Massacre d'emigrés Italiens a AIGUES MORTES

Aigues-Mortes.
Venus d’Italie pour le sel, 
ils ont trouvé le sang et la mort



Massacre d'emigrés Italiens a AIGUES MORTES

Le stéréotype est toujours vivace : en France, les vagues migratoires passées, espagnole, italienne ou polonaise, se seraient mieux intégrées que la récente vague d’immigration maghrébine. Aigues-Mortes, dans le Gard, où l’année dernière un couple a poursuivi à coups de fusil un groupe de jeunes issus de l’immigration maghrébine, est le contre-exemple parfait. Le 17 août 1893, elle fut le théâtre du « plus sanglant ‘‘pogrom’’ de l’histoire française contemporaine ». La vie est rude en ce temps-là dans les marais salants qui entourent l’ancien port royal. De 900 à 1 200 ouvriers travaillent dans les salins autour de la ville. La tâche est pénible : il faut battre le sel, le lever, et pousser des brouettes – jusqu’à cent kilos de sel – en haut des « camelles », des pyramides qui peuvent atteindre vingt mètres. Un travail payé au rendement qui impose un rythme d’enfer. Deux catégories d’ouvriers se côtoient : les Italiens et les « trimards » français. Ces derniers, vagabonds, « ouvriers par occasion », méprisés par « les Aiguemortains de souche », viennent de tout le sud de la France. Pour ce travail de somme, les Italiens sont plus performants que les vagabonds, qui ralentissent le groupe. Les plaintes des Italiens sont à l’origine d’une rixe, le 16 août, prélude au massacre du lendemain. Les ouvriers français propagent en ville la rumeur que trois Français sont morts. La foule s’excite, s’enfle des « ouvriers sans travail, qui abondent dans la ville, ainsi que des ouvriers qui désertent les chantiers ». Le 17 au matin, les scènes de lynchage se multiplient. Le rapport de Léon Nadal, procureur de Nîmes, daté du 18 août, est édifiant : « Des pierres énormes sont lancées de tous côtés sur les Italiens (…) à chaque pas, ces malheureux laissent des victimes sans défense sur le sol. » Les Aiguemortains, comme au spectacle, encouragent les trimards. « Pour échapper aux coups, les Italiens se sont couchés au sol les uns sur les autres, les cavaliers leur font un rempart, mais les pierres pleuvent, le sang ruisselle », établit encore le rapport. Des Italiens sont poussés dans les fossés et rossés d’abondance. Des coups de feu sont tirés, les blessés achevés à coups de trique… Bien que l’armée, arrivée tardivement sur place, ait réussi à mettre à l’abri quelques dizaines d’Italiens dans la tour Constance, la chasse à l’homme s’amplifie. Deux Italiens sont reconnus sur la place Saint-Louis et roués de coups de bâton. « L’un est sévèrement blessé, l’autre reste sans vie au sol. » L’émeute sera « définitivement domptée » le 18 au matin. Macabre décompte : « Huit personnes ont trouvé la mort, une cinquantaine d’autres ont été atteintes de blessures. » Sept des huit morts n’ont pu être identifiés, malgré les photographies des corps. La presse française, lancée à corps perdu dans la course au fait divers, dramatise à outrance, dessins sanglants à l’appui des exagérations d’agences. Dès lors, il ne s’agit plus d’une bagarre entre ouvriers réguliers et vagabonds, encore moins, le résultat des conditions de travail imposées alors par la Compagnie des salins du Midi, « grande entreprise capitaliste », note l’historien Gérard Noiriel sur le site Internet du collectif Manifeste rien, avec lequel il a coécrit une pièce sur le massacre des Italiens, tirée de son livre (1). Le sentiment de déclassement des petits ouvriers français, comme l’exaltation patriotique après la guerre perdue de 1870 et son cortège de discours, qui – déjà – exaltent « l’identité nationale, la fierté d’être français », font de cet épisode une lutte entre nationalités. Ce qui va donner une dimension de crise internationale à l’affaire. Alors que l’opinion française ne s’émeut guère, en Italie, éclatent de violentes manifestations antifrançaises. À une époque où ce pays est l’allié de l’Allemagne, ces mobilisations alimentent des deux côtés des Alpes l’idée que la guerre est proche. C’est qu’en Italie aussi, les journaux exagèrent, évoquant « 150 morts » et des processions de Français sanguinaires portant les corps d’enfants empalés… L’opinion italienne est d’autant plus choquée que les vingt-six inculpés pour assassinat ont tous été acquittés par un jury populaire de cour d’assises, « en dépit des preuves accablantes réunies contre eux », note Gérard Noiriel. Le procureur de Nîmes, Nadal, pour les besoins de sa carrière et sous pression du gouvernement, a truqué le procès. Ce grand scandale de l’histoire judiciaire a placé la France « au ban des nations civilisées » : au lendemain du massacre, le New York Times dénonçait « the barbarous French nativism and chauvinism ». Le conflit sera finalement évité. Les gouvernements italien et français se sont entendus pour « enterrer l’affaire », « longtemps occultée dans la mémoire collective française », déplore Noiriel. Même à Aigues-Mortes, le vent salé en a effacé toute trace…

(1) Le Massacre des Italiens, Aigues-Mortes, 
17 août 1893, de Gérard Noiriel, collection 
« Les Journées qui ont fait la France », Fayard.

GRÉGORY MARIN
VENDREDI, 16 AOÛT, 2013
L'HUMANITÉ

Samedi 29 Avril 2017
PG