DE L'INVISIBILITE SOCIALE
Un mien ami, Louis Millo,  retraité de la fonction publique territoriale (D.G.A des Solidarités) et ancien Directeur d'hôpital (ENSP), sollicité pour une participation à un colloque sur le thème de l'invisibilité sociale a bien voulu  me faire parvenir le texte de sa communication.
Je me permets, (avec son aimable autorisation), de le reproduire ici, tant il m'a paru à la fois exhaustif, pertinent et documenté, bien qu'il soit,  par certains aspects, éloigné de mes propres  convictions ou de l'idéologie générale de mon blog.

 J.M
"U zinu"



 

L’invisibilité sociale sous la loupe 

 
 
Dialogues imaginaires : Les Invisibles sont parmi nous ! J’en ai vu.
 

La scène a lieu au Café Le Sélect  Personnages : Subtil et Bobo et deux Invisibles Subtil est attablé. Le garçon de café lui a servi, comme chaque matin, un jus de fruits pressés, un grand noir et un croissant. Il a déplié son journal préféré : Le Référent. Bobo le rejoint, et commande, comme chaque matin, un thé au lait et un croissant. Il a sous le bras son journal préféré : Les Échotiers

 
Subtil : Les Invisibles sont parmi nous ! J’en ai vu.
Bobo : Non, arrête de déconner. Déjà que j’ai mal dormi cette nuit : un mal de crâne récurrent. J’irai consulter le professeur Héliogabard de la Mortandie. Mon médecin, le docteur Duschnok, n’y comprend rien. Il me prescrit des Dafalgan. Des Dafalgan ! le con.
Subtil : Je te dis et redis que j’en ai vu ! Ils étaient deux. Je sortais de chez moi. Je venais juste de tirer le portail du jardin bordant l’immeuble et m’engageais à peine sur le trottoir, quand je les ai entendus. Je me retourne : ils étaient à quelques mètres seulement et me suivaient.
Bobo : Mais tu ne les avais pas repérés en sortant ?
Subtil : Non. Ma distraction coutumière que veux-tu. Ma femme me le répète : « un jour tu rentreras dîner et tu auras oublié ta tête quelque part ! »
Bobo : Elle est marrante ta femme, elle te prend pour Louis XVI !
Subtil : Trêve de plaisanterie. Les deux Invisibles m’ont suivi, que je te dis. Ils parlaient à voix haute, sans vergogne, et quelquefois, ils chuchotaient et s’esclaffaient. Heureusement le Sélect n’est pas loin de chez moi. Je me suis enfourné sans me retourner. Ils ont filé.
Bobo : N’y penses plus. Tiens ! Tu connais la dernière ? Salvini a déclaré que le pape était de mèche avec la ploutocratie française. 
Subtil : La ploutocratie ? Tu as bien lu ?
Bobo : Parfaitement, la ploutocratie. Mais les Échotiers prédisent un krach boursier sous peu. Ils vont plus rigoler les Macaronis. Tu vas les voir ramper jusqu’à Bruxelles et tendre leur sébile. Ça leur fera les pieds. La ploutocratie !
Subtil, secouant le bras de son ami Bobo : regarde, dehors. Les Invisibles de ce matin. Ils sont revenus. Ils lisent la carte. Ils font des grimaces. Ah ! Ils poursuivent leur chemin. Ils ont l’air outrés.
Bobo : Ils n’ont qu’à bosser, ces ploucs, s’ils veulent manger des croissants !


 

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En France, le seuil de pauvreté monétaire (selon le ratio de 60% du revenu disponible national médian) s’établit à 1 015 € / mois pour une personne seule, 1 320 € pour une famille monoparentale avec un enfant de moins de 14 ans et de 1 523 € pour un couple.
En France, 8,9 millions de personnes ont un niveau de vie inférieur à ce seuil, ce qui infère un taux de pauvreté de 14,2 %.
En France, 3,5 millions de personnes bénéficient de l’aide alimentaire, l’insécurité alimentaire concernerait en fait 6 millions de personnes. 
En France, on compte 3 millions d’enfants pauvres.
En France, 14 % des femmes qui accouchent sont excisées.
 
Les 62 personnes les plus riches dans le monde possèdent autant que 3,5 milliards de personnes.
Le 1 % de personnes les plus riches s’est partagé 50 % de l’augmentation totale des richesses mondiales depuis 2000 pendant que 50 % des personnes les plus pauvres a bénéficié de moins de 1 % de cette hausse.  
En France, 10 % des personnes les plus riches ont engrangé 54 % de l’augmentation des richesses entre 2000 et 2015.
 
 
Plan détaillé
 
 
Titre général : les classes populaires de la France des périphéries sont les laissés pour compte de la mondialisation.
 
Territoires, lieux de vie : banlieues et périphéries.
Les classes moyennes populaires, si elles ont été exfiltrées des centres-villes où le coût résidentiel est exorbitant, fuient, lorsqu’elles le peuvent, les banlieues, territoires perdus de la République, zones de non-droits, sous la coupe d’un fanatisme religieux et de facto d’un séparatisme public revendiqué.
 
La classe moyenne occidentale ne fait plus société : au cœur de la violence et du mensonge dans le discours politique et au sein des réseaux sociaux. Idiosyncrasie des comportements.
 
La classe moyenne populaire est en voie de disparition au sens culturel du terme. Elle est méprisée par les « élites » politiques soumises (parce que convaincues) à la technostructure supra nationale vers laquelle elles convoient leurs peuples en leur promettant le bonheur au bout du chemin. Et pour cette œuvre qu’elles estiment salutaire, n’hésitent pas à mentir, le mensonge le plus connu de ces dernières années étant celui du projet de réduction de la « fracture sociale ». 
Le mensonge a perverti les rapports sociaux. Avec lui se sont infiltrées, via les réseaux sociaux, la violence, la haine raciste et antisémite, au sein d’une société d’hyper consommation, reléguant sur le pavé les laissés-pour-compte de la mondialisation, du libéralisme et de l’économie-monde, refoulant les traditions, et asséchant les réseaux de fraternité, de famille et de solidarités de voisinage. 
Il faut associer à la réflexion sur les revenus celle sur la culture. Car les générations précédentes de la classe moyenne populaire étaient intégratrices, des référents culturels y compris pour les populations immigrées. Ce n’est plus le cas. 
 
L’Autre : intégration et « vivre-ensemble », multiculturalisme.
 
La classe moyenne populaire est constituée de « losers » et réfute le « vivre-ensemble » à  1 000 € /mois prôné par les gagnants de la mondialisation qui pratique le séparatisme résidentiel et scolaire. Mais le « vivre-ensemble » c’est pour les autres. 
On ne fait pas société par l’argent et la consommation, mais par les coutumes, les mœurs et les solidarités, c’est-à-dire par l’intégration sociale. Non pas avec des abstractions, mais avec des réalités humaines, avec la table, la langue, le lit et la carte. 
 
Toutes les cultures n’ont pas les mêmes valeurs, même si elles sont respectables dès lors qu’elles protègent les droits des minorités, des faibles et la vie, de même que toutes les paroles n’ont pas le même poids. 
Méfaits induits de cette tendance nauséabonde à ethniciser, à essentialiser et à infliger aux peuples occidentaux le fouet de la repentance perpétuelle, le mépris de sa propre histoire, de sa propre culture, à magnifier l’Autre parce qu’il est l’Autre. 
 
 
Les voies du possible 
 

La préservation ou la revitalisation d’une histoire commune

Valeurs de nos sociétés laïques, démocratiques, dont les fondements sont menacés par la bureaucratie, la technostructure, non élue, formée « d’experts » en tout, de commissaires désignés, gavés de privilèges. 
Éloge des traditions, de l’enracinement, et méfaits des opérations insidieuses et de plus en plus visibles des constructivistes européistes. Le terroir en opposition à la société liquide, à la déréalisation des êtres. 
Difficulté à soutenir ces thèses - les traditions, l’enracinement, le nationalisme - pourfendues par les tenants d’une économie-monde, comme étant des références à des reculs de la démocratie, le retour à des années de peste brune, comme étant le lit de l’obscurantisme.

La reconstruction du patrimoine sociétal

Effets indésirables du millefeuille territorial. Nécessité de revitaliser les liens sociaux dans des ensembles périphériques abandonnés par les infrastructures urbaines et devenues des cités dortoirs. 
Rôle du bénévolat, lien indispensable entre la collectivité et les populations.  Exemples d’initiatives fécondes.

La refondation de notre protection sociale

Notre Etat-providence a implosé : 9 millions de pauvres, 6 millions de chômeurs, plusieurs millions d’emplois précaires, déficit abyssal des finances de l’Etat. Multiplication des plans pauvreté ou précarité, aux résultats insuffisants.
Sens de l’action sociale.
Le reste à vivre au cœur d’une réforme de la protection sociale.

Une société de confiance

Rôle éminent des élus de proximité (les maires) qui doivent redonner du lustre à la politique et mettre au rancart la mascarade politicienne.

Prendre soin de soi

Éloge de la parcimonie, de la modération de ses passions, de la sérendipité (faculté de se découvrir par hasard).
Relativisme de cette démonstration et de ces prises de position
 
Analyse : les classes populaires de la France des périphéries sont les laissés pour compte de la mondialisation.




 
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Territoires, lieux de vie : banlieues et périphéries

                         
Il n’était pas question dans cette étude des travailleurs sociaux que j’évoquais, et cela ne l’est pas non plus dans ce qui est mis au débat sous le titre « Les Invisibles », des banlieues désaffectées, tordues, avilies, des zones de non-droits où la République ne pénètre plus, ces « territoires perdus » selon le titre d’un livre de témoignages sous la direction de Georges Bensoussan, livre déjà ancien puisque paru en 2002, puis complété en 2017 par de nouveaux témoignages aux mêmes résonnances dans un autre ouvrage collectif intitulé :  Une France soumise, à nouveau sous la direction de Georges Bensoussan (Albin Michel). La situation ne s’est pas améliorée entre-temps, c’est le moins que l’on puisse dire, malgré les milliards investis : toujours des manifestations d’antisémitisme, des violations des droits des femmes, des exactions, des agressions, des dégradations des lieux de vie, des reculs de la présence des services publics… Le fanatisme religieux le plus rétrograde et le plus vil côtoie la délinquance et le sordide. Au point où on en est, faut-il se demander sérieusement si, dans ce pays, nous partageons tous le même destin.
 
La classe moyenne populaire occidentale ne fait plus société : au cœur de la violence et du mensonge dans le discours politique et au sein des réseaux sociaux. Idiosyncrasie des comportements.
 
