Le revenu maximum, tout de suite !

Jean-Philippe Huelin

Un article de Gaël Raimbault publié sur le site "L'Assaut"

Le revenu maximum, tout de suite !
L’Assaut a déjà proposé de retourner la logique du « bouclier fiscal » : utiliser l’impôt pour plafonner les revenus. Aujourd’hui, la mise en place d’un « revenu maximal » devrait être une des priorités de la gauche pour l’après 2012, afin de permettre à nos sociétés de sortir d’un imaginaire colonisé par l’enrichissement et de construire un avenir collectif.

La crise économique amorcée en 2007 a rendu l’opinion très sensible au thème de l’argent fou. Fou, et même plus : coupable. Car c’est bien l’appât du lucre, de la richesse sans limite, qui a conduit à la catastrophe. Après la crise, comment croire à l’antienne du capitalisme libéral : la rémunération reflète, sinon la valeur des individus, au moins leur contribution au bien-être de la société, alors même que la rémunération semble plutôt avoir été liée aux responsabilités dans la crise ? Les citoyens sont très sensibles à la question, et la politique institutionnelle suit, de loin et avec retard comme toujours en cette époque d’autisme politique. Le Parti socialiste a déposé une proposition de loi visant non pas à plafonner les revenus, mais à accroître la transparence des rémunérations[1]. Nous disons, nous, qu’il faut aller beaucoup plus loin, et qu’on peut y aller très vite. Il faut, dès 2012, plafonner les revenus. Ce serait une solution simple, élégante, et à ce titre révolutionnaire.

L’instrument de ce plafonnement serait évidemment la fiscalité, avec l’établissement d’un taux de 100% d’imposition des revenus au-delà du plafond fixé[2]. Il est très probable que, très rapidement, cela rétroagirait sur le niveau des salaires.

On peut ratiociner longtemps sur le « bon niveau » de ce plafonnement, il est évident qu’il ne peut être défini que par une discussion démocratique. A titre de mise de départ, l’Assaut met sur la table une solution radicale : plafonner les revenus à 4 fois le SMIC plein temps, soit environ 4000 € nets/mois. Pourquoi 4000 € ? D’abord parce qu’il semblerait qu’un écart de rémunération de 1 à 4 corresponde à une intuition couramment répandue chez l’homme contemporain[3]. Ensuite, parce que 80 à 90% des résidents en France vivent aujourd’hui avec de tels revenus et qu’une telle réforme ferait donc très peu de perdants. Enfin parce qu’il est difficile d’expliquer, en analysant les dépenses des ménages, en quoi il peut être utile ou nécessaire de permettre à quelqu’un de gagner plus. Au-delà de tels revenus, l’enjeu devient l’accumulation d’un patrimoine. Or, précisément, dans une société démocratique à vocation égalitaire, où les accidents de l’existence ont vocation à être pris en charge par des services publics, à quoi sert un patrimoine, à part à satisfaire une compulsion morbide pour l’accumulation de ce matériau inerte et fondamentalement inutile qu’est l’argent ?

1. Unifier la société


Le premier motif pour proposer un plafonnement drastique des revenus est qu’il permettrait de réunifier la société autour d’aspirations communes. Aujourd’hui, l’ouverture de l’éventail des revenus a un effet profondément délétère. Les très riches vivent ailleurs, dans un autre pays, dans un monde où il est normal de pouvoir acheter cash un appartement à plusieurs millions d’euros. Les un peu moins riches observent cela, fascinés, et ce modèle de consommation tend à se diffuser de proche en proche, finissant par orienter les efforts de l’intégralité de la pyramide sociale. Politiquement, ce mécanisme est très pervers car s’il n’y a pas d’égalisation des revenus, il n’offre aucun échappatoire : il y aura toujours des gens qui gagneront toujours plus, toujours des gagnants, toujours des perdants et toujours des jaloux. Et jamais de projet collectif.

Si l’on applique ce constat général au contexte actuel, quelles aspirations collectives peut élaborer et mettre en œuvre une société dans laquelle les 10% qui tiennent le pouvoir politique, économique et médiatique ont profondément intérêt à affaiblir la redistribution, à faire reculer les services publics, pour pouvoir poursuivre dans leur politique d’accumulation de revenus ? Et même, peut-on arguer que la séparation de la société entre des couches de revenus trop différents tend en réalité à créer plusieurs sociétés. Ainsi, le marché immobilier est-il aujourd’hui en réalité coupé en plusieurs segments, et il est presque inenvisageable de passer de l’un à l’autre au cours d’une vie professionnelle. Ces mécanismes tendent à s’auto-entretenir : les riches, pour rester logés parmi les riches, doivent être de plus en plus riches pour se loger dans des appartements de plus en plus chers, possédés par eux ou leurs semblables.

Cet argument devrait rencontrer un écho profond chez les vrais libéraux, ceux pour lesquels la théorie économique « classique » n’est pas un simple prétexte servant à justifier la prédation par les puissants, mais bien la condition d’un monde plus efficace et même plus moral. Car fondamentalement, le libéralisme est une idéologie d’égaux. C’est la démocratie et une relative égalité des capacités des participants qui permet le marché, et pas le contraire. On pourrait même dire qu’un marché comme le marché du travail aujourd’hui, où les écarts de prix sont énormes pour des biens relativement comparables (comparez la rémunération, et l’utilité sociale, d’un trader, d’un consultant en organisation et d’une aide-soignante à domicile), est un marché vicié et oligopolistique, que quelques acteurs ont réussi à organiser à leur profit unique de manière à y capter toute la rente.

Ainsi, une des conditions d’existence d’une société capable de prendre collectivement des décisions engageant l’intégralité de ses membres paraît être une certaine communauté de destins, par beau temps comme par tempête.

