Oedipe m'a dit de vous dire ....


Quand je l’ai rencontré, c’était un digne vieillard assis sous un arbre. Ses yeux morts regardaient un ailleurs, invisible pour mes yeux vivants. Il était vêtu d’une longue robe blanche, et ses cheveux de neige se répandaient sur ses épaules, pareils à une cape. Il était accompagné d’une jeune femme qu’il me présenta comme sa fille, Antigone. Il semblait fatigué, d’une fatigue sans âge et sans remède. A le regarder, je devinais quel adolescent fougueux il avait pu être, quel roi compatissant et ferme, quel homme inflexible détruit par l’épreuve inimaginable qu’il avait subie, et pourtant ... encore debout. Il me sourit, de ce sourire triste de ceux qui ont à annoncer de pas très bonnes nouvelles :

“Dire qu’il me faut encore revenir sur cette vie, sur ma vie, reprendre ses méandres et ses boucles, revoir des visages chers à jamais disparu sauf dans mon coeur, revivre ces souffrances crucifiantes autant qu’au premier jour ... les générations successives ont peu ou prou parlé de moi, ont fait des spectacles de mon existence tragique, l’ont travestie plus souvent que respectée.

Et puis voilà que depuis quelques dizaines d’années, les choses s’emballent. Un de vos chercheurs a cru bon de prendre la fin de ma vie pour illustrer une de ses idées ... et cela s’est répété, encore et encore, et maintenant l’écho de mon nom résonne dans toute votre civilisation. Alors que je voulais plus que tout qu’il aille s’affaiblissant à travers les couloirs sombres de l’éternité pour s’ensevelir un jour sous la poussière des âges, me permettant enfin l’oubli et le repos, et voilà que cet homme arrive, m’emprisonne dans les rets déformants de son être et en inonde le monde, à travers l’espace et le temps ... cela, je ne peux y consentir.

Il me fallait une voix d’aujourd’hui pour porter ma voix si ancienne, un esprit qui soit de ce temps, un coeur qui essaie de me comprendre et des mains qui sachent utiliser les outils de cette époque. Tu es cette voix , cet esprit, ce coeur et ces mains. Et ne me demandes pas, et ne te me demandes pas pourquoi je t’ai choisie ; c’est toi qui es venue. Certes, tu ne savais pas que chacun de tes pas t’approchait de moi mais ta démarche était assurée, ton questionnement curieux et ouvert et ton regard confiant ...

A quoi tient le destin d’un être ?
Moi plus que tout autre je sais combien nos vies se jouent sur des circonstances ténues et fragiles comme le battement d’une aile de papillon, ou le premier souffle d’un nouveau né ... une pensée, un regard, une émotion ont ce pouvoir exorbitant de pouvoir infléchir le cours d’une existence.
Moi plus que tout autre sait la vanité de nos questionnements et la vacuité de nos grandes décisions. Ne perds pas ton temps à vouloir des réponses à des questions qui n’en sont pas.
Sur l’espace d’une vie humaine, les choix se referment plus vite qu’un éventail dans les mains d’une jeune fille, et les événements surgissent, d’une cause insoupçonnable, suivant des relations inimaginables. Tenter de les combattre ou d’en détourner le cours ne fait que nous crucifier plus profondément à leur déroulement. S’arrêter, ouvrir les yeux lucidement, comprendre ces signes qui parlent de notre passé et de notre avenir pour mieux vivre aujourd’hui sont nos seuls choix. Et cela pourrait tout changer ... et cela aurait pu tout changer.”

Il leva la tête, et j’eus l’impression que son regard détruit se perdait dans une douloureuse songerie.
“Je comprendrais que tu t’insurges. Moi non plus je n’ai jamais supporté que le destin m’impose sa volonté. Je n’avais pas saisi, alors, que c’était moi et moi seul qui brodait le dessin de ma vie, sur une trame que mon père, ma mère et mes ancêtres avaient tissée ... certes, des circonstances étrangères à ma vie survenaient, qui pouvaient influer : mais les décisions quant aux événements que faisaient naître ces circonstances, c’était moi qui les prenaient ... Maintenant, trêve de discours ; regardes, écoutes, vis, comprends ... je suis près de toi, et ma voix t’accompagnera tout le long du voyage.”