Il n’est donc pas question ici de ces marges, mais bien d’un phénomène global de transformation sociale : la classe moyenne telle que nous la connaissions il y a encore quelques décennies est en voie de disparition. Les élites politique et médiatique la méprisent : elle est composée pour François Hollande, le seul président de la République française « normal» et motocycliste entre chien et loup, de « sans-dents » (selon la compagne qu’il venait de licencier),  pour Carla Bruni Sarkozy (selon Patrick Buisson dans son livre La Cause du peuple, conseiller politique puis délateur de son président de mari) « de bouseux au vieux sang pourri », « macéré dans le huis-clos de l’endogamie, la régénération ne pouvant venir que de l’apport de sang neuf des populations immigrées vomies par le retardé global qu’est le prolétaire hexagonal », ce sont « les déplorables » d’Hillary Clinton, alors candidate, elle aussi milliardaire, à la Maison Blanche. Ces proscrits, car mis littéralement au ban de la société, sont considérés, lorsqu’ils osent se plaindre, d’homophobes, de sexistes, d’islamophobes, de racistes et d’autres noms d’oiseaux, volatiles crétins et débiles. Ils ont raté leur vie, car incapables à 50 ans de s’offrir une Rollex (Jacques Séguéla, conseiller en communication des « grands » de ce pays). Sauvés, ces ratés, par le regretté Pierre Desproges : « Jacques Séguéla est-il un con ? De deux choses l'une : ou bien Jacques Séguéla est un con, et ça m'étonnerait quand même un peu ; ou bien Jacques Séguéla n'est pas un con, et ça m'étonnerait quand même beaucoup ! »
Ils sont en tout cas sur la ligne de fracture d’un modèle auquel ils ne se rattachent plus parce que l’économie-monde les en a exclus. Jacques Chirac avait d’ailleurs axé sa campagne électorale présidentielle sur le thème de la « fracture sociale » vite oubliée aussitôt qu’il a été élu. 
Élisabeth Lévy
[1] , dans un de ses éditoriaux, rappelle que « Philippe Cohen avait analysé dans son prémonitoire Protéger ou Disparaître (Gallimard, 1999), que depuis Chirac – en fait depuis Mitterrand II –, tous nos chefs d’État ont été élus sur un mensonge : tandis qu’ils juraient de défendre le peuple français, ils promettaient à leurs véritables maîtres – marchés, Commission européenne, technostructure et élites mondialisées au sens large – de conduire ces Gaulois réfractaires vers le nirvana de la réforme pour tous. Sans doute croyaient-ils vraiment que la fin (heureuse) de l’histoire était au bout de la route », du moins si l’on se réfère à la contribution de Francis Fukuyama (La Fin de l’histoire et le Dernier homme Flammarion 1992). Hannah Arendt avait depuis longtemps analysé la question du mensonge en politique dans un livre de 1972 Du mensonge à la violence (in l’Humaine Condition, Quarto Gallimard 2012), à partir de documents du Pentagone traitant de la guerre au Vietnam, mais aussi dans la Crise de la culture. Son texte Du mensonge à la violence comprend trois essais aux titres explicites : Du mensonge en politique, La désobéissance civile et Sur la violence. Elle explique que « la véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. » On en a eu quelques exemples fameux, longtemps après les essais d’Hannah Arendt, lorsque la guerre en Irak et ce qu’elle a eu de catastrophique a été déclenchée au prétexte fallacieux de fabrication et de dépôts d’armes de destruction massive que le pays était supposé détenir. A notre époque, écrit George Steiner (La retraite du mot, Dans le château de Barbe-Bleue, Quarto Gallimard 2013) « le langage politique est infesté par l’obscurité et la folie ».
Mais au fond, en France, le cynisme politicien a depuis plus longtemps trouvé son maître : Mazarin qui enseigne, dans le Bréviaire des politiciens (Arléa 2003) paru à l’époque (1684) en latin, l’art de la simulation et celui de l’apparence extérieure, comment on se donne à voir aux autres, bréviaire qui ferait d’ailleurs profit à tous ceux qui se vautrent dans le monde de Facebook, et qui nous fait en définitive comprendre que « le pouvoir n’use que celui qui ne l’a pas ». 
Car le mensonge s’est insinué dans tous les rapports humains, au moyen de ces réseaux que l’on nomme « sociaux ». C’est la voie ouverte aux insultes, au narcissisme, mais aussi aux mensonges, aux calembredaines, aux élucubrations, aux bobards, autrement dit, puisqu’il faut bien parler la langue de Shakespeare pour se faire comprendre, aux « fake-news », qui étaient réservés, il y a quelques décennies, au seul arsenal des gouapes, des satrapes et des délinquants. Et sans doute à l’arsenal de la comédie : il faut relire (ou lire) la pièce hilarante de Pierre Corneille Le Menteur, et déguster son interprétation dans une mise en scène de Nicolas Briançon (à voir sur You Tube), transposant les dialogues dans les années trente. Désormais, le mensonge circule sur la Toile, il est repris et amplifié par les nombreux gogos connectés qui mettent, par leur naïveté, leur angélisme, leur droiture, le doute à l’esprit des plus résistants, des plus méfiants. Le mensonge recèle un élément de violence et non seulement il faut le savoir, mais aussi s’y préparer. Encore un mot d’Hannah Arendt : « le mensonge organisé tend toujours à détruire tout ce qu’il a décidé de nier. La différence entre le mensonge traditionnel et le mensonge moderne revient le plus souvent à la différence entre cacher et détruire. »
Cet ensemble virtuel, parce qu’il favorise des relations indirectes, cachées, filtrées, libère, avec le mensonge et la lâcheté, des ferments de haine raciste et antisémite dont les couches ne sont jamais enfouies profondément ainsi qu’un fonds de violence verbale qui s’exporte dans la vie de tous les jours contre les autres, particulièrement ceux qui sont différents, contre les institutions, contre les représentants de  l’autorité et de l’Etat, des collectivités, contre ceux que, par respect et distance, l’on qualifiait naguère de « maîtres », de « professeurs » (mais ne faudrait-il pas désormais écrire « maîtres.ses » et  « professeur.es » dans une écriture inclusive, puisque ces mots ne sont pas épicènes ?) et qui ne sont plus que des « enseignants » qu’il sied de critiquer, voire de menacer, le plus souvent impunément, la consigne « pas de vague » muselant leur réprobation. 
Les relations sociales sont donc perverties, et les réseaux sociaux ont une grande part de responsabilité. En même temps qu’éclatent au grand jour les méfaits d’une société consumériste, d’hyper consommation, reléguant sur le pavé les « laissés-pour-compte » de la mondialisation et du libéralisme, de l’économie-monde, que les valeurs et les traditions d’un « ancien monde » [[2]] sont refoulées au titre d’une obsolescence trop rapide, injustifiée, se distendent des réseaux de fraternité, de famille, recours ancestraux de solidarités de voisinage. D’ailleurs, le soleil n’est pas complétement levé sur le « nouveau monde » puisque l’époque n’en est qu’à la transition : « la transition écologique », « la transition numérique » voire « le transhumanisme », ce qui explique sans doute que les boussoles soient perturbées. Nous avons mis le pied dans un monde différent mais qui n’est pas encore complétement différent, qui se rattache encore un peu à la phase précédente : l’élément « post » le traduit assez bien : « la post-modernité », « la post-démocratie », des états de transition progressifs dans lesquels les anthropologues discernent ce qu’il y a d’exaltant pour leur discipline. 
Cependant, les liens de proximité sincères et efficaces, discrets, ont déjà été balayés par la farce des réseaux dits « sociaux », qui selon le mot de Raphaël Enthoven (Morales provisoires L’observatoire 2018) « ne sont qu’une liberté servile ». Ces réseaux permettent au titulaire d’un compte qui en use (et en abuse) d’insulter autrui, d’éructer et de lancer des anathèmes, le plus souvent sous couvert d’anonymat ; d’exprimer doctement, sans inhibition, son avis sur toutes choses en endossant l’habit qui ne lui sied pourtant pas de commentateur de la vie courante, de professer des banalités avec des airs supérieurs, tel un hiérophante drapé dans son manteau pourpre, qui s’évertuerait à expliquer les mystères du ciel et de la vie à une bande d’incrédules et de crétins ; mais aussi d’encourager et de féliciter, en se valorisant, comme s’il avait des titres ou des compétences universelles, ou simplement une aura qui l’accréditerait pour s’installer en figure de proue pour le bénéfice de l’humanité, en se frayant un chemin au premier rang lorsque tout le monde convient qu’il s’agit de causes éminentes : la lutte contre les discriminations et l’apologie du « Même », le combat inachevé (le sera-t-il un jour ?) pour l’égalité, les droits des femmes, la place des handicapés dans la société, le combat contre les violences faites aux enfants, aux femmes ou aux animaux, la lutte contre des fléaux sanitaires, l’apologie de l’écologie et l’inquiétude légitime pour la survie de la planète (notre planète qui a trouvé son apôtre (sa nonne canonisée de son vivant, avant d’être peut-être nobélisée) en la personne de la jeune suédoise Greta Thunberg, « tête à claques » (écrit Élisabeth Lévy) suivie par tous les médias, qui ne circule plus qu’en train tellement l’avion pollue, qui s’est convertie au véganisme, et a renvoyé d’un seul coup les Nicolas Hulot et consorts à leurs gammes), le scandale de la pauvreté, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, l’exploit de tel sportif (ou telle sportive) de la région ou de telle représentante locale à un concours de chant ou de beauté, l’hommage à tel résident honoré par les médias pour son courage et sa persévérance ou sa capacité d’innovation, occasion immanquable d’ajouter sa voix inutile aux concerts de louanges … ; de  s’indigner (d’une indignité de salon) et de condamner lorsque cela est manifeste et ne risque pas d’indisposer les bonnes consciences, ni d’attenter à sa propre tranquillité ; d’usurper les qualités, les succès et les initiatives louables des autres en se plaçant au premier rang sur la photo ; de se mettre en scène en publiant ses photos de face, de profil, en tenue de gala ou en petite tenue, celles de sa famille, des gugusses de passage  qui n’arrivent pas à la cheville d’un chevalier d’Éon et ne laisseront pas dans l’histoire la moindre trace, mais dont la rencontre est à graver dans leur marbre dématérialisé – par exemple, et de préférence, un Drag Queen, un rappeur, un couple de punks, un queer, un rastaquouère, une gothique, un « ouf » outrageusement tatoué, un zombie professionnel, ou un quelconque « déviant » selon la terminologie en vogue, « déviant et fier de l’être », (après tout pourquoi pas dans la mesure où le Président de la République, tel Jupiter descendu de son Olympe le jour de la fête de la musique 2018, a accueilli en son palais de l’Élysée, sous le regard attendri et l’œil humide de Jack Lang, le DJ Kiddy Smile (s’affichant explicitement, floqué sur son tee-shirt, ‘fils d’immigrés, noir et pédé’, et critiquant (c’était son droit) la loi ‘Asile et immigration’ en discussion au Parlement ) ainsi que des transsexuels « racisés » se tortillant voluptueusement (oserais-je dire « follement » ?) sur des airs de rap et des bruits de « musique » électro) ou encore un « héros » ou une « héroïne » d’une sous-série de téléréalité (style « les Marseillais contre le reste du monde » ou « la Villa des cœurs brisés »), et si par extraordinaire une Kim Kardashian, pulpeuse en diable, venait à passer par ici ou par là (mais que viendrait-elle y faire par ici ou par là ?) et à laisser deviner, sous des vêtements moulants, les formes de son admirable postérieur, on présage l’effervescence dans le landernau, la bousculade pour s’immortaliser à ses côtés !- ; de ses chiens et de ses chats, des lieux visités, des plats consommés dans telle gargote ; de rendre publique sa profonde affliction à l’annonce de la maladie ou du décès de quelque idole populaire du show-business ; d’adopter des sentences, des apophtegmes, des proverbes, des maximes découverts sur le tard, qu’il trouve si jolis ou de sens tellement profond qu’il n’aura de cesse que la terre entière n’en profite ; de participer, lové dans son fauteuil, à la recherche d’un chien perdu sans collier ou à une quelconque mobilisation pour quelque chose en apposant sa signature virtuelle en faveur de l’appel angoissé. Ces addictions névrotiques au paraître sont à des années-lumière de l’intérêt vrai, sincère, désintéressé, que par ailleurs il feint de porter aux autres, surtout les modestes, les sans fard, les invisibles, les accidentés de la vie, à la société, aux causes des dysfonctionnements identifiées par d’autres et à ses effets subséquents, mais aussi à ses succès, à ses progrès, à la science, à l’écologie. Ses prises de position publiques, puisque publiées sur un réseau social, ne sont que des subterfuges, des couleurs données à voir aux béni-oui-oui, une bonne conscience payée à petit prix. C’est un rite « bling-bling » qui tient lieu tout à la fois d’hagiographie et de pensée. Montaigne n’écrivait-il pas que « la présomption est notre maladie naturelle et originelle » (Essais II,12).  Et, comme l’enseigne George Steiner, l’altruisme, l’empathie, l’abnégation active, l’amour de l’humanité souffrante ou agonisante sont consubstantiels à l’anonymat, ce qui est incompatible, par définition, avec les réseaux sociaux. Ainsi, chaque publication sur son site déclenche aussitôt les réactions d’une basse-cour de groupies, ces nigauds à la béatitude débridée, faussement enthousiastes, à l’affût de la moindre bassesse, qui flattent et adressent promptement, avec les louanges feintes d’usage, des « bisous », des hourras, des vivats et des émoticônes ou des pictogrammes expressifs, auxquels il est recommandé et poli de répondre d’abondance par des « merci » et par une profusion d’émoticônes ou de pictogrammes tout aussi expressifs, dont les plus courants sont les désormais célèbres « j’aime »  et  « j’adore ». Ces réactions pavloviennes des groupies, « amis » de club sur Facebook, me remémorent immanquablement ces objets sonores offerts aux enfants des années 50 ou 60 (la petite enfance de l’ancien monde quoi !) qui faisaient « meuh ! » lorsqu’ils étaient secoués ou retournés, ou ces poupées offertes aux petites filles (je dis bien : aux petites filles) qui disaient « maman » ou « je t’aime » quand elles étaient pressées à l’endroit figurant le cœur. Facebook n’est pas une agora au centre de laquelle l’orateur pose une parole, démontre, suscite le débat, la contradiction, organise la confrontation d’idées. Ce n’est pas une Académie des temps modernes, une Université populaire, et les fameux « amis » ne sont pas des sectateurs, des dévots, mais des idiots utiles, disons des faux dévots. Pour l’essentiel, Facebook n’est qu’un mode opératoire selon lequel s’organise une communication entre diplômés du Lycée Papillon, quasi analphabètes  (version soft « d’analphacons » comme le dit gentiment JeanPaul Brighelli [[3]] , c’est-à-dire « ceux de la génération Alpha qui n’ont plus ni mythes ni héros dans la mesure où dans l’individualisme contemporain, chacun est potentiellement surhomme dans sa sphère nombrilique »), communication, disais-je, réduite à des balbutiements, sans arguments, sans efforts de construction des propos, sans orthographe. Il suffit de « liker », de maîtriser quelques mots : « bisous », « bravo », « au top », et quelques figurines, et l’on peut se lancer sans appréhension dans le tournis du monde, de devenir mondain, d’une mondanité d’ectoplasme puisque le corps physique et palpable est absent, alors que la voix et l’image peuvent servir de support dans des séquences filmées. Ces outrecuidances ne supportent pas la contradiction, car, si d’aventure, un lecteur occasionnel de la page osait formuler une critique, même sommaire et polie, il serait dans l’heure houspillé, au mieux intimidé et menacé, au pire pourrait-il craindre des exactions. Car Facebook « ne parle qu’à lui-même et de lui-même » (Raphaël Enthoven ibid.). Il revendique d’ailleurs cette fonction puisqu’il est par définition un trombinoscope, et répond à un besoin de notre époque qui « fait de l’exhibition et de son pathos une valeur supérieure à l’exercice de la pensée. » (Michel Onfray). 
Facebook est le réceptacle des Narcisses [[4]] en mode pipelettes, des imposteurs de ruisseaux, des enfonceurs de portes ouvertes, qui, en surfant sur la vague des lieux communs, trouvent, sur cette scène ouverte où le rideau n’est jamais abaissé, un théâtre de pacotille à leur portée. Ce théâtre n’est qu’une pâle copie du show-business, comme les télé-réalités ne sont qu’une pâle copie de la vie sociale, à l’heure où la médiocrité se répand de façon endémique dans les chaumières par le venin des réseaux sociaux. Nul doute qu’à un tel degré d’hystérie, de fièvre, d’exhibition, d’indécence, ces comportements infantiles, pitoyables et débilitants, qui sont devenus la norme sociale, assécheront bientôt l’honorable profession des paparazzi. Parce qu’ils agglutinent quelques dizaines, centaines, voire milliers de « followers » (de suiveurs sur les réseaux sociaux), ces histrions perdent la tête, que d’ailleurs ils n’avaient jamais eu bien arrimée, se prennent pour des Jeanne d’Arc (« mes amis », « mes compagnons », « à mes côtés »), qui, au demeurant, n’entendent que leur propre voix, leur illumination ne portant pas très loin, en ne reproduisant que le dérisoire refrain du « qui m’aime me suive », mais pour aller nulle part, car contrairement à ce qu’ils se prennent à rêver, ils n’ont pas d’autre destin que leur propre pantomime. Il est vrai que les cocottes en papier des journaux et les Miss et Mister Schmoll de Facebook, incultes insanes, n’iront pas jusqu’à psalmodier « amis, secondez ma vaillance ! » [[5]] . À petite dose, parmi tant de médiocrités, leurs trémolos pourraient déclencher des rires sarcastiques, mais « quand les cons volent en escadrilles (Michel Audiard dans la bouche de Bernard Blier) », cela devient inquiétant pour la salubrité publique. 
 
