L’ALGÉRIE DE CAMUS ..... ET DES AUTRES.

 


L'ALGERIE DE CAMUS

 
 

"L'Hôte", de Jacques Ferrandez : dans le djebel avec Camus - Le Monde des Livres | 03.12.09. - Yves-Marie Labé - Article paru dans l'édition du 04.12.09.

Albert Camus en bandes dessinées ? Si la vogue des adaptations romanesques en BD est désormais établie, […] le projet de faire de même avec un texte à dimension philosophique pouvait paraître impossible. Pourtant, un autre enfant né en terre algérienne, Jacques Ferrandez, a relevé le gant en adaptant L'Hôte, nouvelle du recueil L'Exil et le Royaume paru en 1957, année où l'auteur de L'Homme révolté reçut le prix Nobel de littérature. Depuis des années, Jacques Ferrandez rêvait d'adapter Camus. Il s'est donc attaqué à L'Hôte après avoir achevé sa saga "Carnets d'Orient", qui couvrait une grande partie de l'histoire de l'Algérie, de la colonisation à l'indépendance. La nouvelle met en scène un jeune instituteur, Français d'Algérie, vivant "comme un moine" dans le djebel. Il partage son exil volontaire entre enseignement et lecture. Un jour d'hiver, il est chargé par un gendarme d'acheminer un criminel à la prison la plus proche. Le jeune enseignant se refuse à ce type de "combat" et offre à son prisonnier le choix : rejoindre la prison ou une tribu nomade voisine. Comme dans d'autres textes de Camus, le destin des deux personnages se confronte, ici dans la solitude des montagnes et dans l'exil volontaire, au risque de l'absurde et à l'exigence de justice. Mais L'Hôte se clôt sur un coup de théâtre. Jacques Ferrandez a donné chair et émotion à ce face-à-face entre deux dignités humaines, sans pédanterie ni simplification. La beauté des aquarelles habillant ses décors et le découpage subtil de cette dramaturgie classique n'auraient sans doute pas déplu à Camus, cet "homme des hauteurs" comme le désigne, dans sa préface à la BD, l'écrivain algérien Boualem Sansal.

 

Je dois à Alain D…,  ancien coopérant en Algérie que j'ai eu le bonheur de croiser dans un forum algérien (SETIF INFO) et avec lequel j'échange épisodiquement, depuis, quelques messages personnels, l'information concernant la B.D de Jacques Ferrandez.

Je me garderai d'établir un parallèle entre ma modeste expérience et le brillant récit de Camus revisité par Ferrandez. Je ne puis cependant m'empêcher de revivre, à ce propos, un épisode de ma carrière dans les S.A.S, carrière relatée dans : "Colonisateur malgré soi".

J'ai un jour été contraint de faire deux prisonniers que je ne pouvais relâcher sans faillir aux règles qui régissaient alors ma condition d'aspirant, et, ingénument plutôt qu'à la manière de Ponce Pilate, je les ai remis à l'armée "régulière."
Depuis, ma réflexion relative à la "droiture", le devoir et l'honneur, me renvoie constamment à cet acte de mon existence.

 

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*  Cf. Plus loin l'article intitulé : "Daniel Timsit, un communiste algérien".

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ETRE COLONISATEUR ...MALGRÉ SOI ​ 


 

Les origines.

            Né à Ajaccio en 1933 de père ukrainien  et de mère corse, j'ai été, par suite d'une séparation parentale, "accueilli" de l'âge de 2 ans à celui de 10 ans, dans une sorte d'orphelinat religieux, établi à Bastia, et  "replié" un temps, durant la guerre 39-45, à Rogliano, dans le Cap corse.  
En 1943, l'une des sœurs de ma mère, ayant épousé un sous-officier de l'armée française en exercice à Constantine (Algérie), et s'étant, de ce fait, "établie", a décidé de me "récupérer" afin de me ramener auprès de ma mère, qui s'était elle-même expatriée en Algérie en 1939. Elle y avait rejoint une partie de sa fratrie, laquelle avait, comme de nombreux Corses, émigré dans cette colonie. Il faut dire que ma famille maternelle, originaire d'Ucciani, était apparentée à celui qui devait devenir plus tard le maréchal Juin, et qui était alors colonel en garnison à Constantine. Juin avait "casé" au 7ème  régiment de Tirailleurs Algériens trois de mes oncles (directs ou par alliance) et avait eu comme domestique dans son propre foyer la tante qui, estimant que cela relevait de son devoir, faisait en sorte que je puisse  désormais réintégrer le noyau familial. 
Ma mère, pour sa part, travaillait en qualité de domestique chez une personne âgée, ancienne propriétaire terrienne, retirée à Saint Arnaud (aujourd'hui El Eulma). On me permettra d'ouvrir une courte parenthèse pour rendre hommage à Madame veuve Augustine Mounier, née Robinet, la vieille personne en question,  que je ne puis un seul instant assimiler à la catégorie de ce qu'il est convenu d'appeler "les colons", tant l'image qui me reste d'elle est éloignée de la connotation péjorative qui peut s'attacher à ce terme. Madame Mounier était d'une bonté extrême, témoignait un respect profond envers tous les "indigènes" (terme alors usuel en Algérie française), parlait l'arabe excellemment, et prenait un plaisir extrême à échanger dans cette langue dès que l'occasion lui en était donnée. 
Durant la période 1943 -1946 j'ai  partagé mon existence entre le lieu de résidence de ma mère (Saint Arnaud) et Sétif, où résidait la tante qui s'était employée, sitôt mariée, à me "sortir de l'orphelinat", et qui avait en quelque sorte offert en guise de dot à son époux d'origine champenoise un petit neveu oublié quelques années du côté de Bastia. 
Pour la petite histoire je préciserai qu'une autre sœur de ma mère avait été recrutée, (toujours grâce sans doute aux bons offices du colonel Juin, mais aussi grâce à son niveau d'instruction), dans l'administration des impôts, et que la benjamine de la famille, devenue religieuse "sur le continent"  devait sans doute penser que le "pensionnat" de Bastia était pour moi une garantie de salut ultérieur, puisqu'elle n'avait aucunement songé à m'y soustraire, ou tout au moins à me faire quitter une île dans laquelle je n'avais plus aucun environnement familial immédiat. "La religieuse" (comme il était coutume de l'appeler dans la parentèle) est devenue par la suite mère supérieure et directrice d'une institution d'enseignement catholique.  
L'oncle bénéficiaire, si l'on ose dire, d'un neveu à demi élevé, et à peine devenu père d'un enfant "bien à lui", a dû abandonner sa famille pour  faire la campagne de Tunisie puis celle d'Italie, et n'est revenu auprès des siens qu'en 1945. 