Brutalement, le temps d’un souffle, tout s’effaça. Un bref vertige, et une odeur puissante de chevaux en sueur, de crottin, de paille ... des voix, celle d’un homme, impérieuse, et celle d’un jeune garçon encore chantante ; bruits d’écuries, souffle des chevaux, et un dialogue dont je ne comprends pas la langue. Ma vue s’accommode. L’homme est au début de sa maturité, et dégage une impression de force et d’autorité. Il a certainement l’habitude qu’on lui obéisse. Le jeune garçon, plus tout à fait un enfant, pas encore un adolescent, est d’une beauté incroyable. Des traits purs et harmonieux, un corps souple et délié, de la grâce et de la vie à ne pas savoir qu’en faire ... il ressemble au premier matin du monde, encore intouché et si riche ...

“Cet enfant, c’est Chrysippos ... c’est lui qui va entraîner le saccage de nombreuses existences, et pourtant il est innocent comme l’agneau qui vient de naître. Comment pourrait il être coupable d’être beau et gracieux ? L’homme, c’est Laïos, mon père, le roi de Thèbes en exil. Il s’est réfugié chez le roi Pélops, qui l’a accueilli et lui a confié l’instruction équestre de son fils. Cela fait des semaines que Laïos lui enseigne le maniement du char et l’art de la monte. L’enfant est doué. Il est confiant. Il sourit, et c’est un rayon de soleil qui danse dans l’écurie ... il rit, et c’est un rossignol qui trille ... il ne marche pas, il danse ... mon père est complètement envoûté. En son corps d’homme s’est allumé un incendie qu’il contrôle à grand peine. Il pourrait encore partir, l’idée lui a plusieurs fois traversé l’esprit, partir avant que ... il ne soit trop tard. Les fils du destin, le sien, le nôtre, il les tient dans ses mains sans le savoir. Et quand il apprend que ceux qui avaient usurpés son trône sont morts, il part. En emmenant avec lui l’enfant, il va fuir comme un voleur, assouvir ses désirs comme un animal, éteindre la lumière qui habite l’enfant et le plonger dans une nuit de souffrances. Nuit qui se finira dans la mort de l’innocent, honteux des sévices qu’il avait attiré sur lui, malgré lui. Les fils du destin se sont noués inexorablement. Plus rien ne pourra arrêter la succession des événements. Le roi Pélops, fou de douleur et de colère, a supplié les dieux de venger son fils et de maudire Laïos là où il avait fauté : sur son propre fils à naître.”

La voix d’Oedipe s’est brisée. Nul doute qu’il revit sa tragédie intime. La scène bascule ; maintenant, nous sommes en une chambre où un couple vient de s’ébattre. Je reconnais LaÏos, et près de lui, c’est Jocaste, sa toute jeune femme. Elle est heureuse : cela faisait un temps infini que son époux ne la touchait plus, depuis qu’il savait par un oracle, consulté parce qu’ils n’arrivaient pas à avoir d’enfants, que si un fils leur naissait il le tuerait et l’épouserait elle, sa mère ...
Balivernes que tout cela ! Ce soir, son mari avait bu du vin plus que de coutume, et l’avait entraînée sur sa couche. Enfin ! Il faudrait qu’elle veille à ce qu’il y prenne goût ...
Les fils du destin, par les sortilèges du vin et de Jocaste, viennent de se serrer d’un noeud supplémentaire, liant les protagonistes de plus en plus.