En fin de compte, les réseaux dits « sociaux » sont le réceptacle de la grossièreté, de la vulgarité, de l’offense, de la muflerie, mais aussi du bluff, du narcissisme, de la tartufferie, de l’orgueil, de l’éloge de soi. Au fond tous ces comportements se ressemblent : ce n’est que de la malveillance citoyenne voire, pour ceux qui ont l’intention d’en tirer profit, de la malhonnêteté intellectuelle. Sans doute ne sont-ils aussi qu’une « modalité d’une incomplétude psychique » (Michel Onfray, Sagesse Albin Michel 2018).
Faudrait-il enfin ajouter que ces façons sont inhérentes à la nature humaine et qu’elles s’extériorisaient aussi dans « l’ancien monde », mais qu’elles étaient davantage ciblées, confidentielles, alors que, par définition, un réseau, fût-il « social », permet l’exportation des dérives personnelles, ainsi qu’une forme d’inconscience à rendre publique sa vraie nature, son commerce intime, ses carences psychiques. Toute la différence tiendrait dans l’ouverture au monde des portes de son domicile, sachant que nous n’avons pas affaire à des érudits, à des penseurs, à des philosophes, à des scientifiques, à des mystiques qui laisseront à la postérité une œuvre unique étudiée et critiquée dans les écoles. Ce ne sont que des chercheurs d’eux-mêmes qui se sont trouvés depuis longtemps et s’offrent généreusement à la masse. Cependant, surnageant dans ce marécage, on découvre quelques rares perles, des hommes et des femmes de culture ou de courage, qui savent penser, écrire, parler et agir, marquent leur époque et y laisseront une trace. Facebook n’est pour eux qu’un complément d’expression, le principal étant ailleurs, dans leurs livres, leurs articles, leurs actions, leur art, leurs vies, leurs exemples. Beaucoup, lassés de la supercherie des réseaux sociaux et finalement mal à l’aise dans ce cloaque, les délaissent une fois pour toutes. D’autres, fondent des groupes, pour partager des photos, des avis sur des livres, sur des expositions, sur des cérémonies, sur des lieux visités…Ceux-là ne se sont pas contaminés par la sarabande des bouffons. Émergeant de ce chahut, la politesse, le respect, la modestie, la mesure, la discrétion qui appartiennent à une exigence d’ascèse, l’honnêteté intellectuelle, l’amitié, l’intelligence des cœurs et des esprits, sont autant d’épiphanies. 
Notre société de la réussite, de l’abondance, de l’expansion, qui en laisse tant au bord du chemin, pose aussi frontalement le rapport à la vieillesse et à la mort qui ne sont plus principalement des questions morales, éthiques et spirituelles, mais des questions techniques, budgétaires et médicales : le maintien à domicile, les EPHAD, les soins palliatifs, l’euthanasie, la professionnalisation des aidants. Dans ces conditions, ainsi que le souligne
Bertrand Vergely, philosophe et théologien, « pour les vieux, ce rapport consiste à être jeune le plus longtemps possible et pour la mort, comme le voyait déjà Tolstoï dans la Mort d’Ivan Ilitch, elle consiste à être la plus discrète possible. Les vieux sont priés d’être jeunes et la mort d’être inexistante. » C’est pourquoi la sémantique s’en mêle : les vieux rajeunissent en « seniors » et les vivants ne meurent plus mais « s’en vont », « partent », ou « disparaissent ». Les agnostiques et les athées de nos sociétés laïques seraient conséquents s’ils n’espéraient pas, malgré tout, les retrouver un jour quelque part. Dans l’attente des grandes retrouvailles, la population doit être complètement informée des causes cruelles de la disparition, qu’éventuellement une longue maladie, dont on ne veut pas dire le nom, a emporté ces aimés défunts, malgré « les bons soins et le dévouement » (pour qualifier autrement la compétence et l’élégance) de « son » médecin, qui, privilège de classe, a un nom, « le docteur untel », alors que « son » infirmière, « son » kiné et a fortiori « sa » « dame de compagnie » (pour ne pas dire « auxiliaire de vie ») n’ont que des prénoms. L’emploi systématique des adjectifs possessifs a le parfum de « l’ancien monde », plus précisément celui de la bourgeoisie, de son train de vie avec ses employés de maison, alors que tous ses intervenants sont rémunérés principalement par les régimes de protection sociale : assurance maladie, mutuelle, aide sociale. La mode, « l’esprit du temps » là encore, dans cette civilisation médiatisée, plaide pour l’information totale, y compris des ravages de la dépendance et des affres de l’agonie. Il n’y plus ni tabous, ni précautions, ni pudeur.
 
Une nouvelle métaphysique des mœurs reste à écrire.
 