La scolarité et les études

         J'ai effectué mes études secondaires au lycée de Sétif. Après l'obtention du baccalauréat j'ai exercé durant un an (1952/53) en qualité d'instituteur dans le djebel Bou Taleb, commune de Hamma Rhira. J'étais le seul européen du lieu, et je crois même avoir été le seul européen à 30 Km à la ronde. Je garde de cette période le souvenir d'une population extrêmement accueillante et généreuse malgré le dénuement qui la caractérisait, et je n'ai souffert d'aucune solitude. Le caïd du coin et son "khodja" se sont dépensés pour m'accueillir dans de bonnes conditions et faciliter mon séjour, heureux sans doute de voir débarquer dans leu coin perdu un jeune innocent pétri de louables intentions pédagogiques.
J'ai appris par la suite que le caïd et son secrétaire, durant la guerre, avaient été assassinés par les rebelles. Je me suis moins étonné du sort identique réservé au  garde forestier, un kabyle qui se montrait intransigeant avec les paysans du lieu lorsqu'ils prenaient quelques libertés avec la préservation du domaine public, mais qui devait l'être moins avec lui-même, puisqu'on l'accusait de prévarication.
Après cette expérience professionnelle (racontée plus amplement un peu plus loin), j'ai décidé d'entreprendre des études supérieures. Les moyens financiers de ma mère ne me permettant pas d'être étudiant à Alger, j'ai sollicité un poste de maître d'internat. Nommé au collège de Bougie (Bejeia - 1953/54),  je ne pouvais évidemment pas donner suite immédiatement  à mon projet.
C'est au collège de Bougie que j'ai côtoyé Mohammed Benyahia, qui devait devenir négociateur à Évian,  puis ministre. A cette époque il faisait de "l'agit-prop" parmi les élèves musulmans et les préparait sans doute déjà au combat pour la libération. Je me souviens avoir été en opposition avec lui lors de nos fréquentes discussions, lui reprochant de faire entrer la politique dans l'établissement et d'endoctriner la jeunesse. Je pensais en effet que l'institution scolaire devait rester un lieu neutre et ne pouvait devenir sans "dommages" un lieu de conflits intercommunautaires. Nos relations n'ont cependant jamais été conflictuelles. Quelques photos attestent de nos agapes communes à défaut de copieuses libations alcoolisées, lesquelles étaient néanmoins joyeusement partagées avec d'autres maîtres d'internat arabes ou kabyles.
Étant parvenu à obtenir Alger l'année suivante, j'ai exercé en qualité de maître d'internat au lycée de Ben Aknoun de 1954 à 1958 (date de mon appel sous les drapeaux en tant qu'étudiant sursitaire). 

Une idéologie non orthodoxe.
 
            Pris au piège des facilités et des insouciances du "pionnicat", je ne me suis guère investi sérieusement dans les études supérieures.
J'ai d'abord effectué un début d'études en Droit, études abandonnées en fin de première année, mes résultats ne m'ayant pas permis l'accès en seconde année malgré quelques "fulgurances" en certaines matières, dont le droit constitutionnel et …. le droit romain.
Après une sorte d'année sabbatique, je me suis engagé dans les études littéraires, obtenant le diplôme de "Propédeutique lettres" mais devant interrompre la poursuite de mes études du fait de la résiliation de mon sursis.
Lorsque j'ai rejoint Ben Aknoun, en septembre/octobre 54, la guerre d'Algérie allait commencer, puisque la Toussaint 1954 marque officiellement son point de départ. Je n'en n'ai pas mesuré immédiatement toutes les implications et toutes les conséquences.
Je me suis cependant assez rapidement situé hors du contexte idéologique ambiant, et j'ai été perçu comme marginal, puisque j'étais opposé à la "pacification" qui s'amorçait. Mes souvenirs d'enfance relatifs à la répression sétifienne, quoique vagues et confus,  ne devaient pas être étrangers à ce positionnement peu "orthodoxe" et assez peu courant parmi la population "pied-noir". Pour autant, je ne mesurais pas de manière exacte la profondeur des sentiments hostiles du peuple algérien à l'égard de la France. Je n'approuvais pas les méthodes de la rébellion, heurté que j'étais par ses excès (excès au demeurant complaisamment mis en exergue par la presse locale, notamment l'Écho d'Alger).
Je pensais encore qu'une réconciliation était possible et qu'une Algérie nouvelle pouvait se construire dans un cadre permettant aux deux communautés de coexister pacifiquement.
Puis, les années se succédant,  mes études - chaotiques -  en Faculté d'Alger, et mon exercice en qualité de maître d'internat, m'ont donné  l'occasion d'approcher des étudiants et des collègues algériens fortement influencés par l'idéologie anticoloniale et de manière plus précise par le F.L.N.
Nombre d'entre eux, d'ailleurs ont été arrêtés par la suite, d'autres ont rejoint les rangs des maquis, ont été emprisonnés et torturés. Je pense notamment à notre collègue Allal, brillant sujet, comme il se dit en langage courant, que l'on retrouva presque sans vie dans des circonstances troublantes et dont il se disait (sous le manteau) qu'il avait été plutôt égorgé par l'armée française. 
Quelques uns de mes collègues sont devenus cadres ou dirigeants dans l'Algérie indépendante.
A Ben Aknoun, lorsque le F.L.N donna l'ordre aux étudiants musulmans de quitter le lycée et de rejoindre les maquis (mai 1956 si mes souvenirs sont exacts),  je n'ai pas compris que l'on puisse sacrifier de manière aussi radicale les futurs cadres de l'Algérie, et toujours animé d'un sentiment très partagé, je me suis aliéné à la fois les partisans de l'Algérie française et ceux de l'Algérie algérienne.
Certains de mes collègues pieds-noirs m'ont rangé abruptement dans le camp du FLN. De l'autre côté, des collègues tels que Boumaza et Medeghri (sympathisants du F.L.N, et qui l'ont rejoint plus tard) ne supportaient pas mon obstination à prôner la non-violence et le respect de la neutralité scolaire.
Au fur et à mesure du déroulement de la guerre, mon idéologie a évolué vers une prise en compte de la problématique complexe de la décolonisation, et j'ai tenté de me situer dans un "juste milieu", entre ma condition incontournable d'européen et ma compréhension de la lutte de libération du peuple algérien.
Dévorant à l'époque de nombreuses revues et des hebdomadaires français dits "engagés", j'avais une vision si j'ose dire "géopolitique" de la guerre d'Algérie. Je savais pertinemment que les cadres de la rébellion puisaient leurs motivations dans la tragique histoire de leur peuple, dans sa résistance séculaire, et s'appuyaient sur une idéologie plus islamisante que marxiste, contrairement aux affirmations de nos gouvernants de l'époque et surtout des officiers adeptes de la "guerre psychologique".
Le vaste mouvement de décolonisation qui s'était développé dans le monde après 1945 m'était parfaitement connu, et je savais que l'indépendance était sinon inéluctable, du moins envisageable à plus ou moins long terme.
Je souhaitais néanmoins une Algérie ouverte, démocratique, conservant avec la France des relations privilégiées.
 
