
Comprendre comment les altérations neurologiques et les déficits fonctionnels sont liés à l’impuissance apprise post ACLR peut permettre aux cliniciens de mieux comprendre le rôle potentiel que la fonction psychologique peut jouer dans le rétablissement d'un patient.
 
Des travaux antérieurs soutiennent que des changements précoces des voies réflexes spinales peuvent inciter le système nerveux central à se réorganiser et à initier la neuroplasticité dans le cerveau (11). Ces changements neuronaux, en particulier au niveau du cortex moteur, peuvent se produire dès 3 à 6 mois post ACLR (1,12-15) Cliniquement, nous observons des modifications de l'excitabilité corticospinale sous la forme de seuils corticaux plus élevés (plus grande TMA) et de réductions du rendement moteur (plus faible MPE). Les résultats de notre enquête concordent de manière descriptive (tableau 1) avec les recherches précédentes qui ont mis en évidence une réduction de l'excitabilité corticospinale chez les patients atteints d’ACLR en phase tardive de récupération.
L’activité neuronale change progressivement, il est alors probable que la fonction neurocognitive, en particulier l’IA, se manifeste pendant la période de neuroplasticité du système nerveux central (10). Les altérations initiales du seuil moteur qui entraînent des déficits fonctionnels (faiblesse des quadriceps, altération des schémas moteurs) peuvent favoriser un environnement incontrôlable, initiant le développement de l’IA. D'autre part, des changements prolongés de l'excitabilité corticospinale (AMT plus élevée et MPE plus faible) peuvent éventuellement conduire à des changements neuronaux distincts dans l'ensemble du cerveau qui peuvent influencer directement les régions corticales consacrées au traitement des réponses émotionnelles associées à l’IA (8,9).
 
Des travaux théoriques récents ont proposé que la neuroplasticité corticale qui se produit à la suite d'une lésion du LCA puisse favoriser un environnement propice au développement de déficits neurocognitifs, en particulier d’IA (10).
Il est intéressant de noter que les résultats du groupe Early ACLR suggèrent que la gestion de la conscience de soi et des compétences d'autogestion dès le début du rétablissement peut aider à promouvoir de meilleurs résultats après l'ACLR, car elle était associée à une plus grande excitabilité corticospinale. Inversement, sur la base des résultats du groupe Late ACLR, les stratégies d'intervention axées sur des objectifs d'apprentissage progressifs et réalisables tout au long de la récupération, en particulier au cours des dernières étapes, peuvent aider à réduire la tendance d'un individu à se sentir intrinsèquement impuissant

Implication Clinique :
Il existe de nombreuses stratégies psychologiques cliniquement réalisables et abordables qui peuvent être mises en œuvre pour influencer l’impuissance apprise : 
 
  1. Il peut être utile d'améliorer la préparation cognitive et la conscience de soi et de diminuer l'impuissance intrinsèque par des interventions ciblées visant à améliorer la perception d'un individu que son "échec" ou son incapacité peut être surmonté par ses efforts.36  
  2. Plus précisément, l'accent mis sur la formulation d'objectifs qui favorisent l'apprentissage et l'augmentation des capacités au fil du temps par rapport à de simples évaluations de performance peut aider à promouvoir la diminution de l’impuissance apprise 36,37 
  3. En outre, l'imagerie guidée, les techniques de relaxation et les techniques de pleine conscience peuvent contribuer à réduire davantage le dysfonctionnement psychologique et le sentiment d'impuissance chez les patients ACLR.38,39 
  4. Afin de fournir des soins complets aux patients ACLR, les cliniciens devraient continuer à se former à l'administration de techniques psychologiques mentionnées précédemment, étant donné l'importance de cette relation pour la réussite globale du patient pendant sa réadaptation. 

Conclusion :
L’impuissance apprise implique plusieurs attributs psychologiques qui peuvent survenir au cours des différentes phases de la réadaptation post ACLR.
  • Dans le groupe des Early ACLR, une meilleure préparation cognitive et des attributs de conscience de soi/gestion étaient liés à une force isométrique plus élevée des quadriceps et à une AMT plus faible.
  • Dans le groupe Late ACLR, une plus grande impuissance intrinsèque était associée à une réduction des MPE.
Ces résultats préliminaires nous fournissent des domaines cliniquement pertinents sur lesquels nous devons nous concentrer après une ACLR. Plus précisément, le fait de cibler la préparation cognitive lors de l'exécution de tâches physiques, d'être plus conscient de soi et capable de s'autogérer peut favoriser un meilleur fonctionnement au début de la récupération. De plus, l'établissement d'objectifs axés sur l'apprentissage peut contribuer à réduire l'impuissance intrinsèque des patients à plus de 2 ans post ACLR.

L'article
Burland JP, Lepley AS, Cormier M, Distefano LJ, Lepley LK. Examining the Relationship Between Neuroplasticity and Learned Helplessness After ACLR : Early Versus Late Recovery. 2020;1–8.