“Mon père aime le vin, car il lui offre l’oubli. Mais là, le cadeau qu’il vient de lui faire, c’est moi. Et je boirais cette coupe jusqu’à la lie. J’en serai ivre et sans discernement. Ma vie commence dans l’inconscience de l’ivresse, se déroule dans l’aveuglement, et finit dans la clarté crue de la conscience claire, quand je passe de l’envers de la trame à son endroit, et voit enfin les causes et les effets s’articuler au plus juste, implacablement.”

Nouveau décor : un colline, deux hommes : un serviteur, pâtre esclave et un berger, qui marchent l’un vers l’autre, deux fils supplémentaires qui viennent nouer la tragédie au plus serré. Le serviteur a été chargé par Laïos d’exposer son fils qui vient de naître sur la colline, afin qu’il meure. A cet effet, ses chevilles ont été percées et liées. Le berger, qui garde son troupeau un peu plus loin, a été attiré par les cris déchirants du nouveau né.“Les chevilles m’en brûlent encore ... Laïos n’a pas eu le courage de me tuer, il craignait que mon sang ne lui retombe sur la tête, il a chargé son serviteur de m’exposer aux bêtes ... Mais voilà, un autre berger était là, qui eut pitié de moi. Pourquoi n’a-t-il pas quitté le pâturage une heure plus tôt, ou n’est-il pas venu deux heures plus tard ... les bêtes m’aurait miséricordieusement dévoré, et rien ne serait advenu ??? Le berger est heureux de pouvoir parler avec un autre homme, les heures sont longues en tête à tête avec les moutons ; il est sincèrement ému par le destin qui m’est promis, et voudrait pouvoir être utile. Mais que ferait-il d’un nouveau né dans les montagnes ? A débattre, le temps passe, et il est l’heure de rentrer le troupeau ... le berger se charge de moi : les monarques de sa ville sont stériles, peut être adopteraient-ils cet enfant que le destin met sur sa route ? Et bien sûr ils vont m’accepter, m’accueillir comme un fils, m’élever comme un de leur sang ... au cours des semaines, le secret va peu à peu poser son voile sur leur palais, et bientôt tous croiront ou feindront de croire que ce fils est le leur ... je grandis sans souci, d’un bonheur simple de l’assurance de l’amour des miens, de ce que j’étais et de ce que j’allais être. ”

Oedipe se tut, plongé dans des souvenirs doux amers ... il reprit, alors que sur les collines le soir tombait, estompant le paysage, exaltant les odeurs et les bruits ...
“Et l’arrachement de cette certitude ne serait pas la moindre douleur du destin qui allait m’advenir ... certes j’avais d’étranges cicatrices aux chevilles, et jamais je ne m’étais inquiété de savoir d’où elles venaient, certes mon nom signifiait “pieds enflés”, mais je supposais sur ces faits un problème de naissance ou de petite enfance sans importance, puisque nul ne m’en avait touché mot, certes mes traits ne reflétaient pas ceux de mes parents, mais combien d’enfants je croisais, qui offraient un visage neuf à la lignée paternelle ? ...
quels doutes auraient pu me venir ? J’avais été élevé comme le cadeau de la vie à un couple qui se désespérait d’engendrer, promis à la royauté de la ville comme le fleuve qui coule est promis à l’océan. J’étais fougueux, assuré de moi même, prompt à réagir et vif, comme bien des jeunes hommes de mon âge et de mon rang ...”

“Ce fut la première déchirure, la fin de l’innocence et de la joie, le début de l’inquiétude, des questions sans fin et sans réponses qui me rongèrent comme l’acide le plus corrosif qui soit. D’un seul coup, en quelques minutes, je venais de perdre mes certitudes. L’aisance avec laquelle ces phrases :
“Qui es tu, toi qui te dis fils de roi mais qui fus rapporté du pâturage par un berger ? Quel sang corrompu coule dans tes veines, que tes parents t’aient exposé aux crocs des bêtes sauvages ? Regarde tes chevilles, elle parlent de vérité : elles portent les cicatrices des blessures infligées par les tiens, assurés qu’ils voulaient être de ton décès ... écoutes ton nom, lui aussi clame juste les conséquences de ces blessures ...”
se plantèrent en mon coeur me dit combien ces paroles résonnaient en moi.