Être Européen en Algérie française.
 
 Mes rapports avec la population européenne ont été étroitement tributaires de mes lieux de résidence:
- à Sétif (1943-1953), j'appartenais à une classe sociale européenne très modeste. Ma mère était considérée en quelque sorte comme une domestique, et j'ai fréquenté les "petits blancs", quelques juifs traditionnellement rejetés par un "establishment" européen volontiers antisémite, plutôt que les enfants de la "bonne société", fils ou filles de commerçants aisés, de professions libérales et de riches colons qui tenaient le haut du pavé et dont les familles vivaient en cercle relativement fermé.
- à Bougie, j'ai surtout vécu dans l'univers restreint des "pions", ne fréquentant pratiquement pas la colonie européenne, qui me semblait au demeurant moins infatuée que celle des hauts plateaux sétifiens (sans doute parce que moins opulente, mis à part quelques  viticulteurs). J'aimais Bougie pour son cadre magnifique, sa place centrale bordée de cafés, surplombant la rade et le port, l'écrin sombre et profondément verdoyant des "Aiguades", sa plage de Tichy.
- à Alger, ville cosmopolite, j'ai découvert que la population européenne était un melting pot méditerranéen (Espagnols, Italiens, Maltais, Juifs de culture orientale) tout autant qu'une ville française. J'ai apprécié, je dois le dire, l'ambiance chaleureuse du monde "pied-noir" d'Alger et de sa banlieue, sa joie de vivre, sa diversité culturelle. J'ai moins apprécié, au fil des années de guerre, son évolution vers un radicalisme anti-algérien qui répondait il est vrai à la radicalisation de la rébellion.
J'ai rencontré aussi à Alger des étudiants kabyles et arabes particulièrement fins et cultivés, maniant la langue française beaucoup mieux que nombre de leurs collègues européens, et qui auraient eu vocation à s'intégrer parfaitement s'il n'y avait eu le contexte de la guerre et surtout le rejet des "petits blancs" à leur égard, rejet les conduisant  à se sentir pleinement algériens. Je garde par exemple un souvenir encore émerveillé de Laceb Mokhtar, qui nous étonnait tous par sa connaissance des grands auteurs de la littérature française, par son esprit, par son humour "so british" et sa vaste culture.  Toute discussion avec lui était un véritable régal intellectuel.
Il est devenu plus tard, dans l'Algérie indépendante,  professeur d'anglais à l'université d'Alger. J'ai appris son décès via un e-mail parvenu du Québec où résidait une de ses anciennes étudiantes qui avait effectué des recherches à ma demande.
Mes collègues "pieds-noirs" étaient d'origine diverse, à l'image de la population. Les patronymes à consonance italienne, maltaise, espagnole ou juive séfarade étaient courants. La plupart se sont avérés  être de farouches partisans de "l'Algérie française".
Un seul de mes collègues, venu du continent, se situant dans la mouvance du christianisme social, a clairement affiché des sympathies à l'égard de la lutte de libération du peuple algérien. Il a dû quitter précipitamment l'Algérie, par suite de  vexations répétées puis de menaces précises.
Il y a eu, au Lycée de Ben Aknoun, une notable exception. Il s'agit de Daniel Timsit, alors détaché à l'infirmerie du fait qu'il poursuivait des études de médecine. Il était militant communiste, seul israélite de mon univers relationnel à avoir épousé clairement la cause algérienne (au point d'ailleurs d'aider à la confection de bombes, ce qui lui a valu l'arrestation  alors que j'exerçais encore au Lycée, et l'emprisonnement). *
Daniel est retourné en Algérie après 1962. Il y a servi le nouveau pouvoir, mais en a été mal récompensé. Il est décédé en 2002. Il a raconté dans un ouvrage ses différentes expériences militantes.
En ce qui me concerne personnellement j'étais de nationalité française, mais pas une molécule de sang "celte" "gaulois" ou "franc" ne circulait dans mes veines, puisque j'étais d'origine mi-ukrainienne et mi-corse.
Les aimables collègues pieds noirs qui m'avaient catalogué "pro-FLN" et à tout le moins "anti-français", ont évolué tout naturellement vers l'activisme "Algérie française".

Chacun sait que faute de choisir un camp, tout individu plongé dans une situation de conflit entre deux adversaires est considéré comme un ennemi et par l'un et par l'autre.

Ce fut mon cas. Sur dénonciation d'un ou plusieurs de mes estimés collègues, j'ai, paraît-il été inscrit sur les listes noires dressées par les inconditionnels de l'Algérie française. Je l'ai appris quelques années plus tard, de retour en Corse, suite aux confidences d'un ex-barbouze gaulliste. J'aurais été, selon lui, condamné par l'OAS et recherché à Alger par cette dernière. Mais, à cette époque, ayant cessé de suivre les tribus nomades sur leurs terres de parcours, je venais de rejoindre, enfin démobilisé, ma Corse natale.
Soit dit en passant, une bienveillante destinée m'avait une précédente fois déjà, permis d'échapper au pire. J'avais alors 17 ans, et je rêvais de découvrir le pays d'origine de mon père. C'était encore le triste temps (1950) où les enfants et parents des "Russes blancs" qui fort ingénument pensaient pouvoir retrouver leurs racines, étaient, dès leur arrivée en URSS,  expédiés vers le goulag ....  le plus proche à défaut du plus lointain. 

