II faut choisir : ça dure ou ça brûle ; le drame, c'est que ça ne puisse pas à la fois durer et brûler. Albert Camus
ouvrage Hannah Arendt
ouvrage Hannah Arendt
Récemment, j’ai lu un livre sur les échanges épistolaires entre Hannah Arendt et Karl Jaspers, pour mieux comprendre sa conception du totalitarisme et de la banalité du mal. En résumé, le totalitarisme naîtrait d’une coupure du lien social entre les individus et de l’automatisation des tâches. Plus réflexion par soi-même, plus de conscience de ses actes... Le totalitarisme est alors rendu possible dès lors «que l'on élimine toute "unpredictability", qui du côté des hommes, correspond à la spontanéité ». Bizarrement, j’ai eu l’idée furtive que la théorie d’Hannah Arendt sur les causes du totalitarisme pourrait s’appliquer au milieu de l’entreprise et à son management. Mais, trouvant la comparaison un peu extrême, je n’avais pas osé écrire un article sur ce phénomène… Car il peut paraître indécent de comparer les causes d’un génocide à celles d’un mal être des temps modernes... C’est alors que je viens de voir dans le dernier Philosophie Magazine (du mois de novembre), un article justement dédié à cette problématique, «Barbare l’entreprise ? », pour déterminer si le concept de superfluité de l’homme, développé par Hannah Arendt, est applicable à l’entreprise.

Car, quelle est la cause profonde du sentiment de superfluité ? Un salarié peut se sentir superflu lorsqu’il a rompu tout lien social. Un salarié isolé, placardé, est bien plus vulnérable qu’un salarié soudé dans un esprit d’équipe. L’entreprise, dans un esprit tayloriste, cherche parfois à développer des automatismes chez ses salariés. Or, qui dit automatisme, dit perte de spontanéité, et donc, perte de notion de responsabilité… J’entends souvent dans le milieu de l’entreprise, que ces dernières aiment les « bon petits soldats ». D’ailleurs, il n’est pas rare qu’en plus des anglicismes dont se gausse Corinne Maier dans son livre «Bonjour paresse », que l’entreprise utilise quelques expressions du langage militaire pour illustrer ses discours.

Le problème de l’automatisme et du profil de l’exécutant est qu’ils écrasent toute notion de responsabilité. Lorsqu’une erreur est commise, qui est responsable ? Dans le maillon de la chaîne, c’est souvent celui ou celle qui se trouve en première ligne qui saute…

Dans l’article de Philosophie Magazine, le sociologue Guillaume Erner, à la différence du psychiatre Christophe Dejours, refuse tout rapprochement entre le processus de l’idéologie nazie et le management d’entreprise. Il est vrai qu’il est difficile de comparer deux réalités aussi éloignées. Mais, ce n’est pas pour autant qu’il faille entièrement rejeter l’applicabilité de la théorie d’Hannah Arendt sur le management en entreprise : en automatisant les tâches, l’entreprise détériore les conditions de travail de ses salariés. Les salariés n’ont plus de lien social. Sans lien social, l’enfer n’est alors pas loin… Rappelons-nous du huis clos sartrien…

« Dégraissage », « killer », « nettoyeurs », le vocabulaire utilisé en entreprise n’est pas doux. La violence morale n’est alors pas loin. Mais, à la différence de certains sociologues ou philosophes, je ne mettrais pas cette violence sur le compte du capitalisme, ce dernier a trop souvent bon dos. Les entreprises, ainsi que leurs salariés, sont responsables aussi. Si des personnes se suicident sur leurs lieux de travail, il est nécessaire que les entreprises s’interrogent sur la façon de gérer les hommes. Faire souffrir une personne, au point que le salarié se pende au porte-manteaux de son bureau, est absolument anormal.

Les concepts de socialement responsable et de développement durable concernent aussi le management en entreprise. Il est temps d’instaurer plus d’éthique et de loyauté, et le sens de l’esprit d’équipe. Car, malheureusement, l’individualisme n’est pas toujours source de performance. Les injonctions comme des slogans « just do it » ou les « impossible is nothing » peuvent être motivants comme paralysants… Les nuancer avec du « I am what I am » ou « because I worth it » peuvent aussi apporter de la positivité…

Heureusement toutes les entreprises ne se ressemblent pas ! Et certaines sont même pourvues d’excellents managers. L’idéal serait de pouvoir choisir celles dont les valeurs nous correspondent le mieux… Mais, seule une meilleure conjoncture économique peut garantir ce choix…

Rédigé par Marjorie Rafécas le Dimanche 4 Novembre 2007 à 21:41 | Commentaires (3)

Commentaires

1.Posté par Mohamed Lasmer le 21/11/2007 16:07
Tu abordes deux thèmes qui sont hautement chargés historiquement, politiquement, etc…
C’est très vaste et très polémique… mais bravo… pour ton courage.