Je partis. Pour la première fois de ma vie, je rompis une dispute avant que d’avoir eu le dessus, et m’enfuis comme si ma vie en dépendait. Au soir suivant, j’entretins ceux que je croyais être mes parents : à mes questions affolées, à mon angoisse visible, à ma colère désespérée, ils répondirent de dénégations violentes et unanimes. Pourquoi m’ont-ils menti ? Pourquoi leur parole que je savais franche et sans détour fut cette fois fausse ? Que craignaient-ils plus que tout, en me dissimulant mes origines ? Cette seule et unique fois où parler vrai eut été indispensable, ils m’ont trahi ... Eux tout comme Laïos, ont eu les fils de ma destinée entre leurs mains ; et eux aussi ont fait le mauvaix choix ... Le doute était en moi, il me fallait en savoir plus. Quel sang coulait dans mes veines ? Je résolus de quitter Corinthe et d’aller consulter l’Oracle de Delphes. ”

La voix d’Oedipe s’assourdit.
“Que n’ai je entendu les supplications de ma mère !!! L’oracle ne me repondit point sur le sujet dont je l’entretenais, mais il me fit une prédiction, la plus atroce qui soit : de mes reins naîtrait une lignée abominable car issue de mes épousailles avec ma mère ... et pour ce faire, j’aurais tué la source de ma propre vie, mon père !!! Qu’avais je donc pu faire aux dieux, qu’ils enchaînent ainsi les supplices sur ma vie ? D’abord un ivrogne jetait le doute sur les racines même de mon être, ensuite l’oracle me vouait à un destin infâme. Je résolus de ne pas donner raison à la fatalité qui m’était promise : je quittais Delphe avec la ferme intention de ne plus jamais goûter au doux réconfort de l’affection des miens ; leur sécurité, leur honneur, leur bonheur étaient à ce prix. Je pris la route, dans la direction opposée à Corinthe. Comment aurais-je pu deviner ? Comment aurais-je pu me douter que chacun de mes pas, loin de m’éloigner de mon sort, me menait inexorablement vers lui ?”

L’obscurité, qui était sur nous, s’éclaircit de teintes plus claires, et je vis comme un lever de jour en accéléré. Une route, où marche un homme jeune, seul, d’un pas précipité comme si une affaire urgente l’appelait. Un carrefour, des rochers qui rétrécissent le passage. Un chariot tiré par de fiers destriers, où se dresse un homme, Laïos, et des serviteurs, conduit par un cocher, précédé d’un héraut, roule à vive allure ; la ville de Laïos, Thèbes, est sous la domination du Sphinx, et Laïos se rend à Delphe pour entendre l’oracle. Le héraut exige le passage, l’homme qu’il mène est roi ; Oedipe refuse, il est lui même fils de roi. Le cocher bouscule Oedipe, qui le frappe en retour et tente de passer en longeant le chariot royal. Las, Laïos lui assène un coup. La colère d’Oedipe explose, si longtemps contenue. En quelques minutes, il fait un carnage. Seul un serviteur parvient à en réchapper.
Je m’éloignais. J’errais longtemps, et il se passa du temps avant que Thèbes ne m’apparaisse.