Cf. à ce propos le site " kalinka-machja" où est relaté cet épisode.
http://www.kalinka-machja.com/
 

Le service militaire en Algérie et son contexte.
 
       Étudiant sursitaire, j'ai été incorporé en 1958 (donc, 4 ans après le début de la guerre). J'étais alors âgé de 25 ans. J'ai été affecté au Centre  d'Instruction du 27° Train n° 160 à Beni Messous (près d'Alger) pour y effectuer mes "classes".
J'étais en ce temps là lecteur du "Monde"; je me situais (avec une prudence commandée par le contexte) dans la frange des rares étudiants "libéraux" (au sens politique et non économique du terme, s'entend); je connaissais la misère du peuple algérien des campagnes pour avoir exercé en qualité d'instituteur dans un village de montagne. Je n'étais pas à proprement parler "pied noir", n'ayant aucune racine en Algérie.
Mes lectures, ma vision peu complaisante de l'Algérie coloniale, mon idéologie plutôt libertaire et pacifiste ne me portaient pas à l'enthousiasme, tant à l'égard du service militaire que de ce que l'on appelait alors les "opérations de pacification".
J'avais déjà une assez bonne connaissance de la problématique algérienne dans la mesure où je résidais dans ce pays depuis l'âge de 10 ans, dans la mesure aussi où la guerre durait déjà depuis quatre années, avec les séquences meurtrières du terrorisme urbain, et, en sens inverse,  les manifestations  des partisans de l'Algérie française.
Tous ces événements avaient eu, bien évidemment, des répercussions directes sur la vie estudiantine et sur l'ambiance qui régnait parmi les maîtres d'internat, chacun les vivant de manière différente, contradictoire et opposée en fonction de ses origines et de l'ancienneté de l'implantation familiale ou parentale en Algérie.
Lors de mon incorporation, je n'ai pas eu pour ma part de sentiment "d'arrachement" à un milieu ou un terroir, pas de sentiment "d'exil", pas de sentiment de "départ" comme ont pu le vivre les appelés venant de "métropole".
Je n'ai pas non plus éprouvé, comme les pieds noirs d'origine, le sentiment de faire la guerre pour maintenir une présence française naturelle ou pérenne par définition.
Je redoutais simplement les basses servitudes du service militaire, la privation de mon petit confort d'étudiant prolongé, ou celle  des plaisirs de la vie civile, et je n'éprouvais pas à dire vrai une grande ardeur belliciste. Le combat pour l'Algérie française n'était pas le mien, il s'accompagnait de trop de souffrances; il était à mon sens voué à l'échec.
C'est dire que mon incorporation s'est effectuée à une période moralement délicate pour moi, puisqu'il me fallait à la fois accepter d'être intégré à un éventuel appareil répressif et respecter au maximum mes principes humanistes ou ma neutralité.
Mes "classes" (environ 4 mois, du 1/11//58 au 2/3/59) furent une très mauvaise période de mon existence. Mais c'est en général le propre de toutes les "classes".
A l'issue des "classes",  j'ai été affecté en qualité de secrétaire à l'État major (Alger ville) comme simple soldat, car j'avais refusé de suivre (en partie pour les raisons précédemment exposées)  le peloton d'officier de réserve, auquel je pouvais prétendre du fait de mon "niveau" d'études.  J'y suis resté du 2/3/59 au 5/5/59, soit environ 2 mois.
Mon travail consistait pratiquement à recopier des listes de soldats décédés et à rédiger les lettres de condoléances stéréotypées adressées aux familles.
De plus, du fait de la rigueur censée régner dans un État Major, les officiers subalternes et surtout les sous officiers, imposaient un régime draconien au niveau de la tenue vestimentaire, des tours de garde, de la discipline, etc.
Devant les conditions extrêmement déplaisantes de cette existence, j'ai décidé d'accepter les nouvelles propositions qui m'étaient faites de suivre le stage d'officier de réserve. Désormais les "E.O.R" m'apparaissaient en effet comme la seule échappatoire.
Envoyé à l'École d'Application du Train, à Tours, j'y ai suivi une formation du 5/5/59 au 30/10/59, soit approximativement 6 mois. J'ai tant bien que mal suivi les cours dispensés et n'ai pas montré une grande adhésion aux exercices. Le résultat a été à la hauteur de mon application : dernier aspirant de la promotion (avec néanmoins le brevet de chef de peloton).
Du moins j'étais officier en puissance et je me réjouissais à l'idée que je n'aurais plus à subir les brimades tatillonnes de sous officiers bornés ou pervers.
Affecté du 16/10/59 au 1/3/60 à Médéa (370° Groupement de Transport), puis à Djelfa (toujours dans l'Arme du Train) j'ai découvert que j'étais peu motivé par les fonctions de chef de peloton de transport et par la qualité des tâches à effectuer; j'ai donc sollicité un transfert dans les Affaires Algériennes.
Après avoir essuyé un premier refus, j'ai fait appel à la solidarité familiale, et l'une de mes tantes est intervenue auprès du Maréchal JUIN (toujours lui). Le résultat ne s'est pas fait attendre, et le général de l'Arme du Train qui m'avait précédemment vertement rabroué s'est montré cette fois étonnamment coopérant, voire charmant. Mon affectation dans les Affaires Algériennes a été diligentée.
Les raisons de ce choix ? Il me semblait que la mission de ce service était plus honorable, plus humaine, plus en harmonie avec mes convictions.
J'ai donc été nommé en qualité d'adjoint au capitaine L …. , chef de la S.A.S nomade des Ouled Naïl, ce qui m'enchantait, car cette tribu bénéficiait d'une aura un peu mythique en Algérie; elle fournissait,  disait-on, les danseuses et les hétaïres des maisons closes. En fait, je n'ai jamais rencontré que pauvres vieilles femmes, jeunes femmes et fillettes apeurées présentant l'image de la misère et du dénuement.
La perspective de vivre une sorte d'aventure sinon dans le désert, du moins dans les steppes qui le préfiguraient, n'était pas non plus étrangère à mon plaisir.
Nous étions donc 2 officiers français, augmentés d'un secrétaire européen, que nous nommerons A…., et d'une trentaine de "Moghaznis" (rémunérés à titre de supplétifs militaires). Notre équipement se composait de trois véhicules de transport légers et d'une jeep. Notre armement : 2 F.M 24/28, autant qu'il m'en souvienne,  et des fusils  Mauser récupérés sur les stocks allemands en 1945.
Notre tâche consistait à parcourir les plateaux présahariens, notamment entre Médéa, Djelfa, Tiaret, Laghouat, terres de parcours de la tribu nomade des Ouled Naïls.
Nous avions une base fixe théorique près de Djelfa, mais nous passions le plus clair de notre temps à suivre la tribu dans ses déplacements afin d'en recenser les membres.
Ce faisant, j'avais l'impression de ne pas faire la guerre, et d'accomplir œuvre utile. En réalité j'ai vite découvert que notre capitaine s'efforçait de faire du renseignement, que notre action était plus paramilitaire qu'humanitaire, et que nous apportions une contribution  indirecte à la guerre d'Algérie. Mais enfin, cela suffisait alors à me donner bonne conscience.
Je ne sais par quel miracle nous avons échappé aux combats, aux embuscades ou aux attaques de type guérilla, car nous dormions des semaines durant sous la tente en pleine nature, et souvent dans des zones "non pacifiées".
A cette époque, il nous arrivait parfois de faire des haltes "sûres" près de bases militaires, ou de S.A.S "fixes". Les faits de guerre m'étaient alors rapportés lors des conversations de mess ou d'apéritifs de "réception". Mon capitaine se complaisait à faire figure de héros auprès des petits cercles qui gravitaient autour des "bordjs" fortifiés, et surtout auprès des épouses d'officiers, car notre errance aléatoire à travers les étendues d'alfa ou les zones caillouteuses  suscitait une certaine admiration. Mon capitaine surtout bénéficiait de cette gloriole, qu'il aimait à accentuer en se donnant des airs de guerrier original et hors du commun.
J'ai effectué le reste de mon temps militaire dans le Service des Affaires Algériennes, ayant été maintenu au delà de la durée légale (1/5/60) jusqu'au 15/1/61.
Ma période militaire en Algérie s'étend donc du 1/11//58 au 15/1/61, soit  27 mois.
 