C’est ainsi que va le monde, et il faut s’en accommoder car, comme le disait déjà, à son époque, le général de Gaulle, « s’il est naturel de regretter la douceur de la lampe à huile et la splendeur de la marine à voile », le monde avec ses progrès et ses dérives n’attend pas ceux qui restent au bord de la route. Aussi, émerveillons-nous, avec les progrès des techniques, du confort, de l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance, des ouvertures au monde, émerveillons-nous du Plug anal géant (ou Tree de Paul McCarthy) posé place Vendôme, du Vagin rouillé de la reine (Dirty Corner de Anish Kapoor) exposé dans les Jardins de
Versailles, de la monumentale Sodomie (Domestikator de Joep Van Lieshout) devant le centre Pompidou, du Bouquet de Tulipes de Jeff Koons (ancien courtier à Wall Street, qui n’en doutons pas, a le sens des affaires) et, c’est nouveau - ça vient de sortir, des Pneus dorés de l’Opéra Garnier, (du plasticien Claude Lévêque), comme nos aïeuls ont pu être étonnés du Flacon d’urine de Ben exposé au Grand Palais, Ben qui pouvait, comme il le proclamait, « tout se permettre », de la Fontaine en forme d’urinoir, ready-made de Marcel Duchamp dont une réplique a trouvé sa place au Musée d’art moderne du Centre Pompidou, émerveillons-nous, et commentons, sans rien y comprendre mais avec d’autant plus de science et de componction, les œuvres de l’art moderne, voire post-moderne : « Quelle plume ! Grands Dieux, quelle ligne, quel doigté, quel style ! ». Ces « œuvres » ont quelques points communs entre elles : elles ont pour fonction de provoquer l’étonnement,
« d’interroger » du moins ceux qui feignent être avertis, connaisseurs, voire plus sûrement de choquer, surtout par l’association de « l’œuvre » et du lieu d’exposition, par l’absence d’art, parce qu’on ne parle plus d’art mais de création, l’art étant réduit à un supposé symbolisme qu’il faut chercher sous le flash de la pornographie ou de l’insignifiance de l’ordinaire (mais à ce propos celui qui s’en offusque est un « réactionnaire »),  et surtout par leur coût exorbitant  (tout étant relatif) pour les finances publiques puisqu’il s’agit aussi de « Street- Art ». Mais quand les « élites » politiques aiment, le peuple ne compte pas. 
 
Revenant à l’exemple précis que je rapportais tout à l’heure, celui de la fracture sociale comme trame de projet politique, Chirac avait eu tort d’avoir oublié son thème de campagne car, écoutant sans doute de bons conseils, il avait mis le doigt sur quelque chose d’essentiel : la rupture sociale, la fracture sociale dont il avait fait un thème central de sa campagne ne passait pas et ne passe toujours pas par une lutte frontale des classes sociales, une guerre civile, mais par « l’invisibilisation » des plus modestes. 
On ne peut pas comprendre cette évolution récente et cette fracture si l’on n’associe pas à la réflexion sur les revenus, celle sur la culture. Les générations précédentes de la classe moyenne dans leurs diversités sociale, ethnique et culturelle étaient intégratrices, des référents culturels majeurs, y compris pour les populations immigrées, d’une immigration de voisinage cependant, c’est-à-dire de même culture, de même histoire, gardiennes de traditions. 
 
La classe moyenne ou populaire a perdu ce statut : elle est devenue le « plouc » français, le « gaulois réfractaire », le « glandu », qui boit des « jaunes » à l’apéro, qui joue au tiercé et au loto en espérant gagner 100 millions comme les Tuche, qui « fume des clopes et roule au diesel » (phrase attribuée au ministre Benjamin Griveaux), le « fasciste » italien, fasciste parce qu’il a porté au pouvoir un parti dit « populiste » et parce qu’un Italien, c’est bien connu, au-delà d’être « gai quand il sait qu’il aura de l’amour et du vin » (Chanson Une Femme avec toi par Nicole Croisille), ne peut être que fasciste, atteint de la « peste brune » inguérissable et dangereusement contagieuse, quand il regimbe et qu’il ne comprend plus la doxa de Bruxelles, ou n’adhère pas aux discours moralisateurs, potions fades mais non magiques de « pensée technocratique et de pseudo-philosophie dégoulinant de poncifs progressistes » (Edouard Husson) [[6]] que tentent de nous faire avaler nos « élites » républicaines, qui elles, et elles seules, connaissent l’état du monde et les dangers qu’il recèle. Le terme « populisme » a changé de sens : au XIX e siècle il qualifiait des mouvements politiques prônant des mesures économiques et sociales visant à améliorer le sort des populations touchées par des crises agricoles, en Amérique latine des régimes opposés à l’impérialisme des Etats-Unis, en Europe des théories politiques exaltant la vie du peuple. Mais depuis peu, il a pris un sens négatif aux tendances lourdes de démagogie, de nationalisme xénophobe, parcouru par le mépris des élites et des représentants des pouvoirs établis, des médiations, en qui le peuple n’a plus confiance. Car ledit « populisme » se nourrit de la dénonciation de la démission de la démocratie au profit de la technostructure, de la corruption des « élites » et d’une exigence d’exemplarité, de la perversion du libéralisme, du mensonge et du mépris politicien et des inconséquences des décideurs, et enfin des inégalités sociales criardes, visibles, insupportables en ces temps de consumérisme et d’ouverture au monde.
 

L’Autre : intégration et « vivre-ensemble », multiculturalisme

 
Les uns et les autres ne parlent plus la même langue, n’ont plus les mêmes références.  La mondialisation, la désindustrialisation, la relégation sociale ont brisé les habitudes, les coutumes, et ont conditionné de nouvelles classes sociales composées en fait de gagnants et de perdants, ces « losers » au faible niveau de vie, aux emplois précaires, de surcroît souvent endettés pour la vie, au sein d’une population vieillissante, en mal de renouvellement, exfiltrés des métropoles où le coût de résidence est devenu insupportable, et installés, là où la technocratie ne va pas, là où les services publics désertent, à la périphérie des centres urbains en fuyant si possible les banlieues de non-droit. En outre, les populations immigrées, de première ou de générations suivantes, n’étant plus de voisinage, ne résidant plus dans les mêmes quartiers, s’opposent aux autochtones dans leur mode de vie et leur culture,  pendant que les nouvelles classes supérieures, les happy few, gavées de revenus, de rentes, pratiquant le grégarisme et le séparatisme résidentiel et scolaire, donnent le plus souvent au moyen de graphiques et de PowerPoint, du haut de leur expertise en vase clos, de leur intelligence et de leur subtilité autoproclamées (le député LREM Gilles Legendre décerne à sa mouvance politique cette appréciation : « notre erreur est d’avoir probablement été trop subtils, trop intelligents »), ou au moyen de pétitions co-signées par les bobos, les stars et les « personnalités » de la sphère politicienne, médiatique, sportive et cinématographique, toujours les mêmes d’ailleurs, philosophes d’opérette, relayées par des quotidiens, certains prétendument « de référence », des leçons de bienveillance et de « vivre-ensemble », exaltant une société multiculturaliste  au sein de laquelle trône l’Autre, paré de toutes les qualités parce qu’il est l’Autre qu’il faut accueillir, parce qu’il est le miroir dans lequel pourtant les autochtones, à qui on ne demande pas leur avis, ne se reflètent pas. 
Je ne résiste pas à citer assez longuement Françoise Bonardel qui écrit ceci dans son livre Des Héritiers sans passé, Essai sur la crise de l’identité culturelle européenne (Les Éditions de la Transparence / Philosophie 2010) : 
« Un nouvel équilibre est donc à trouver entre repliement sur soi et ouverture inconditionnelle à l’Autre, de nos jours trop idolâtré pour incarner l’altérité sans laquelle aucune grande culture ne s’est jamais constituée. Et s’il est indigne de rendre à César ce qui n’appartient qu’à Dieu, il est tout aussi inapproprié d’assimiler le processus de culture à une marche plus ou moins commanditée vers la sainteté, comme le laissent parfois accroire les hommes politiques recourant à ce stratagème pour pallier les insuffisances de leur vision et de leur action en exhortant leurs concitoyens à de perpétuels sacrifices en faveur de l’humanité. Ne parviennent en effet à s’exproprier, à se vider de toute propriété que les saints dont l’exemple peut bien être un idéal vers lequel aurait à tendre la culture, mais non un modèle quant à la formation de l’individu humain. C’est aussi pourquoi la mondialisation qui est fréquemment présentée comme une chance offerte aux cultures de dialoguer et à chaque homme d’élargir le cercle du monde où il est né et qui l’a formé, ne sera qu’un leurre tragique si elle court-circuite le processus par quoi chaque individu tentait jusqu’alors de s’approprier son humanité au sein d’un cadre culturel certes relativement délimité, mais qui n’en était pas moins pour lui un monde au sein duquel façonner son identité.»
Je suis d’autant plus en phase avec ces propos que je considère que le concept de « classe » est avant tout culturel ou, si l’on veut, à la fois économique et culturel. On ne « fait pas société » par l’argent ou la consommation. On « fait société » par les coutumes, par les mœurs, par les solidarités autrement dit par l’intégration sociale. On ne fait pas société avec des abstractions mais avec les réalités humaines : la famille, la cité, le territoire aussi bien celui proche dans lequel on vit que celui plus large de la nation qui devrait nous rassembler.
On fait société avec la table, la langue et le lit et sans doute aussi avec la carte. Christophe Guilluy, dans son livre No Society (Flammarion 2018) écrit ceci : « On ne s’assimile pas, on ne se marie pas avec, on ne tombe pas amoureux d’un système de valeurs, mais d’individus et d’un mode de vie que l’on veut adopter. » Mais ajoute-t-il : « On ne peut prétendre au respect et à un statut de référent culturel ni à aucun pouvoir politique sans intégration économique. On ne mesurera jamais assez l’impact des insultes et de l’ostracisation des plus modestes sur l’effondrement des modèles d’intégration. »  Dans la novlangue, la classe moyenne est synonyme de « Blancs ». Ces Blancs (le plus souvent « ces salauds de mâles blancs », ou «ces hommes blancs de plus de cinquante ans » de Françoise Nyssen, éphémère ministre de la Culture) qui refusent le « vivre-ensemble » à 1 000 € / mois, qui au demeurant ne s’applique pas aux classes supérieures qui tentent d’imposer une vision irénique d’un multiculturalisme à 5 000 € / mois, à 10 000 € / mois ou bien plus. Soyons plus explicite encore avec George Steiner (Dans le Château de BarbeBleue, Quarto Gallimard 2013) : « Marchands de slogans et philosophes d’occasion, tels que Susan Sontag, ont voulu persuader l’Occident que l’homme blanc est la plaie de l’Univers, que sa civilisation est une monstrueuse imposture ou, au mieux le masque fourbe et cruel de l’exploitation économique et militaire. On nous annonce, sur un ton d’hystérie vengeresse, que notre culture est condamnée, et c’est alors le modèle spenglerien d’apocalypse rationnelle ; ou bien encore que, seule, une transfusion massive de la vitalité et des modes de sentir du « Tiers-monde » la ramèneront à la vie. Aux peuples du Tiers-monde « l’âme » véritable, la beauté de la peau noire et de l’amour. Ce néo-primitivisme, qui est peut-être une forme de masochisme, pousse ses racines jusqu’au cœur de la crise occidentale. 
Pour la grande majorité de ceux qui réfléchissent et pour les jeunes en particulier, l’image d’une culture occidentale incontestablement supérieure, incarnation du trésor d’énergie morale et intellectuelle du monde, est une absurdité teintée de racisme ou un anachronisme caractérisé. C’est un truisme, ou du moins ce devrait en être un, que le monde de Platon n’est pas celui des Chamans, que la physique de Galilée et de Newton ont rendu intelligible une grande partie de la réalité qui nous entoure, que les œuvres de Mozart vont plus loin que les battements de tambour et les clochettes javanaises, si émouvants et chargés de vieux rêves qu’ils puissent être. » Qu’on me pardonne de surajouter aux exemples donnés par mon bon maître : les criailleries, la bruyance, le grabuge de tous les dzim boum boum souvent encombrés d’un flot de paroles inconsistantes, ineptes, inintelligibles mais rimées, parce qu’il faut bien que le maigre effort de création porte sur quelque chose, qui abrutissent plus qu’il ne faut la jeunesse post-moderne. Ce charivari ne me transporte aucunement, quelque effort que je puisse faire, ni ne m’ouvre une fenêtre sur quelque vieux rêve. Comme beaucoup d’autres dont les voix ne portent plus, je dois être un enfant perdu dans ce brouhaha qui réserve des obsèques nationales à Johnny, un hommage aux Invalides à Aznavour, un prix Nobel de littérature à Bob Dylan, pendant que des milliers de « fans » excités comme des puces hurlent à l’unisson de leur idole sur scène, élèvent des petites lumières de leurs briquets et applaudissent à tout rompre des Booba, Mc Solaar, Corneille (pas Pierre Corneille le dramaturge du XVIIe siècle, l’auteur d’Horace, de Cinna, du Cid, d’Othon etc.), Jennifer, Rita Mitsouko, les femmes à barbe à l’Eurovision de la chanson, et naguère des Sheila (mais oui Sheila, rappelez-vous : l’ex de Ringo, les Rois mages, l’école est finie …). Le soir, prenant un peu de repos, les mêmes, ou d’autres, s’isolent dans leur chambre pour dévorer des mangas, converser avec leurs amis et leur adresser des photos depuis leur téléphone 4G, ou visionner des films porno sur leurs tablettes. Toutes les cultures ne se valent pas, si toutes sont respectables a priori et sous réserve d’inventaire (dès lors qu’elles protègent les minorités et respectent les femmes, les enfants, et …la vie), de même que toutes les paroles ne se valent pas et n’ont pas la même force.
Umberto Eco dans une de ses conférences prononcées au cours du Festival culturel de Milan, la Milanesiana, celle ayant pour thème L’Absolu et le Relatif datée de 2007 (conférences rassemblées dans un livre intitulé Sur les épaules des géants (Grasset 2018)) écrit ceci qui me paraît être en résonnance avec mon propos : « la reconnaissance de la diversité des cultures ne remet pas en question le fait que certains comportements soient plus universels, et n’implique pas automatiquement le relativisme moral, selon lequel, puisqu’il n’existe pas de valeurs éthiques égales pour toutes les cultures, nous pouvons adapter notre comportement à nos désirs ou intérêts ? Reconnaître d’une culture autre qu’elle est différente et doit être respectée dans sa diversité, ne signifie pas abdiquer notre identité culturelle. Comment en est-on arrivé alors à construire le fantasme du relativisme en tant qu’idéologie homogène, cancer de la civilisation contemporaine ? »
Le comble du mépris est cette démangeaison qui consiste à ethniciser, à essentialiser ceux qui se laissent de moins en moins manipuler par les discours paternalistes, qui comprennent de plus en plus que le modèle qu’on leur a vendu, où les philistins sont à l’œuvre, est « ce modèle d’a-société, modèle qui vise à produire, à vendre et à acheter tout ce qui peut être produit ou vendu, qu’il s’agisse d’un écran plat, d’un téléphone de dernière génération, d’une Kalachnikov ou du ventre d’une mère porteuse » (Christophe Guilluy ibid.). 
 