“Je ne l’avais pas vu. Je n’avais pas vu qu’il restait un survivant. Ma rage s’était épuisée avec leurs sangs qui coulaient en abondance de mille plaies. Un nouveau noeud venait de se serrer : j’avais laissé en vie celui qui pourrait témoigner contre moi.
J’appris très vite qu’un monstre ailé, à tête de femme et au corps de lion, tenait la ville sous sa coupe : une énigme était posée, et chaque jour un thébain devait lui donner réponse ; si elle était fausse, le Sphinx le dévorait. Depuis la disparition de leur souverain, Laïos, tombé sous les coups de brigands selon la rumeur, les thébains avaient pour monarques Jocaste, veuve du roi, et son frère Créon, régent. Il avait promis les clés de la ville et la main de Jocaste à qui libérerait Thèbes du Sphinx. Que m’importait ma vie ? J’avais du fuir les êtres les plus chers à mon coeur pour ne point leur causer de tort ; périr aujourd’hui m’éviterait un sort bien plus funeste que la mort. Je me portais d’un pas ferme au devant du Sphinx. Sa question me parut facile, et je la résolus sans coup férir. Le Sphinx se jeta dans l’abîme. Thèbes était libre. Je reçus ma récompense, et épousais Jocaste. J’entamais un nouveau pan de mon existence, que je croyais vierge de mon passé. Même si ma vie n’était pas telle que prévue, je n’eus pas l’impression de perdre beaucoup au change - hors le fait de ne plus voir ceux qui m’avaient accompagnés aussi loin que mes souvenirs me portent, ceux que je croyais être mes parents ...
De nombreuses années s’écoulèrent, puisque j’eus le loisir d’engendrer deux fils et deux filles, et de les voir grandir. La paix régnait sur Thèbes, la ville prospérait, mais je n’avais pas suffisamment oublié l’oracle pour oser aller revoir les chers visages de mes parents, quand bien même ce besoin se faisait durement sentir. Je n’espérais rien d’autre que de voir mes enfants devenir adultes, se marier, donner la vie à leur tour, et pouvoir leur léguer une ville florissante et en paix. Chimères !!! La cruauté des dieux ne tient-elle pas beaucoup à ces moments sereins qu’ils nous accordent, nous faisant croire à leur oubli envers nous ? Nous laissant espérer, rêver, bâtir des projets aussi consistants que châteaux d’enfant sur la plage à marée montante, et avoir des fils et des filles, et les aimer, et vouloir les voir devenir hommes et femmes ... ”

Oedipe me faisait penser à ce chêne puissant couché par une tempête, que j’avais vu, enfant ; des racines le nourrissaient encore, et il n’en finissait pas de mourir. Les temps heureux venaient de nouveau de le visiter, et il répugnait à les quitter, surtout sachant ce qui l’attendait. Sa tête se tourna vers moi, et j’eus l’impression que son regard mort me transperçait.

“Plus besoin d’images pour le final. Une peste s’abattit sur Thèbes. Les récoltes pourrissaient, les fruits avortaient, les troupeaux mourraient, les femmes donnaient jour à des enfants morts. Il vint en longue procession, mon peuple, me supplier de mettre fin à ce désastre. Quoi, j’avais vaincu le Sphinx, je pouvais vaincre une seconde fois ! J’envoyais Créon consulter l’oracle, et son verdict fut clair : jadis Thèbes eut un roi nommé Laïos, et ce roi périt de mains criminelles qui restèrent impunies. La peste sévirait tant que les coupables ne seraient pas châtiés. Sans savoir, je jetais la malédiction sur leur tête, et sur ceux qui les aidaient. Sans savoir, j’appelais les foudres divines sur leur nom. Sans savoir je me querellais âprement avec Tirésias, le devin, puis avec mon beau frère Créon. Sans savoir, je fis quérir le seul survivant de l’attaque contre Laïos, un serviteur. Survint un messager, venu m’annoncer que Polybe (mon père adoptif, que je croyais être le vrai ...) était mort, et que le peuple de Corinthe m’attendait comme roi ... je crus un instant que les mâchoires du destin s’ouvraient enfin ... mon père, mort, et moi qui n’y était pour rien ? Les oracles ne seraient donc que vent et paroles de chimères ? Pourtant je craignais encore la seconde partie de l’oracle car ma mère vivait encore ; le messager me révéla alors que mes craintes étaient vaines : je n’étais pas de leur sang, mais enfant adopté ; lui même, alors berger, m’avait confié à la garde de Polybe et Mérobe ; et il m’avait recueilli des bras d’un serviteur de Laïos, venu m’exposer que je meure ... Jocaste se joignis alors à notre conversation, m’enjoignant de ne pas aller plus loin, me suppliant d’arrêter mes recherches ... autant tenter d’arrêter le fleuve qui court vers la mer ! Elle savait, elle avait compris, elle ne voulait pas que je sache ... elle s’enfuit au palais. Je ne la verrais plus vivante.
Enfin le serviteur tant attendu arrive, le seul survivant de la suite de Laïos quand il fut tué ... le messager reconnaît ce serviteur, pâtre esclave, comme étant l’homme rencontré voici bien longtemps, qui venait exposer un nouveau né mutilé aux chevilles sur les monts où lui même faisait paître ses troupeaux ... le messager l’interroge, le serviteur, qui connaît la vérité - comment aurait il pu ne pas la connaître lui qui fut présent aux moments clés du drame ? - se réfugie dans l’oubli ... mais le messager questionne, recoupe, relance, et je l’appuie, insiste, menace ... finalement, acculé, le serviteur ne peut qu’avouer ce qu’il sait : que j’étais ce nourrisson aux chevilles mutilées qu’il avait confié à cet homme, là, devant nous, lequel me remit à Polybe et Mérobe ... que ce nourrisson, c’était le fils de Laïos et de Jocaste ... je comprends alors que je fus le jouet docile du destin, et que la prophétie s’est réalisée point par point.
Jocaste, ma mère, ma femme, m’avait abandonné pour la seconde fois : elle s’est pendue. Je me crevais les yeux avec ses agraphes. Puis je quittais Thèbes, et Antigone tint à m’accompagner.”