Ma confrontation avec la guerre.
 
           Ma confrontation avec la guerre a été plus indirecte que franchement active ou participative. J'ai traversé la guerre d'Algérie à la manière du Fabrice de Stendhal, sans trop me rendre compte de la réalité des combats. Je ne puis donc me prévaloir d'une expérience méritant quelque intérêt d'étude ou permettant une contribution intéressante.
Lorsque je faisais mes classes, j'étais parfois amené à effectuer des patrouilles nocturnes dans le grand Alger, en compagnie de "territoriaux" (habitants de l'Algérois mobilisés quelques jours par mois) qui passaient leur temps à espérer "casser de l'arabe" (leurs termes étaient moins policés que celui utilisé ici). Fort heureusement l'occasion ne leur en a jamais été donnée en ma présence.
Durant le temps de mon service à la Compagnie de Transport du Train, d'abord basé à Médea, puis à Djelfa, j'ai participé à des opérations de grande envergure, au titre d'appui logistique (transport de troupes et de matériel) sur les lieux des combats. Je n'ai donc pas eu à "faire le coup de feu". Néanmoins j'ai eu un aperçu de ce que représentait la "pacification", sinon directement, du moins, par le spectacle des prisonniers "rebelles" ou supposés tels rudoyés et malmenés, ou pire encore, et par les dires ou les rodomontades des fantassins engagés dans les ratissages.
Pendant mon service à la S.A.S  des Ouled Naïls je n'ai pas eu à "rencontrer" de rebelles. Nous nous contentions généralement de faire des haltes près de campements nomades pour effectuer les opérations de recensement des populations.
Remplaçant mon chef direct, en congé ou en repos, et stationnant à Hassi Bahbah, j'ai un jour effectué une patrouille banale avec mon "Maghzen".
Passant devant une "mechta" sans avoir aucunement l'intention de la visiter ou la fouiller, car elle me paraissait inoffensive,  j'en ai vu sortir deux pauvres hères qui se sont rendus en jetant au sol de vieux fusils et en levant les bras.
J'ai été contraint de les récupérer en qualité de prisonniers, mais ne sachant trop quoi en faire, je les ai remis à l'armée "régulière" du secteur.
Mon acte de guerre, purement involontaire, m'a valu une citation, parvenue bien plus tard, que je n'ai jamais cherché à concrétiser par l'obtention ou la remise d'une médaille.
Mon chef de S.A.S s'étant avéré  particulièrement farfelu, passant son temps à hurler sans rime ni raison, se révélant plutôt matamore,  et surtout excessivement apeuré au cours de nos haltes nocturnes en rase campagne, j'ai demandé à changer de S.A.S.
J'ai donc terminé  mon temps dans une S.A.S fixe (Ain El Ibel), en espérant rejoindre ma Corse natale, seul point d'ancrage qu'il m'était permis d'envisager, dès la fin de mon service militaire.
J'ai résisté aux sollicitations de mon chef direct, le commandant B… , qui me priait de "rengager" dans les "affaires sahariennes" car il semblait apprécier des qualités d'officier dont je n'étais pas persuadé, et qui étaient dues, avec le recul, à mon insouciance de l'époque, voire à mon inconscience, si ce n'est à mon inexpérience du danger. Peut-être mettrai-je à mon actif le respect que je portais aux moghaznis qui servaient sous mes ordres, et qui me vouaient de leur côté déférence malgré mon jeune âge et respect pour mon courage supposé. Je ne me suis pas attardé à Alger et j'ai regagné la Corse le 15/01/61.
 
Le retour à la vie civile.
 