Mais, « quand il n’y aura plus rien à consommer, il restera toujours des poubelles à vider. Et Prométhée n’aura plus de feu à livrer… » (Henri Feng sur l’islamo-libertaire).
 
Et pour qu’il soit davantage attractif, ce modèle est censé ruisseler : la théorie du ruissellement dont la figure emblématique est celle du « premier de cordée » est la dernièrenée de l’arnaque sociale, selon laquelle le laisser-faire du marché profitera in fine à tous.  « Mais l’indigénat c’est fini » écrit encore Christophe Guilluy.
 
Alors, quelles sont les voies du possible ? Comment rendre visibles les Invisibles ?
 
A mon sens, les solutions sont tributaires de la sauvegarde du Bien commun. Quel est ce Bien commun ?
Il comporte plusieurs volets ou mouvements. 
 
Le premier mouvement ( allegro molto) est la préservation ou la revitalisation d’une histoire commune, non maltraitée par les révisionnistes adeptes de la repentance [[7]] perpétuelle, et d’une culture commune dont le socle est constitué de l’apport philosophique des Lumières et de ce que nos ascendants ont construit depuis : une société démocratique, laïque, tolérante et accueillante, un Etat de droit garant des libertés individuelles, séparant de façon étanche les pouvoirs politiques et judiciaires et la souveraineté du peuple. Cette séparation doit être infranchissable, ce qui est loin d’être le cas. A cet égard, peut-on parler d’hybris (démesure) des juges lorsqu’ils empiètent sur le pouvoir exécutif, notamment ceux de la Cour européenne des droits de l’Homme prompts à intervenir dans les affaires politiques des démocraties européennes, lorsqu’un des nombreux comités Théodule, celui-là des droits de l’homme de l’ONU, composé « d’experts juristes » prétend clouer la France au pilori parce qu’elle interdit le port de la burqa dans l’espace public, lorsque les « sages » du Conseil Constitutionnel érigent une devise de la République, la Fraternité, en source de droit, ce qui ouvre le champ aux interprétations juridiques les plus extravagantes en faveur de l’immigration ? « Summum ius summa iniuria » (« plus il a de droit, plus il a de torts », autrement dit : « l’abus de droit crée l’injustice ») (baragouiner un peu de latin cela rehausse un propos paraît-il) est un adage romain utilisé par Cicéron et repris constamment depuis. Certes, rien n’est parfait en ce bas-monde. Notamment quand les élites ne respectent pas les décisions du peuple qu’elles ont consulté, ou quand elles ne le consultent pas sur des textes qui engagent la Nation et qui sont de compréhension aisée, sans que cela remette en cause la démocratie représentative ni les corps intermédiaires, cela ne peut produire qu’amertume et défiance envers les gouvernants (un des derniers exemples significatifs est ce « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », signé en décembre 2018 à Marrakech au nom de la France par un sous-ministre, sans avoir été soumis au préalable ni au peuple directement ni à la représentation nationale. J’ignore si cet obscur sous-ministre se gausse de l’opinion ou s’il est vraiment sérieux lorsqu’en pourfendant ce qu’il considère être des réactions nocives, des « fake-news » répandues sur ce texte, il assure qu’il n’est pas contraignant (mais alors pourquoi le signer ?) lorsqu’il assure, cet homme vertueux, pour nous émouvoir plus qu’il ne faut, qu’il a fait le déplacement dans une compagnie « low-cost ») ;  quand les représentants du peuple votent en pleine nuit ou au petit matin, alors que l’hémicycle est copieusement dégarni parce que nos élus dorment chez eux, des textes qui abandonnent des parts de l’Etat dans des activités remarquables comme des chantiers navals, des entreprises de fabrication de ciment, des actions d’Aéroports… ; quand on laisse la société gagner en dérives locales en ne sanctionnant pas les offenses et les marques diverses d’irrespect et d’incivilité envers les agents publics remplissant une mission de renseignement, de gestion de service public, d’enseignement, de soins, de secours ou de protection des publics, en prônant des mots d’ordre tels que « pas de vague », cela ne peut que conduire au mépris du savoir, au mépris de l’ordre et à l’abandon de la sécurité et de la tranquillité publique, à l’incompréhension des règles du jeu. Le chemin qui conduit à l’abandon ou à l’affaiblissement de notre culture, de notre histoire et à la relégation d’un cadre national dans les poubelles de l’Histoire, est une erreur historique, inédite dans l’histoire et unique parmi les peuples du monde. Les « élites » politiques et leurs affidés, politiciens de rencontre, qui troquent leur soumission et leur fausse dévotion contre des sinécures, des favoritismes ou des passe-droits, ou fonctionnaires à leur solde, parce qu’ils ont ou ont eu le pouvoir et ont pu agir sur des manettes de décisions, sont les fossoyeurs de la culture multiséculaire européenne, et notamment française, suivant le diagnostic lucide d’Edouard Husson : « nous vivons, depuis bientôt un demi-siècle, dans une époque d’effondrement intellectuel et culturel de notre classe politique », évoquant au passage cette « épidémie de livres écrits par d’autres et signés par des hommes (ou des femmes) politiques qui ne les ont sans doute jamais lus ». S’il n’y avait que des livres pour avoir été écrits par d’autres ! 
Au demeurant, dans cette décadence, les traditions tentent de perdurer ou de retrouver une seconde jeunesse, comme un remède à la mondialisation, à l’envahissement de ce qui est formaté, impersonnel, comme un remède au danger d’oubli, « les traditions étant une dimension de la profondeur de l’existence humaine » (Hannah Arendt La crise de la culture Folio-Essais 2016). Ce sont des topiques qui réagissent au mal, trouvant surtout leur champ d’expression dans les zones rurales ou les petits bourgs. Leurs racines sont le plus souvent religieuses et rurales : les foires agricoles et artisanales, les confréries s’invitant aux fêtes religieuses, aux kermesses. 
Dans cette ambiance, la langue vernaculaire [[8]], dont l’usage tend à se perdre, redevient le ciment de l’enracinement (l’enracinement est devenu un mot grossier propre au vocabulaire des « réactionnaires ». Il s’oppose frontalement à l’opération de « déconstruction » des histoires, des nations, des frontières, des identités, des mythes ancestraux qui nourrissent la mémoire des civilisations, opération des « constructivistes » européistes), de l’appartenance au terroir, le terroir par opposition à la conception d’un monde « liquide », sans prise sur le réel que vivent les gens ordinaires, le peuple (notion remplacée d’un trait de plume par celle de « la société civile », ventre mou sans consistance, sans nom, sans personnalité), « la France d’en-bas » (raffarinade célèbre), « ceux qui ne sont rien » (expression lâchée sans précaution par le président Macron). Mathieu Baumier dans son livre-pamphlet Voyage au bout des ruines libérales libertaires (Edition Pierre-Guillaume De Roux janvier 2019) explique que « la numérisation de notre être n’est pas une cause de notre déréalisation en tant qu’êtres humains, elle en est une conséquence ». C’est une des marques de la post-modernité, qui est « mercantile et relativiste » (Philipe de Villiers J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu Fayard mars 2019). Mathieu Baumier va d’ailleurs plus loin, lorsqu’il écrit que « la postdémocratie est ce moment où la démocratie continue d’être elle-même tout en devenant progressivement autre chose que ce qu’elle est ». Et, insiste-t-il, « en sortant de ce que nous nommions la démocratie, nous sommes en train de sortir de ce que nous appelions la ‘culture’, la ‘civilisation’ des mœurs ». Et de poser la question qui fâche : « dans quel pays attaque-t-on des êtres humains à la machette ? » Ainsi ajoute-t-il, en France, « la déréalisation atteint nos chairs ».  Ce n’est pas autre chose que décrit Philippe de Villiers dans son dernier livre essentiel (ibid.) pour comprendre comment l’Europe de la technocratie, des commissaires, de la commission de Bruxelles, coupée des peuples, a été fabriquée, avec les dollars américains, et à la baguette de personnages pour le moins douteux que les « élites », par aveuglement ou ignorance ont couvert de lauriers (l’auteur s’intéresse surtout aux « pèresfondateurs », et ainsi les décrit-il : Maurice Schumann, pétainiste de première obédience, frappé d’indignité nationale à la Libération, et Jean Monnet, vendeur de cognac et financier, à la solde sonnante et trébuchante des Américains, de la CIA, qui ont de surcroît payé des sous-fifres pour lui écrire ses « mémoires », et enfin panthéonisé pour toute son œuvre, (irionsnous de nos jours jusqu’à le « dépanthéoniser » comme les Révolutionnaires l’avaient décidé pour Mirabeau, intrigant et vénal, quand ils ont appris qu’il avait conspiré et trahi et le roi et la Révolution ?), et Walter Hallstein premier président de la CCEE, ancien officier de la Wehrmacht et nazi). Un des chapitres de son livre s’intitule d’ailleurs :  la révolte de l’Europe charnelle, il précède les deux derniers chapitres sur le fils spirituel qui n’est autre que George Soros qui a l’art et surtout l’argent pour mettre des dirigeants européens à sa botte, et le nouveau monde qui n’a plus besoin d’être théorisé tellement il est devenu le mantra de l’ordre nouveau en construction, irrigué par les lobbies. C’est pourquoi, revitaliser les traditions, ce n’est pas réduire la culture à un folklore, comme semble l’affirmer Raphaël Enthoven dans les Nouvelles morales provisoires (L’Observatoire janvier 2109). Les traditions ne sont pas non plus, le passéisme, le traditionalisme, ni le fanatisme, surtout pas le traditionalisme religieux, dans une société laïque qui doit rester vigilante face aux intégrismes, aux reculs des libertés, à l’endoctrinement, aux atteintes aux droits des femmes. « Tradition » doit être pris dans son sens étymologique de « transmission » (« traditio » en latin), c’est-à-dire faire passer, remettre, enseigner notamment dans le domaine des arts, des mœurs ; et il est en général mélioratif (dictionnaire historique de la langue française de Le Robert).