Silence ... je me retrouve en compagnie d’Oedipe, toujours assis sous son arbre, et d’Antigone. Il ne semble pas s’être écoulé beaucoup de temps, pourtant je viens de vivre une vie entière, qui n’est pas la mienne. Une vie alternant doux bonheurs et atroces souffrances, une vie dont les instants de paix ressemblent à ceux qui précèdent l’orage : plus douce est la tranquillité, plus brutal est le déchaînement des forces destructrices qui s’ensuit. Je laissais les réminiscences de cette vie me quitter comme la mer quitte la plage : momentanément. Les vagues refluaient, revenaient comme si elles ne laissaient le terrain conquis qu’à regret. Les visages, les regards, les êtres, portés par la voix d’Oedipe, vivaient encore et vivraient encore longtemps au creux de mon âme.

“Ce n’est pas pour rien que l’histoire de ma vie ait été utilisée de multiples fois ; elle est riche d’enseignements, tout autant que de douleurs. J’ai eu si longtemps pour me pencher dessus, et me demander quand j’aurais pu dénouer les fils du destin avant qu’il ne soit trop tard ... Etait-ce seulement possible ? Je ne sais. J’aimerais le croire. Mais peut être aussi faut-il des chemins comme le mien pour expliquer l’homme à l’homme. Pour dire que nous sommes comme un tissu qui se régénère et se renouvelle à chaque génération, et que les matériaux utilisés qui nous construisent sont directement issus des lignées précédentes. Nos corps, nos coeurs et nos esprits sont comme pâte à pain en travail dans les mains des mères et des pères, qui ont subis la même chose de leurs ascendants ... comme nous le faisons avec nos enfants ; ils rejouent d’une autre façon et avec d’autres les mêmes drames que nous avons rencontré sans savoir le plus souvent les élucider suffisamment pour qu’ils n’imprègnent pas nos fruits ...