 
      N'étant pas "pied noir " d'origine, ne possédant aucun bien en Algérie, étant persuadé que la décolonisation était inévitable, j'ai tout naturellement rejoint la Corse à ma libération.
Ma mère était de son côté rentrée à Ajaccio depuis 1958 après avoir vendu à un Algérien  la villa de Sétif léguée par la vieille dame chez qui elle avait travaillé depuis 1939. Je me suis amusé à penser parfois que  si ce dernier  avait patienté quatre années de plus il l'aurait obtenue gratuitement.
Mes premiers mois se sont passés dans le village maternel, où j'ai adhéré à une cellule du parti communiste. Mon expérience de la guerre d'Algérie n'est pas étrangère à cet engagement politique. J'ai quitté ce parti assez rapidement (après quelques mois d'un militantisme mesuré)  lorsque je l'ai découvert de l'intérieur. Il était resté très stalinien. L'affaire Servin-Casanova, que l'on accusait au siège local du parti (35, cours Napoléon à Ajaccio)  de révisionnisme et autres  abominations, m'avait édifié.
Et puis, un vieux fonds anarcho-libertaire sans doute hérité de mes origines ukrainiennes m'a poussé à fuir le "centralisme démocratique" alors en vigueur.
Quelques années plus tard (1968) j'ai rejoint le P.S.U, plus en harmonie avec ma nature profonde.
La guerre d'Algérie, redécouverte cette fois à partir de lectures d'articles de presse et d'ouvrages sur la répression, a également déterminé cet engagement politique.
 
La "nostalgérie".
 
       Je suis marqué par l'Algérie. J'y ai vécu de l'âge de 10 ans à l'âge de 27 ans. Ce n'est pas impunément que l'on passe son enfance, son adolescence et sa jeunesse dans un pays déterminé. J'en ai d'ailleurs ramené un reste d'accent pied-noir.
A Saint Arnaud ma mère était employée, comme je l'ai dit précédemment, chez une vieille dame veuve d'un colon du Constantinois. Je crois savoir que l'un des fils de cette dame, André Mounier, entrepreneur de travaux publics, avait construit le fameux théâtre de Saint Arnaud, théâtre qui dénotait dans ce petit village de colonisation, et qui par la suite m'a fait penser à ce théâtre édifié par les Brésiliens en pleine Amazonie.
Vers la fin de la guerre 39/45 on fusilla sur la place attenante au théâtre un militaire musulman soupçonné d'avoir collaboré avec les Allemands. Il s'agissait plutôt, je l'ai appris récemment, d'un nationaliste algérien.
A propos de Saint Arnaud j'ai souvent entendu dire par ma mère que  la manifestation du 8 mai 1945 s'y était déroulée sans incident grâce à l'intervention pacifique du maire de l'époque, monsieur Filippi, qui était d'origine corse et que nous fréquentions donc volontiers. Étant marié avec une femme d'origine juive, il faisait, autant qu'il m'en souvienne, l'objet de nombreux sarcasmes de la part de certains de ses administrés européens, facilement antisémites.
Ma mère, qui s'est trouvée involontairement engagée dans la manifestation de mai 1945 alors qu'elle regagnait la maison après ses courses a été reconnue par des participants qui l'ont protégée contre les insultes et voies de faits de jeunes manifestants en leur disant ceci (selon ce qu'elle se plaisait à répéter) : "celle-là, laissez la tranquille, c'est une domestique, elle est comme nous".
J'ai détesté mon adolescence à Sétif, petite ville assez marquée par l'idéologie rigoriste protestante, et dans laquelle, par ailleurs, la distinction entre les classes sociales (colons aisés d'une part, "petits-blancs" de l'autre)  était assez évidente.
J'y ai vécu les émeutes de 1945  et leur terrible répression sans trop m'apercevoir de leur gravité, n'en étant informé que par les récits feutrés des adultes qui m'entouraient. Un de mes condisciples du lycée Albertini, Abbès Ammardjia, - brillant élève au demeurant - avait eu, selon la rumeur du lycée, toute sa famille anéantie par la répression. Il a, plus tard, après avoir un temps exercé comme professeur de latin au lycée Albertini, rejoint le maquis,  où il a trouvé la mort.
J'ai aimé l'ambiance chaude et colorée d'Alger, sa "méditerranéité", la chaleur communicative de ses habitants et la convivialité festive du petit peuple "pied noir".
Je n'ai pas pour autant épousé la cause de "l'Algérie française". Cela m'a valu le jugement négatif de nombre de mes collègues.
       
         Mon œcuménisme ne se démentant pas avec l'âge, je laisse à mes amis la liberté de leur propre expression, et je me  garde de juger leurs engagements passés ou présents.
Pour ma part, je m'obstine à cultiver l'humanisme,  la tolérance et le respect d'autrui, ne condamnant que la violence et ses excès, tant celle qui a sévi dans mon île, que celle qui s'exerce à travers la planète avec des justifications ou des légitimations diverses.

 
 
 
   
           
 

  
        






 

 

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L'ETRANGER


- Étranger en Corse car  doté d'un patronyme à consonance plus que saugrenue en termes d'anthroponymie locale.
- Etranger en France car né de père Ukrainien émigré/ immigré, et de mère corse ne pouvant se prévaloir d'une quelconque ascendance gauloise ou franque.
- Etranger en Algérie car ni pied-noir ni Algérien. Tout juste "Français d'Algérie" ( et encore...)

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Instituteur à Hamma Rhira, dans les monts du Hodna. 1952-53

 

 

            Comme l'attestent les photos jointes (Album Ecole Hamma Rhira – GALERIE), "mon" école n'était pas très reluisante : carreaux cassés non remplacés par l'administration de l'époque, murs décrépits, manque de matériel, etc.

La vêture de mes petits élèves traduit éloquemment à la fois la pauvreté des ressources parentales et leur niveau d'intégration dans l'Algérie "européenne". Mais ils étaient tous avides de connaissance et de savoirs.

Ne vous étonnez pas d'en voir certains garder sagement les bras croisés  et d'autres continuer à travailler: il s'agissait d'une classe unique à plusieurs niveaux, s'étageant du cours préparatoire …. au CM2 (ou de ce qui en tenait lieu). Les occupations durant le temps du cliché étaient donc différentes. Et puis, d'aucuns ont "pris la pose".

Ma bonne volonté de jeune instituteur n'avait d'égale que celle de mes petits élèves. Cependant j'étais totalement inexpérimenté et guère préparé au métier d'instituteur: je sortais à peine du lycée de Sétif avec mon bac en  poche.