Ces questions sont essentielles. Elles font référence à l’identité des nations, ou plutôt aux identités. Elles ont fait un temps débat en France, mais se heurtent chaque fois à la vigueur de la bienpensance qui ne jure que par la diversité, le multiculturalisme, l’universel, et n’ont plus de repli, de confort intellectuel que dans les « valeurs de la république », confondant république et démocratie. Or, la république n’a pas de valeurs mais des principes, mais dont le soubassement se réfère assurément à de grandes valeurs humaines. Ce qui protège notre capacité à vivre ensemble, malgré tout, ce sont les droits que confèrent à chaque citoyen la démocratie. Ils sont impersonnels, juridiques, constitutionnels, mais ne forment pas un patrimoine culturel. Car le monde est différent. La France n’est pas l’Amérique, fédérations d’Etats, ni l’Allemagne et ses länder, ni l’Italie, ni le Royaume-Uni, ni les pays scandinaves, des monarchies démocratiques. Elle a sa langue, sa littérature, son histoire ; l’Italie a sa langue, sa littérature, sa peinture, sa musique et ainsi des autres nations. Raphaël, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Van Gogh, Claude Monet, Tchaïkovski, Mozart, Schubert, Bach,
Rameau, Verdi, les retables, les tapisseries, les cathédrales, les châteaux, les épopées, font partie de notre patrimoine, de notre mémoire collective. Comme l’art culinaire, les us et les coutumes, les langues régionales, l’histoire de chaque territoire, ses héros, ses succès et ses drames, imprègnent nos idéaux, notre pensée. C’est la magie de la diversité du monde, de notre monde, combattue par ce que Mathieu Bock-Côté identifie comme « l’historiographie pénitentielle, qui incite chaque peuple à avouer ses péchés réels ou imaginaires contre la diversité, ce qui inhibe inévitablement la défense et la promotion de son identité historique particulière. » Enfin, chaque peuple ! : Tidiane N’Diaye dans son enquête historique le Génocide voilé (Folio 2017) démontre que les peuples arabo-musulmans qui ont pratiqué l’esclavage le plus atroce (mais y a-t-il des degrés dans l’atrocité ?) en émasculant tous les hommes capturés dans leurs razzias mercantiles, en violant les femmes, n’ont pas pour l’heure manifesté le moindre remords pour cette traite qui a concerné sur treize siècles plus de 17 millions de victimes. 
Cette manie de l’autocontrition occidentale est une tendance nocive, propre à la philosophie contractualiste, selon laquelle seul le contrat est générateur de légitimité politique. Laissons conclure Bock-Côté : «  Deux concepts sont ainsi essentiels pour bâtir une philosophie politique capable de penser une époque marquée par la redécouverte de la pluralité humaine et le surgissement du tragique : il s’agit de la culture et des mœurs, la première référant à la diversité irréductible du genre humain en plusieurs communautés d’appartenance, la seconde référant plutôt une certaine manière de vivre qui caractérise une société particulière, sans laquelle la vie en commun serait tout simplement impossible. » (Multiculturalisme comme religion politique. Éditions du Cerf 2016). La tendance à l’invisibilité culturelle (au sens civilisationnel du terme) est indissociable de l’invisibilité sociale. 
L’ensemble, une histoire commune, des règles démocratiques intangibles, voire inviolables, la profondeur de traditions humanistes, la coexistence pacifique de nations souveraines, cet ensemble est le terreau indispensable au règlement des déséquilibres économiques et sociaux qui frappent les plus fragiles. Dans un article au magazine américain Foreign Affairs, Andreas Wimmer de l’Université de Columbia explique que c’est dans ce cadre rénové que les démocraties nationales pourront investir dans les politiques éducatives, les équipements et les protections sociales. Dans ce cadre rénové le « nationalisme » n’est plus un gros mot et ne doit plus générer une peur d’ailleurs savamment entretenue avec ses références erronées à l’histoire de l’entre-deux guerres, car le nationalisme en Europe (contrairement à ce qu’il est dans les Etats totalitaires d’essence théocratique ou laïque) n’est plus un ethnicisme ni un impérialisme. En Europe, les atrocités du pangermanisme hitlérien n’ont pas fini de subvertir toute référence à la Nation. « Jetant pour longtemps l’opprobre sur tout ancrage de l’individu dans une culture exclusivement nationale, et dans un passé collectif confisquant à son seul profit le sens de l’universel, le pangermanisme nazi a détourné la notion même
d’enracinement, au regard de quoi le cosmopolitisme ne peut faire que figure de contrepoison purificateur. » (Françoise Bonardel Des Héritiers sans passé Essai sur la crise de l’identité culturelle européenne ibid.). Le nationalisme peut au contraire favoriser la redécouverte de la démocratie. Au fond ce n’est pas parce que l’Europe fonctionne en tant qu’instance politique et délibérative qu’il y a la paix, mais bien parce qu’il y a la paix entre les pays qui la composent que l’Europe a pu prospérer. La base de la paix ce sont les démocraties qui ne se développent plus en autarcie, qui adoptent des règles communes et les respectent. La critique fondamentale, dans cet environnement politique, tient, une fois encore, à l’écrasante prédominance de la technostructure, d’une bureaucratie excessivement normative, à la prise de pouvoir de commissaires désignés mais non élus, de surcroît gorgés de privilèges. A contrario elle revendique le retour à la démocratie, c’est-à-dire au débat, à l’écoute, à l’abolition de la sclérose politique. Le danger qui nous guette est celui d’un despotisme, lorsque ceux qui gouvernent, dans l’ivresse du pouvoir où ils sont installés par le suffrage, oublient leurs limites, se gargarisent de philosophie et de présupposés moraux. Un despotisme, fût-il « éclairé », est une supposition qui peut paraître absurde, dans nos démocraties où les recours sont facilités à la barre des tribunaux, administratif, constitutionnel et même à celle supra nationale des droits de l’homme. A notre époque, et dans les cadres préconstruits de nos Etats, le despotisme prendrait une forme tout à fait différente de celle que jusqu’à présent l’histoire nous a servie. Ce despote-là est un personnage qui a perdu le sens de l’histoire, qui invalide les rouages de la concertation, et se pose en parangon des peuples, un guide « sacré » par l’onction du suffrage. Cette dérive se rencontre à tous les niveaux de responsabilité, elle n’atteint pas que les élus. Et bien souvent elle se termine mal. C’est ce message qui vaut pour tous les siècles, que délivre Lucien Jerphagnon dans son Histoire de la pensée (Tallandier, éditions 2009), à propos de Julien, dit l’Apostat (311-363) : « Il n’était pas inutile pour nous de faire ce détour, car il nous aura permis de voir de nos yeux, dans l’histoire, ce que devient une conviction philosophique, lorsqu’elle se fait l’instrument de gouvernement. Comme toute idéologie dès lors qu’elle vient à disposer du pouvoir absolu, le totalitarisme de Julien devait aller jusqu’au bout de lui-même et devenir dictature. Et cela vaut pour toute philosophie : à partir du moment où vous estimez détenir le dernier mot sur le monde, vous vous voyez mandaté pour veiller à la bonne marche des choses. Cette vision dont vous avez été favorisé, il vous faut l’imposer Urbi et orbi, puisque c’est la vérité. Et vous avez en prime la bonne conscience qui vous vient du devoir accompli envers l’humanité dont vous voulez le bonheur. Rien ne saurait arrêter l’homme de conviction, dès lors que sa vision se revêt d’universalité et de nécessité, pour le dire avec les mots de Kant, par le ministère de la philosophie. Et c’est bien là ce qui le rend inquiétant et, s’il manque avec cela d’un peu d’humour, tout à fait dangereux. Comme on comprend la haine que ces gens vouaient à
Pyrrhon, symbole à leurs yeux de toutes les hésitations ! »
Lorsque le président Macron, dans un discours aux accents apologétiques, en appelle à la « renaissance de l’Europe », alors qu’il veut ouvrir la voie à un plus grand melting-pot des populations et à une accélération de la régulation technocratique, il nage à contre-courant de ce que fut la Renaissance dans l’histoire, c’est-à-dire un mouvement exclusivement européen, débridé, de foisonnement culturel, de « redécouvertes des racines » de sa culture. « Or, l’Europe d’aujourd’hui préfère l’introspection stérile de soi à l’exploration du monde, l’autodestruction à la conquête et la régression culturelle et éducative au rayonnement civilisationnel » (Edouard Husson). On peut contester mon analyse, bien entendu, sauf le fait que le terme de « renaissance » n’est pas approprié et participe à la confusion des esprits, au seul profit de ces slogans politiques qui portent beau et qui feront pschitt une fois de plus.
 