La déresponsabilisation n’est pas seulement du fait du cloisonnement des tâches et de la démultiplication des sous entités de décisions. La banalisation du mal quand il est propagé comme un bien, comme valeur commune est la règle… N’est-ce pas toujours la même chose en temps de guerre. Il faut détruire l’ennemie pour notre survie. N’est-ce pas toujours les mêmes thèmes, la même propagande et finalement les mêmes mensonges ?
Sun Tzu : La guerre repose sur le mensonge et son ressort est le gain.
Clausewitz (De la Guerre) : La guerre est acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté.

Le Capitalisme actionnarial est plus direct, c’est la force brute, la puissance financière qui prédomine. Les lois anti-trust veillent à éviter les géants monopolistiques…

L'idée même du manager n'est pas du point de vue des organisations évidente en soi. Mais provient du fin fond de notre préhistoire. Selon Desmond Morris (le singe nu), nous reproduisons dans l'entreprise ce que nous produisions déjà à l'état de gorille. Le mâle dominant, les rites, etc…
Le débat est ouvert entre le management participatif, ouvert à toutes les initiatives où chacun est co-responsable du tout et un autre management plus directif, hiérarchique.
Le bas blesse quand le management participatif va à l'encontre des intérêts de l’entreprise au profit de l’intérêt des individus… Chaque système à ses limites (Cf, Sociologie des organisations).

Ensuite l’éternelle dualité entre appartenir au groupe et être reconnu pour soi…
Revendiquer et faire respecter SA différence.


Dans le monde contemporain, majoritairement dans le tertiaire les rapports de production ont forcément changé. Henri Laborit, à ce sujet constate que l’individu est plus exploité quand il produit un effort intellectuel qu’avec sa simple force de travail. (La nouvelle grille).

(…)

Mais tout ceci c’était avant qu’un suicide se produise dans ma famille… Alors, alors, alors.
On ne peut attacher seulement le suicide à l’entreprise, mais à sa conception du monde et de sa propre destinée dans ce même monde….
La question est ouverte.

Bye Bye
Mo

2.Posté par marjorie le 10/12/2007 22:28
Désolée tout d'abord pour le membre de ta famille... Il est clair que le suicide est un vrai fléau qui déborde amplement le cadre de l'entreprise. Ceci dit, pour en revenir au thème de l'entreprise, il est évident que le bien être se trouve dans l'équilibre entre la reconnaissance de sa personnalité et la faculté à s'insérer dans un groupe. Quant à l'idée de Henri Laborit sur le fait que l'on est plus exploité quand ont produit un effort intellectuel est intéressante. A creuser... Par ailleurs, juste pour info, j'ai lu un article très intéressant sur les "psychopathes en col blanc", qui sont en fait des personnalités dyssociales très dangereuses pour les entreprises, car difficilement détectables en entretien d'embauche. C'est dans un vieux numéro de Cerveau & Psycho, numéro 12. La meilleure façon de lutter contre un ennemi est de l'identifier... Ce qui est loin d'être évident !

3.Posté par olfa jellouli le 13/12/2007 13:59
Le manque de spiritualité devient aussi grave que cela. Il faut que l'état
réagisse avec des mesures obligeant les entreprises à combler ce manque. Le système d'infomation, de communication et d'éducation actuels ne suffisent plus.

Nouveau commentaire :


Recherche






Profil
Marjorie Rafécas
Marjorie Rafécas
Passionnée de philosophie et des sciences humaines, je publie régulièrement des articles sur mon blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade), ainsi que sur La Cause Littéraire (https://www.lacauselitteraire.fr). Je suis également l'auteur de La revanche du cerveau droit co-écrit avec Ferial Furon (Editions du Dauphin, 2022), ainsi que d'un ouvrage très décalé Descartes n'était pas Vierge (2011), qui décrit les philosophes par leur signe astrologique.




Infos XML

RSS ATOM RSS comment PODCAST Mobile

Paperblog : Les meilleurs actualités issues des blogs