Mais il me fallait subvenir aux besoins familiaux, car la brave  vieille dame chez qui ma mère était employée depuis plus d'une décade était elle-même à court de ressources. Elle avait épuisé toutes ses économies et ne bénéficiait d'aucune retraite. Par un renversement de situation assez peu commun, ma mère devait assurer la prise en charge de l'excellente madame Mounier. Ce n'était que justice, car elle était au fil du temps devenue pour moi un substitut de grand-mère.

J'avais donc accepté un poste resté assez longtemps vacant, les Français d'Algérie ne se bousculant guère pour aller se perdre dans un "bled" isolé, austère et apparemment hostile.

Mon séjour à Hamma Rhira s'inscrit pourtant dans mes souvenirs comme une merveilleuse année de mon existence.

Lors de mes soirées d'ennui, il m'arrivait de fréquenter le café maure du village où à la lueur d'une lampe à carbure je tentais de nouer autour d'un thé vert quelque conversation difficile avec les habitués du lieu, dont l'expression en langue française était égale à la mienne en langue arabe. C'est dire si les gestes suppléaient à la parole.

J'ai parfois été invité chez le caïd, et d'autres fois chez des parents d'élèves. Le couscous, servi à la manière traditionnelle (plat collectif au milieu des convives accroupis) n'avait évidemment pas la même "richesse" chez les uns et chez les autres, mais la générosité de l'accueil était identique.

Parfois, certains parents, paysans pourtant très démunis, venaient m'offrir un bol de soupe (chorba) ce qui me rendait un service apprécié, car cela m'évitait de cuisiner et m'accordait un peu plus de temps pour la préparation laborieuse de mes "cours".

Selon les dires des habitants de Hamma Righa (orthographié alors Rhira sur les documents administratifs)  un ancien instituteur européen du village de Bou Taleb, douar situé non loin de Hamma Rhira à vol d'oiseau, mais difficilement accessible car encore plus isolé que "le mien", s'était marié avec une "fille de la montagne".

Il m'est venu parfois l'idée de faire de même, et je me serais peut-être fixé dans le coin ... ou j'aurais disparu dans la tourmente de la guerre d'indépendance, car le djebel Bou Taleb est devenu par la suite un haut lieu de la guerre de libération algérienne.

Le désir d'entreprendre des études supérieures ajouté au constat d'une compétence pédagogique mal assurée - et mal assumée-  m'ont conduit l'année suivante à solliciter un poste de maître d'internat qui me fit atterrir au collège de  Bougie (actuelle Bejeia). J'y fus le collègue de l'un des négociateurs d'Evian, Mohamed Benyahia, mais ceci est une autre histoire.

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De l'indigénat. Anatomie d'un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l'empire français, par O. Le Cour Grandmaison, La Découverte/Zones, 2010.

La lecture de cet ouvrage permet de mieux comprendre la résistance séculaire du peuple algérien, ses révoltes successives, et in fine , la guerre d'indépendance 1954-1962.


Poursuivant un travail engagé avec Coloniser. Exterminer et La République impériale (2005 et 2009 chez Fayard), Olivier Le Cour Grandmaison[1] s'impose une nouvelle fois avec son livre sur le Code de l'indigénat comme un auteur majeur sur les questions coloniales, doublé d'une plume sobre et remarquable.


Passionnant et précis, ce livre consacré au Code de l'Indigénat et, plus généralement, au droit colonial des possessions françaises sous la Troisième République. Internement administratif, responsabilité collective appliquée à des tribus entières, Code de l'indigénat adopté en 1875 sont les principales dispositions répressives dans l'Algérie coloniale, parfois en vigueur jusqu'en 1945. Bien connus des hommes politiques et des juristes les qualifiant de « monstres » juridiques en raison de leur caractère exorbitant, ces mesures et ce Code publiés pour la première fois et brillamment commentés sont constitutifs d'un racisme d'État longtemps théorisé et pratiqué.

Exportés en raison de leur efficacité sous des formes diverses dans les autres territoires de l'Empire, « c'est ainsi que l'exception politique et juridique est devenue la règle », écrit l'auteur. S'y ajoutent le travail forcé et l'esclavage domestique prospérant avec l'aval des autorités françaises. Étudier les principes de cette législation coloniale trop souvent ignorée, leurs conséquences pour les « indigènes » privés des droits et libertés démocratiques élémentaires et soumis à de nombreuses dispositions discriminatoires, tels sont les objets de ce livre. Sommes-nous complètement affranchis de ce passé ? « Hélas non » répond l'auteur, citant nombres d'exemples qui prouvent que des mesures toujours en vigueur - le délit de solidarité et la responsabilité collective par exemple - ont des origines coloniales.



                                                                                                                                              16 Mai 2011 Par Eric Pierre Michel - MEDIAPART.

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ALGERIE -  8 MAI 1945 – LA DECHIRURE

Réflexions personnelles

 

Chaque année les Algériens, et particulièrement les Sétifiens commémorent les évènements du 8 mai 1945 et la sauvagerie de la répression, fait historique indéniable dont l'ampleur et la brutalité ont marqué leur mémoire collective.

Il faut rappeler que le premier mort de la tragique journée du 8 mai 1945 à Sétif fut un jeune chef scout musulman brandissant un drapeau algérien en tête du défilé, jeune homme qui fut abattu par un policier.

La foule des manifestants s'est alors déchaînée à travers la ville, s'en prenant à tous les Européens rencontrés.

Parallèlement aux évènements de Sétif, le Constantinois s'est embrasé soit à l'occasion des défilés "musulmans",  soit à l'occasion d'attaques délibérées de demeures d'Européens dans divers villages ou des fermes isolées (ce qui a pu donner à penser que la "rébellion" avait été tant soit peu planifiée).

Le chiffre total de morts européens s'est élevé, d'après toutes les sources autorisées à 103.  Presque autant de blessés (souvent atrocement mutilés) ont été dénombrés.

Celui des morts algériens varie considérablement selon les sources :

- les autorités de l'époque ont admis le chiffre de 1.500 morts, ce qui constitue un déni grossier de la réalité.

- l’historiographie officielle algérienne estime le nombre de morts à 45.000, voire plus.

- les historiens non "partisans" avancent des chiffres variant de 10.000 à 20.000 morts. Ce serait à mon sens plutôt 20.000, voire même 30.000.