C’est déjà vrai aujourd’hui, où la démolition à petit feu de la retraite par répartition[4], de l’assurance-maladie obligatoire ou des universités vise à accroître la rente de quelques-uns. Cela risque de devenir d’autant plus vrai si l’enjeu écologique nous conduit à devoir à terme diminuer nos niveaux de consommation collective. Comment accepter une baisse du PIB par tête si certains parviennent à s’en protéger ou à faire porter l’effort sur ceux qui sont déjà les perdants du système ? Or il est relativement facile de démontrer que, sauf à renoncer à des objectifs de diminution de la concentration de CO2 dans l’atmosphère, ou à compter sur des technologies permettant de diminuer radicalement la production de CO2, qui relèvent à ce stade de l’imagination, la question du ralentissement de la croissance se posera très prochainement. Dès lors, comment partager ? En instaurant une « fiscalité écologique » qui nuira aux (relativement) pauvres logés loin des aires d’emploi ? Ou en limitant les déplacements en avion, nettement plus polluants et dont bénéficient bien entendu en priorité les plus riches[5] ? Inévitablement, ce genre de questions devra être abordé, et il ne sera résolu que dans la violence et l’affrontement, et sans doute de manière très injuste, si les modes de vie sont trop divergents.

2. « Décoloniser l’imaginaire »

Le deuxième motif, fondamental, pour plafonner le revenu est que cela constituerait une clé très importante pour « décoloniser l’imaginaire », selon la très frappante expression de Serge Latouche. L’imaginaire contemporain est en effet très marqué par l’idéologie qui est au fondement du capitalisme : l’exigence d’accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques, selon la définition minimale et très précise de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello[6]. Cette définition est frappante et immensément polémique si on en tire toutes les conclusions qui s’imposent : car le capitalisme, ce n’est pas l’accumulation pour la jouissance, c’est l’accumulation pour elle-même. Passion profondément morbide, et considérée comme telle très longtemps par l’idéologie féodale et chrétienne de l’occident. Freud voyait encore dans l’amour de l’argent l’expression d’un sentiment régressif, puisant ses racines dans la phase anale du développement, et faisait de l’argent le signifiant d’un signifié qui n’était autre que la matière fécale.

Ceci trouve une traduction très concrète dans les préoccupations de nos sociétés : la focalisation sur la possession du logement, l’épargne, la transmission du patrimoine à ses enfants, marquent notre imaginaire politique. Or la sécurité peut être apportée par d’autres systèmes que l’accumulation individuelle d’un patrimoine qui est en réalité un but en elle-même. Par exemple, par des services publics efficaces. La droite réussit régulièrement à kidnapper le pouvoir, contre les intérêts de ses mandants, en jouant sur cette passion de l’accumulation du capital et en faisant croire qu’elle est accessible à tous. Il semblerait que la passion soit d’autant mieux partagée que le capital l’est peu…

Il est clair que 4000 € par mois ne permettent pas d’envisager une épargne massive. Cela impliquera de se focaliser sur d’autres intérêts privés et publics. Paradoxalement, alors que le libéralisme a fait de la liberté d’accumuler à l’infini des revenus et du patrimoine une des libertés les plus essentielles, nous disons nous que cet enjeu asservit l’homme, écrase toutes les passions sous une seule : l’argent, qui informe tout et structure nos sociétés très en profondeur. Une fois que l’homme passionné d’argent aurait atteint des revenus de 4000 € par mois, il serait forcé de s’intéresser à autre chose, et personne ne pourrait conserver comme objectif de son existence l’accumulation d’argent. La société en serait profondément transformée, difficile d’en douter.

Au-delà, cela permettrait d’envisager une société enfin consciente d’une de ses vérités les plus fondamentales : nous sommes libérés du besoin économique. Keynes, il y a plus de 80 ans, envisageait qu’à notre époque et à nos niveaux de production économique, il serait possible de « travailler » au sens où nous l’entendons 3 ou 4 heures par jour seulement, et de consacrer le reste du temps à construire un monde plus beau et habitable. Sans la prédation et la rente, cela serait sans doute possible, à condition d’arrêter de croire collectivement que le revenu monétaire est l’horizon de nos sociétés et des individus qui les composent. Le plafonnement des revenus à des niveaux qui apparaîtraient très bas au regard des débats fiscaux, constituerait un outil essentiel de cette libération.

Gaël Raimbault
Jeudi 31 Mars 2011

[1] http://www.salairemaximum.net/Salaire-maximum-proposition-de-loi-socialiste_a106.html et http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/transparence_remunerations.asp

[2] Cela peut paraître fou, à une époque où un candidat putatif du PS aux élections présidentielles parle de plafonner le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu à 40%, comme l’UMP d’ailleurs. Il y a cependant des précédents historiques : aux Etats-Unis, en 1944 et 1945, ce même taux était de 94%.

[3] Cf. une étude de Thomas Piketty (http://piketty.pse.ens.fr/fichiers/public/Piketty2003c.pdf) citée dans le dernier numéro de la revue Mouvements (http://www.mouvements.info/Pour-en-finir-avec-les-riches-et.html), p. 115.

[4] Frédéric Lordon démontre avec talent le lien entre volonté d’enrichissement des rentiers et « réformes » des retraites telles qu’elles sont conduites depuis 15 ans : http://blog.mondediplo.net/2010-10-23-Le-point-de-fusion-des-retraites

[5] http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/La_mobilite_des_Francais_ENTD_2008_revue_cle7b7471.pdf, p. 151 et 165.

[6] Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, coll. NRF essais, p. 37.


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