Le deuxième mouvement (largo) est la reconstruction du patrimoine sociétal. Depuis quelques décennies, avec la désindustrialisation, la construction d’ensembles territoriaux supra-communaux, la connectivité des territoires et des habitants, l’amélioration des infrastructures de transport, la création de zones concentrées pour le commerce alimentaire et technique, les modes de vie se sont transformés. Le constat est celui de la désertification rurale, de la fermeture définitive de services publics d’enseignement, de soins de proximité, de sécurité, de finances locales, voire de services judiciaires. On ne reviendra pas sur cette tendance lourde. Mais elle tarde à être accompagnée durablement, d’où le sentiment d’abandon de nombreux pans du territoire, le départ des nouvelles générations, la fermeture des petits commerces ou des petites zones de productions, l’assèchement des métiers de proximité que d’ailleurs on n’enseigne plus que rarement tellement ils sont dévalorisés. Depuis les lois de décentralisation, le paysage sociétal a profondément changé grossissant à vue d’œil le mille-feuille des compétences des collectivités : la commune, l’intercommunalité, le département, la métropole, la région, l’Etat, l’Europe…Si les compétences techniques (la gestion des déchets, des transports, de l’eau, de l’énergie, des voies de circulation, la communication …) trouvent avantage à une prise en charge supra communale, les rapports humains devraient rester l’apanage des communes : ainsi en est-il des politiques de la ville, de la réussite éducative, de la gestion de la délinquance, de la formation, du sport, de la culture, des activités sociales…sauf à ce que les petites communes aux moyens dérisoires en décident autrement.
C’est par le renouvellement ou la revitalisation des liens sociaux que ces ensembles abandonnés, en voie de perdition, trouveront une respiration. Les points d’appui peuvent être les centres sociaux avec leurs médiathèques et les infrastructures de sport : par le savoir et la culture (pas celle des péplums ou celle montrant l’affrontement de Maciste contre Zorro, ceux-là détrônés, il faut le reconnaître, par les animaux et les personnages indestructibles et héroïques des mondes irréels et fantastiques, rejoignant ainsi les bestiaires du Moyen-Âge où se côtoyaient l’ours, le cochon, le loup, le pard, la manticore, la licorne, le dragon, le serre, le centaure… ), par l’animation, par la compétition et l’effort, mais aussi par l’entraide, la société fait corps et ne se délite pas. Mais cet ensemble ne peut tenir, comme toujours, comme naguère justement, que par l’engagement de bénévoles. Le bénévolat, dans les sociétés postmodernes, devient le passage obligé des solidarités de proximité. C’est largement le bénévolat qui est à la manœuvre dans les actions quotidiennes d’entraide, de secours, d’initiatives sociales, sportives et culturelles. Les collectivités lui offrent souvent un cadre par la subvention, le contrat, la mise à disposition de matériels et de locaux, ce qui autorise ses représentants à figurer en bonne place sur la photo. Pourtant, le bénévolat, pièce-maîtresse des associations, devrait être protégé par un statut qui assure les responsabilités parfois écrasantes qu’il engage au péril civil des volontaires. Par ailleurs, les liens entre les associations et les collectivités gagneraient en efficacité et en sécurité s’ils étaient couverts par la pluri-annualité des engagements, autorisant une vision à plus long terme. Enfin, le saupoudrage des crédits n’est jamais une bonne chose, contrairement à la définition en commun des besoins, l’élaboration des programmes, l’examen des projets en réponse et in fine leur évaluation. Or, l’évaluation ne devrait pas se résumer à la réalisation des actions, mais aussi et surtout devrait se concentrer sur leur efficience pour éviter de les reconduire systématiquement d’année en année, ce qui s’apparente à du laxisme de gestion. Prenant exemple sur des initiatives importées depuis le Québec, des petites villes, soit directement, soit prenant appui sur des centres sociaux, s’emploient à restaurer les solidarités de voisinage : ce sont les Journées citoyennes mobilisant les résidents une journée durant pour un programme de petits travaux collectifs clôturés par des agapes ; ou des accorderies, version moderne du troc, partages de services en mobilisant l’expertise et le savoir-faire, selon le principe sain du « prêté pour un rendu ». Dans ce contexte, le « développement social » comme démarche active et pragmatique (« citoyenneté active et d’implication » selon la définition de l’ODAS), doit être recherché car il est ciblé (au quartier, au bourg, à une communauté), porteur
d’épanouissement collectif, et ouvert aux initiatives (aux libertés), non contraint par le carcan de la surrèglementation ou de la bureaucratie. Contrairement à de nombreuses théories ou prises de position (sur l’art, sur le climat, sur le « vivre-ensemble ») qui se faufilent dans l’air du temps en installant leurs thuriféraires sur la croupe du progrès humain, la démarche de « développement social » n’appartient pas à la sphère de la pensée magique.
 
Le troisième mouvement (molto vivace) est la refondation de notre protection sociale longtemps incarnée par l’Etat-providence (la sécurité sociale, mais aussi l’instruction gratuite, l’hospitalisation gratuite (sauf pour les pratiques trop répandues des dépassements d’honoraires), les assistances juridiques gratuites …) et depuis les lois de décentralisation par les collectivités territoriales ou locales (départements et/ou métropoles et/ou régions, villes et/ou intercommunalités) et enfin secondées avec force par les associations. Or, ce modèle d’Etat-Providence a implosé puisque le pays compte plus de 6 millions de chômeurs, plusieurs millions d’emplois précaires, 9 millions de pauvres selon le seul critère du seuil de pauvreté. En même temps que ce modèle a implosé, l’action publique produit des dettes considérables. A l’échelle territoriale concernée par le rapport issu du travail que j’ai rappelé en avant-propos, de nombreuses propositions ont une dimension professionnelle et autocentrée qui leur garantissent a priori efficacité voire efficience car elles ne sont pas très coûteuses : citons, en vrac, des mesures d’assistance aux publics sur les besoins primaires, sur l’accès aux services à l’heure du numérique total et au temps des renoncements aux droits.
Que ces propositions soient le cas échéant revisitées et mises et en œuvre ! 
Car l’action sociale, au sens large du terme, n’est pas porteuse de sens pour beaucoup de politiciens secondés par des ronds-de-cuir zélés. En effet, comment peut-on comparer sur le plan médiatique les actions sociales dans leur diversité et leur résultat aléatoire avec la création d’une école, d’un centre social, d’un hôpital, d’un centre culturel, l’amélioration des axes routiers et des infrastructures de liaisons, qui sont des réalisations concrètes, outre, ce qui est inévitable, le ruban d’inauguration coupé sous l’œil des caméras, le flash des photographes et les déclarations convenues dans les médias, aux accents dithyrambiques ? Comment comparer ce qui modifie profondément le paysage urbain avec les actions sociales de terrain, voire même avec un énième plan précarité ou pauvreté ? Comment mettre sur le même plan un discours sur la beauté du monde avec un discours sociologique, sur la démographie, sur les flux de population ? L’action sociale, au sens large du terme, et ses dérivés comme le développement social, ne sont pas suffisamment visibles, ni même compris par des décideurs politiques ou des techniciens qui les secondent dans l’action publique. Ceux-là n’y perçoivent que du sable ne laissant que rarement des empreintes effacées par le vent du progrès. L’action sociale n’est que rarement « sexy », sauf lorsqu’on aborde les questions relatives au coût de la vie, qui, bien que n’intéressant que secondairement les nantis, répercutent un écho perceptible par toutes les oreilles tendues pour l’occasion. 
Enfin, pour garantir un minimum d’efficience, les ressources offertes aux publics concernés doivent s’accompagner d’un travail sur soi, d’une évaluation des pratiques, de formations régulières des personnels sociaux et de la confrontation avec d’autres pratiques mises en œuvre ailleurs.
 
Compte tenu des réserves relatives à son impact, la protection sociale, au risque d’insuffisance chronique, ne fera pas l’impasse d’une réforme d’envergure concernant le reste à vivre. Les citoyens doivent pouvoir vivre décemment, les aides sociales en argent, en nature, en services n’étant que des palliatifs. Ce volet est éminemment complexe puisqu’il concerne à la fois les revenus, la fiscalité, le prix des services et des consommations courantes de la vie quotidienne. La complexité est aussi inhérente aux lieux de vie, à l’environnement des intéressés. Il est aisé de comprendre que le coût de la vie varie, parfois de façon importante, d’une région à l’autre, en des zones touristiques ou en des zones reculées des arrière-pays. Il s’agit donc de s’intéresser aussi aux différences, de mesurer les impacts, et de ne pas systématiquement uniformiser, en cédant à la manie de l’égalitarisme. Il faut s’appuyer sur les travaux sérieux, complets, documentés et explicités de l’ONPES (Les budgets de référence rapport 2014-2015), du CREDOC à la demande de L’ONPES (La France des Invisibles mars 2016), de l’UNCCAS (Nouveaux indicateurs pour une meilleure connaissance de la pauvreté qui date déjà de 2009). Cet effort de réflexion et les actions qui pourraient en découler impliquent l’ensemble des forces politiques et sociales du pays pour parvenir à un consensus durable. L’avenir de notre démocratie est l’enjeu de ce débat. 
 
Ces voies du possible participent à la reconstruction d’une société de confiance (allegro con Fuoco). 
Cette société ne peut que s’appuyer sur des relais : parmi ceux-là sont les élus, surtout s’ils ne sont pas élus par défaut, notamment par un défaut de participation, au premier rang desquels les maires parce qu’ils ont une domiciliation : la ville, le village, la cité. Ces domiciliations sont des identités, des marqueurs de territoire, auxquels chacun peut s’identifier. Ces territoires ont une histoire, ils sont le berceau des familles, et même s’il y a encore « des imbéciles qui sont nés quelque part » comme les brocardait Brassens, il vaut mieux ceux-là, ces insupportables, que les enfants de nulle part, qui ne s’attachent à rien de substantiel, ne se reconnaissent en rien, sauf à se laisser happer ou hypnotiser par des utopies souvent dangereuses. Ceux-là ne font pas « nation » mais font au contraire sécession. Ces élus de proximité ont une responsabilité morale lourde : celle de permettre le retour de la politique et l’effacement de la mascarade politicienne, et dans leur grande majorité, ils ont les qualités et le désintéressement pour l’assumer. La politique doit être une éthique, dont les principes vertueux se rattachent à la noblesse des engagements au service du bien commun, au respect de la parole donnée et à la loyauté, à la compétence et à la responsabilité, à la probité et à la respectabilité voire à l’humilité (mais il ne faut peut-être pas trop en demander), ces principes valant mépris et rejet du florentin, de la combine, de l’hypocrisie, de la trahison de sa parole, de la démagogie, des prébendes, du copinage et des passe-droits. C’est à ce prix que le politique dans notre Etat laïque retrouvera une prééminence sur le religieux, sur les ergoteurs, mais aussi sur des politiciens acéphales qui, incorrigibles marionnettes, prennent des airs de marquis et sont prêts, pour paraître, à toutes les compromissions et à tous les renoncements. C’est bien là que se situe la plaie de la politique, dans toutes les strates de la représentation démocratique. Les politiciens de rencontre, élus sur une liste, profitant du souffle de leur leader, ne sont, pour la plupart, (pour la plupart, car certains sortent du lot),  que des faussaires, incultes, sans envergure, épris de leur propre image dans le journal local et sur les réseaux sociaux, signant les papiers, souvent sans les avoir préalablement lus, écrits pour eux par les gratte-papier courtelinesques de la communication ou les techniciens du domaine qu’ils représentent pour la galerie, et, n’étant pas plus bêtes que ceux [[9]] qui les entourent ou les ont précédés, en adoptent illico les pratiques et les mimes ; ils sont âpres aux gains et aux moindres avantages procurés par leurs fonctions – la place de parking, le voyage, le véhicule de fonction ou le chauffeur, le repas, la place de spectacle ou, plus sûrement, de stade–, ils revendiquent pour eux ou leurs proches des prébendes, des nominations à des postes lucratifs, des gratifications, et sont jaloux jusqu’à la méchanceté et à en crever de leurs colistiers qu’ils méprisent et dénigrent à la moindre occasion. Ils forment entre eux une coterie belliqueuse, intenable, reproduisant dans la République et à des niveaux subalternes un système de cour et des codes suivant lesquels les quémandeurs parmi le peuple seraient requis de se prosterner et de s’avilir devant des parasites et des médiocres. Mais il ne faut pas espérer de ces animalcules une nouvelle querelle des Bouffons [[10]] . Non, il n’y a aucun risque, hélas, d’assister entre nos politiciens de quartier à des duels à l’épée ou au revolver, à des pugilats, ou de lire sous leur seing un pamphlet. Ils en seraient bien incapables. Ils retiennent leurs émotions sous un vernis d’hypocrisie. Et en compensation, l’exemple venant souvent de plus haut, ne le dira-t-on jamais assez, ces  besogneux se nourrissent du spectacle offert par les forts en thème de la politique, donneurs infatigables de leçons de vertu, qui acceptent nonobstant, sinon sollicitent, l’offrande de costumes de luxe, au prétexte fallacieux et du plus haut comique pour les pince-sans-rire que leur notoriété a valeur de publicité pour la marque, comme si le « bas-peuple » était suffisamment prospère pour consacrer des ressources pécuniaires à seule fin de péter dans de la soie. Mieux vaut pour sa santé mentale et l’estime de soi, rester éloigné d’une telle engeance et se rappeler certaines leçons du Cynique Diogène de Sinope dans son amphore, éclairé en plein jour de sa lanterne, (sans pour autant se comporter comme lui, pétomane invétéré, onaniste et cannibale), bien qu’il n’y ait aucune chance, sur nos chemins de traverse, de croiser la route d’un Alexandre en route vers l’Égypte ! (Afin de lever toute ambiguïté, je me sens tenu de préciser que j’évoque Alexandre III de Macédoine dit le Grand).
Pour Montesquieu, dans le chapitre Du Principe de la démocratie de L’Esprit des Lois, la vertu est la force qui soutient la démocratie. Lorsqu’elle n’a plus de force que dans le pouvoir de quelques-uns et la licence de tous, elle n’est plus qu’une dépouille.
 