Ainsi j’ai payé dans ma vie et dans celle de ceux qui m’étaient le plus cher d’avoir un père qui ait trahi la confiance de qui l’hébergeait et le nourrissait, en ravissant, en meurtrissant de la façon la plus atroce qui soit et en provoquant la mort de son fils aimé. Laïos a trompé celui qui le protégeait et a brisé un de ses descendants ; moi, fils de Laïos, j’ai été trompé par ceux qui me protégeaient (mes parents de sangs et adoptifs), et j’ai été le fruit ravi (une première fois à mes parents, de leur propre chef, par leur peur de l’oracle, une deuxième fois à mes parents adoptifs, de mon propre chef, par ma peur de l’oracle, une troisième fois à l’affection de ma famille, Jocaste et mes enfants, par la révélation de la réalisation de l’oracle ...), meurtri au plus profond (quelle blessure plus profonde que de savoir que l’on est meurtrier de celui par qui l’on est né, et que ses enfants chéris sont les fruits d’épousailles maudites et contre nature d’avec sa mère ?), et j’ai provoqué la mort des sources de ma vie, tuant de mes mains mon père, et de par mon entêtement à trouver la vérité, causant le suicide de ma mère et femme, Jocaste. “

J’interrompis Oedipe :
“c’est une leçon que nous sommes en train de redécouvrir ... deux mille et quelques années plus tard, clignement de paupière à l’échelle de l’univers, longue longue route hérissée d’obstacles et de souffrances pour nous.
- Votre civilisation est encore trop sourde ... sourde aux ressacs des générations précédentes, sourde aux cris de l’âme humaine, sourde comme je fus aveugle ...

L’histoire de ma vie semble connue de tous, et qu’en a-t-on retenue aujourd’hui ? Que tout enfant désirerait de par lui même tuer le parent du même sexe que lui, et mettre l’autre dans son lit (le complexe d’Oedipe, le bien mal nommé), tout comme moi j’aurais tué mon père et me serais uni à ma mère ; alors que, en fait, j’ai tué un homme qui me provoquait et que je ne savais pas être mon père, et épousé une femme en récompense de ma victoire contre le Sphinx, que je ne savais pas être ma mère ! C’est ma profonde répulsion pour le destin qui m’était promis, et mes tentatives de fuir ce destin qui ont fait qu’il s’est réalisé.

Et comment en suis arrivé à cette situation ? A pouvoir tuer mon père et épouser ma mère, faute de les connaître ?
Parce qu’ils m’avaient condamné à la naissance, abandonné en un lieu hanté par les bêtes dans l’espoir que je tombe entre leurs crocs ... parce que nous étions séparés.
De quel crime monstrueux étais je donc coupable ?
D’avoir été conçu, de m’être développé et d’être né, porteur d’une malédiction issue des crimes de mon père ...
Mon père avait succombé au vin avant que de succomber à sa femme, qu’il ne voulait plus connaître ...
... de crainte que la malédiction jetée sur lui ne se réalise ...
... malédiction jetée par un père desespéré que son enfant chéri ait été enlevé et violé (et en était mort) par cet homme, Laïos, qu’il avait accueilli alors qu’il avait été chassé indûment de chez lui, et qu’il errait sans toit ni protection ....

C’est donc une histoire de pouvoir, de sexe et de mort ; une histoire d’hommes adultes dont l’un trahit l’autre, et dont l’autre se venge par là même où le premier a péché ; une histoire de dieux et de destinées aussi, dieux qui exécutent la sentence sans rien y apporter ou en retirer, destinées qui manipule les êtres et les événements de façon à ce que cette vengeance puisse advenir, fut ce des dizaines d’années après, une histoire de pères et de fils, de fils trahis et torturés (autant Laïos sur le fils de Pélops, que Pélops sur moi, fils de Laïos) ... et de pères irresponsables, inconscients des drames qu’ils engendrent, soumis à leurs pulsions effrénées (érotiques pour Laïos, de vengeance pour Pélops) ...
Les enfants, dans ces histoires, ne sont que des objets, objet de désir pour Chrysippos qui affole Laïos de par ce qu’il est (et qui pourrait lui en faire reproche ? Une rose est-elle coupable d’embaumer, ou une fraise d’être mûre et tentante ?), objet de vengeance pour moi qui subit la malédiction de Pélops ...