Cela étant, dans une société de confiance, chacun doit trouver sa place et être en mesure d’y prendre soin de soi (être à l’écoute de soi). L’honnêteté la plus élémentaire est de citer ses sources. C’est pourquoi je recommande un petit livre de Françoise Bonardel Prendre soin de soi paru en 2016 aux éditions Spiritualités pratiques. Prendre soin de soi, explique-t-elle, c’est tout simplement faire attention à soi, demeurer en éveil pour soi, en privilégiant la parcimonie, en résistant à toutes les agressions du consumérisme, c’est-à-dire en achetant à bon escient, en ayant ce sursaut de dignité et de lucidité face à la frénésie consommatrice, c’est faire preuve de métriopathie, c’est-à-dire modérer ses passions, et sans être abstinent, mais sobre, tempéré, la frugalité n’étant pas l’avarice (Montesquieu). Y compris en n’étant pas dupe de tout le bazar éclectique, à tendance matérialiste et « psy », qui s’étale sans vergogne, pour tous les goûts : le porno, la pratique du tonus musculaire dans les salles de musculation et celle plus aléatoire et moins encadrée de la dépense énergétique pour les martyrs de la forme, le look auquel tout un chacun doit ressembler, la recherche spirituelle, le psychisme et la méditation : on ne compte plus les ateliers de yoga, les stages de libération des névroses personnelles ou collectives, ainsi que les séances de libération de la parole, et au moindre incident affectant une communauté, un collectif quelconque, la mise en place d’une « cellule psychologique ». Car notre société postmoderne produit trop de malades de la vie : des angoissés, des excessifs y compris dans la sollicitude, des agités, des indécis, et tout ce monde est la proie consentie des marchands de bonheur : ceux qui nous disent ce qu’il faut manger, quand il faut courir, ce qu’il faut préserver en achetant bio, comment et en combien de temps maigrir sans effort et malgré tout avec volupté, dans quel délai et dans quelle condition rencontrer l’âme sœur, et pour y parvenir se mettre à nu avant de se mettre nu, voire l’inverse le plus souvent désormais, comment se conduire vertueusement c’est-à-dire écologiquement …
Prendre soin de soi, c’est s’estimer et se découvrir. Il y a un mot pour cela : la sérendipité qui est la faculté de découvrir par hasard et sagacité des choses que l’on ne cherchait pas et d’interpréter les indices qui se présentent à soi. 
Qu’en est-il enfin de la contradiction apparente entre prendre soin de soi, et se soucier du sort des autres ? Laissons Françoise Bonardel y répondre : 
« Qu’en est-il de l’altruisme érigé en contrepoison face à l’égoïsme et à l’individualisme contemporains, et trouvant dans l’humanitaire son plus ferme soutien ? Qu’il soit plus honorable de se soucier du sort des plus démunis que de s’enfermer dans sa tour d’ivoire de nanti est une évidence, appelant elle-même une réponse consensuelle tant sont nombreux les fronts de l’urgence, et tant les appels au secours se font pressants. Comment se soucier prioritairement de soi quand l’épuisement de la terre remet en cause la survie de l’humanité, quand des milliers d’enfants meurent chaque jour de faim et que des forcenés, brandissant des têtes humaines en guise de trophées, apportent la preuve que l’humanisation reste une tâche aujourd’hui inachevée ? L’interpellation d’un monde en grande souffrance est à cet égard de tous les instants, et ne laisse de répit qu’aux plus cyniques ou indifférents.  Mais par contre, la question demeure : à quoi bon se mobiliser une fois encore si l’empressement à secourir autrui ne contribue pas à ce que soient trouvées les solutions durables susceptibles de mettre fin à l’oppression, à la pauvreté, mais aussi à la cruauté dont sont capables des êtres qu’on pensait humains ? »
Peut-on régler cette contradiction en citant le dramaturge norvégien Henrik Ibsen (Être soimême Les belles Lettres 1995) ? : « la meilleure façon dont vous puissiez être utile à vos contemporains n’est tout de même que de battre monnaie du métal que vous portez en vous. »
 
A tout ce discours, on objectera, à juste titre, que chez nos voisins ou en Occident, pour ne pas évoquer le reste du monde, la situation n’est pas meilleure, quand on sait le niveau de précarisation en Allemagne et aux Etats-Unis où des villes sont devenues fantômes, dépeintes par l’excellent livre (et film) de Cyril Dion et de Mélanie Laurent : Demain, un nouveau monde en marche, avec en sous-titre Partout dans le monde des solutions existent (Actes Sud 2015); quand on sait le fardeau qu’il a fallu supporter aux Grecs, aux Espagnols pour remettre à flot l’économie de leur pays en appliquant les directives européennes ; quand on sait le niveau des taxes en Belgique. Ailleurs, tout près de chez nous, ce n’est pas forcément mieux. Est-ce une raison pour ne pas améliorer le sort de nos concitoyens, notamment des plus pauvres, mais aussi de ceux qui, s’ils ne sont pas pauvres selon les lois de la statistique, ne seraient détectables qu’au moyen d’un microscope social, puisqu’ils sont, si l’on admet le vocable, les « Invisibles » ? Encore faut-il aller à leur rencontre, et pour cela enjamber les obstacles du non-recours aux droits et des seuils rédhibitoires qui excluent alors qu’il s’agit d’intégrer, et interdisent toute analyse globale, alors qu’il s’agit de faire appel à l’intelligence. En inventant, pour s’y référer, des critères qui fonctionnent comme des garde-fous de l’arbitraire, ce qui au demeurant est honorable, l’action sociale n’évite pas le danger de produire des cache-misère et de passer des pommades sur les mauvaises consciences. Quant à trouver la bonne mesure, je reconnais que ce n’est pas tâche aisée. La confrontation des expériences, régulièrement, au fil de l’eau en quelque sorte, éclaire souvent les chemins praticables.
 
Louis M.  (Mars 2019)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

[1] Élisabeth Lévy est journaliste et directrice du magazine Causeur
[2] Entre-guillemets car ici cette expression n’a pas la même signification que d’aucuns lui donnent, cet « ancien monde » étant grosso modo celui des Trente Glorieuses.
[3] Jean-Paul Brighelli est ancien élève de l’école normale supérieure, et agrégé de lettres modernes.
[4] Ne pas confondre les Narcisses de l’étal de Facebook avec le demi-dieu du mythe grec qui découvrit sa propre beauté dans le reflet d’une source, s’éprit de lui-même et en mourut, puni de sa démesure à se suffire à luimême, par la déesse de la vengeance Némésis. Le narcissisme de notre époque n’est plus qu’une névrose, abondamment documentée par les psychiatres et les psychanalystes, et les Narcisses de notre quotidien, tout en se glorifiant et en aimant immodérément leur propre image, ne sont que des baudruches qui se gonflent à l’air du temps et se dilatent éperdument sans jamais crever. 
[5] Giacomo Rossini : Guillaume Tell
[6] Edouard Husson est ancien élève de l’école normale supérieure, agrégé d’histoire et docteur en Paris-Sorbonne, a dirigé l’ESCP Europe Business School, a été vice-président de l’université Paris-Sciences et Lettres. Il enseigne à l’institut franco-allemand d’études européennes à l’université de Cergy-Pontoise.
[7] La repentance atteint toutes les sphères sociales, sauf les couches subalternes de Facebook, pour lesquelles l’insulte est le mode le plus prisé de communication. Des élus, des artistes, des sportifs etc. qui twittent plus vite que leur ombre, sans mesurer leur propos, acculés par les réactions courroucées et indignées, s’excusent platement : leur propos a été mal compris, ils se sont mal exprimés, les mots ont dépassé leur pensée…les portes des confessionnaux sont ouvertes aux quatre vents.
[8] George Steiner (Errata Récit d’une pensée Gallimard 2001) « Parler une langue, c’est habiter, construire, enregistrer un cadre du monde spécifique : une « mondanité » au sens étymologique. Il n’existe pas de petite langue. Il n’existe pas de syntaxe primitive. Chaque langue, on le sait, engendre et exprime une vision du monde, une histoire de la destinée humaine, une construction d’évènements à venir pour laquelle il n’est de fac-similé dans aucune autre. La mort d’une langue, fût-elle chuchotée par une infime poignée sur quelque parcelle de territoire condamné, est la mort d’un monde. »
[9] « L’universelle supériorité de l’homme qui n’est pas plus bête qu’un autre est ce que je connais de plus écrasant ». Léon Bloy Exégèse des lieux communs. 
[10] La Querelle des Bouffons a été provoquée, bien malgré elle, par une troupe de chanteurs italiens au mitan du XVIIIème siècle à Paris, en représentant des opéras-bouffes napolitains, heurtant « l’esprit français » exalté, lui, par Mme de Pompadour, qui, il faut le dire, avait infiniment moins de talent et de perspicacité dans l’art musical que dans le déduit.
 
 
 



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