Et un homme de votre époque, nommé Freud, que sa propre destinée aveuglait, a usurpé mon nom indûment, a pris un morceau de mon histoire, un tout petit bout et en a fait l’étendard de ses découvertes prétendues ... d’autres l’ont entendu, d’autres l’ont repris car cet étendard masquait leurs fautes, soulageait leurs remords et permettait au monde, à leur monde de perdurer. Ils sont frères de mon père, mon père qui a violé et engendré la mort, mon père qui a fui ses crimes, mon père qui m’a torturé et abandonné nouveau né que je meure ... et complices de mon père adoptif, qui, le seul jour où il aurait fallu qu’il me parle de vérité, c’est réfugié dans le mensonge et la facilité.

L’enfance est une île qui devient difficilement abordable une fois qu’on l’a quittée. Le temps a passé comme coule le sable entre les doigts, et retrouver ce que l’on fut, sans qu’il y soit mélé ce qu’on est devenu est impossible : l’enfance est toujours revisitée avec ce qui a été vécu entre temps. Ce regard neuf, de celui qui grandit et découvre, a disparu quand on est grand et que rien n’est plus à découvrir des trésors de l’enfance.

De même, cet homme, Freud a parlé de l’enfance avec en écrans déformants et le souvenir de la sienne, et les traces indélébiles de ce qu’elle fut réellement que le temps avait enseveli sous un voile d’oubli ... mais cet amnésie ne signifiait pas disparition : l’enfant “Freud” était toujours là, toujours actif, avec ses souffrances, ses doutes, ses culpabilités, son incompréhension du monde des adultes, sa soumission apparente. La mémoire de Freud n’a laissé apparaître de son enfance que ce que Freud a bien voulu accepter qu’il en apparaisse, jouet de ses illusions, qui projetaient sur l’écran de ses malades et du monde ses propres conflits, culpabilités, souffrances. Et cette vision faisant résonner celle d’autres personnes, elle fut acceptée, enjolivée, matérialisée ... il n’y a rien de plus puissant, de plus réaliste, de plus évident et convaincant qu’une chimère partagée.
J’ai été pris dans les mirages de Laïos, de Pélops et de Polybe, mon père adoptif, l’un croyant qu’il pourrait échapper à sa juste et nécessaire punition, l’autre persuadé qu’il pourrait venger son fils, quoiqu’il advienne et le troisième tout aussi sûr que je croirais toujours qu’il était mon père.

Freud a été englué dans des rets tout aussi contraignants, rets tissés par son père et sa famille, sa religion, le moment et le lieu où il vécut ...
Pourtant, il a crié la vérité de ce qu’il était, de ce que son père était, à la face du monde ; il l’a criée par les manipulations multiples de son histoire et de celle de son mouvement, il l’a criée par ses comportements, ses manies, tics, phobies et compulsions, il l’a criée par sa maladie et sa mort ... il l’a criée par le surnom qu’il a donné à sa dernière fille, Anna, celle qui suivait sa route et reprenait son oeuvre : il l’appelait “Mon Antigone” ... Si Anna était son “Antigone”, alors lui était moi, Oedipe, et son père Laïos ... Je te laisse le soin d’en tirer les conclusions inéluctables de cette identification avec moi ...

Mais surtout, dis leur.
Dis leur qu’il se trompait.
Dis leur que je n’étais pas ce qu’il a affirmé que j’étais.
Dis leur de m’oublier, d’oublier jusqu’à mon nom.
Dis leur qu’un arbre ne pousse de travers
que si des forces l’ont contraint à pousser de travers
ou mourir ...
Dis leur qu’un enfant n’est jamais
“naturellement cruel, brutal, menteur, voleur ... pervers polymorphe”* ...

DIS LEUR.

*Termes de Freud, repris dans « Oedipe et Laïos », O.Maurel et M.Pouquet, l'Harmattan




Rédigé par Poitel le Mercredi 5 Mai 2004 à 00:00 | Lu 10309 fois