Côté algérien, l'accent est mis sur l'ampleur, et la barbarie de la répression coloniale, ce qui est incontestable. Mais, le souci de l’inscrire dans le martyrologue subi par le peuple algérien fait qu’il est omis de signaler qu'elle fut également la conséquence d’un réflexe de panique à la suite du massacre initial d'Européens à Sétif et dans les villages du Constantinois.

Côté "pied noir" même à l'heure actuelle, (sauf semble-t-il à travers l’ouvrage de Roger Vétillard)  prévaut un déni des réalités quant au caractère de la répression, qui s'étendit sur près d'un mois et fut menée à la fois par les forces militaires ou policières et par des milices ivres de vengeance.

Chaque "bord"  procède volontiers à un "toilettage partisan" de la réalité plutôt qu'à une réelle description "factuelle" soucieuse d’impartialité.

Certains algériens, qui se font rares au fil des ans, ont vécu directement les affres de la répression, soit dans leur propre chair, soit à travers les exactions subies par leurs familles. Nous ne pouvons que respecter leurs souffrances mémorielles et comprendre la violence de leurs sentiments.

D'autres, par contre, soit combattants de la 25ème heure, soit actuels parangons des vertus de leur peuple, saisissent l'occasion  qui leur est offerte annuellement de clamer à la fois leur engagement, leur patriotisme, et leurs exigences de repentance inconditionnelle.

Ma réflexion personnelle m’amène à conclure que les événements de l'histoire sont toujours ressentis différemment par ceux qui les ont directement vécus et ceux qui, plus tard, les instrumentalisent en fonction de leur idéologie personnelle, de leurs intérêts propres, ou des objectifs qu'ils se fixent.

La récupération des sacrifices de la population algérienne par des cadres de l'actuel FLN,  ou  par des responsables politico-administratifs opportunistes peut donc interroger les consciences sur les dérives que connaissent aussi bien les guerres de libération que les révolutions.

S'agissant de ces évènements, j'ai déjà écrit (Cf. "Colonisateur malgré moi") que je les avais moi-même vécus sans en comprendre les tenants, les aboutissants et l'ampleur, car j'avais 12 ans à l'époque.

Ma mère travaillait à Saint Arnaud (aujourd'hui El Eulma), petit village dit "de colonisation" à 30 Km de Sétif.  Je séjournais moi-même à Sétif chez une de mes tantes car je fréquentais le lycée de la ville (lycée ex-Albertini, aujourd’hui Kerouani).

Ma tante et moi-même sommes restés pratiquement toute la journée confinés et même calfeutrés, si j'ose dire, dans notre appartement. Une voisine algérienne ayant ma tante en sympathie l'avait prévenue la veille de risques de "débordements" et lui avait conseillé de ne pas aller "en ville". Elle  s'aventura donc exclusivement, pour faire quelques courses matinales, dans les abords immédiats de notre immeuble, situé à quelques dizaines de mètres d'une mosquée. Un religieux musulman qu'elle qualifia de "marabout", l'apercevant poussant le landau où se trouvait son fils âgé de deux ans (mon cousin germain), lui conseilla gentiment de rentrer au plus vite chez elle.

Quant à ma mère, j'ai su par la suite qu'elle s'était, retour du marché, momentanément égarée un peu étourdiment dans le défilé algérien de Saint Arnaud,  défilé qui ne s'est pas traduit par des violences, le maire du village, un Corse nommé Filippi, ayant "raisonné" les manifestants et sans doute plus sûrement les "forces de l'ordre" fort maigres qu'il devait avoir à sa disposition.

De jeunes Algériens ont conspué ma mère, mais des adultes les ont vite priés de cesser leurs agissements. Elle a donc pu regagner son domicile sans encombre.

Dans la soirée, à Sétif, notre voisinage immédiat a fait état de massacres d'Européens dans les rues de Sétif et dans les villages environnants.

Puis, les jours suivants, mais de manière feutrée, il a été question dans mon entourage de "vengeance" à vaste échelle dans tout le Constantinois et notamment à Guelma.

J'ai vaguement su alors, que la "répression" avait été le fait non seulement de l'armée et des forces de police, mais aussi d'individus qui s'étaient érigés en justiciers expéditifs.

 

65 ans après les évènements du Constantinois, avec le recul du temps, je pense que la France doit, comme elle le fit pour d’autres drames, reconnaître ses responsabilités.

Mais je souhaite aussi que de chaque côté de notre Méditerranée commune, l'on ne se complaise à rouvrir les plaies cicatrisées, à raviver les souvenirs douloureux, à distiller la haine de l'autre, à perpétuer les ressentiments et à prêcher la poursuite ou la reprise d’une guerre baptisée juste ou  "sainte".

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Extraite d'un site algérien voici une liste (non exhaustive) d'ouvrages permettant une approche des "évènements" de mai 1945 en Algérie :

- Massacres coloniaux. 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises par Yves Benot, 1994.

- Chroniques d’un massacre. 8 mai 1945 : Sétif, Guelma, Kherrata par Boucif Mekhaled, Syros, 1995.

- Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945. De Mers-El-Kébir aux massacres du Nord-constantinois, par Annie Rey-Goldzeiguer, 2001.

- Les Massacres de Guelma. Algérie, mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices coloniales, par Marcel Reggui, 2006.

- Guelma, 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale par Jean-Pierre Peyroulou, 2009.

 

Le site signale également, concernant la guerre d’Algérie :

- Une vie debout. Mémoires politiques, tome 1 : 1945-1962, La Découverte, (2001), témoignage majeur de l’historien et militant Mohammed Harbi.

- Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), de Benjamin Stora, 1991.

- La Gangrène et l’oubli, de Benjamin Stora.

- La mémoire de la guerre d’Algérie, Benjamin Stora, 1991

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De la repentance.

 

Les nostalgiques de l'Algérie française et les thuriféraires de la colonisation s'indignent volontiers de l'attitude de certains Algériens qui, refusant tout enfermement en amnésie, exigent repentance à défaut d'expiation. 
L'antagonisme des souvenirs respectifs traduit simplement une évidence : il n'y a pas de compatibilité entre la mémoire des colonisateurs et celle des colonisés.
Pour ces derniers, la guerre de libération ne fut que la poursuite d’un combat séculaire et, in fine, le seul moyen  laissé aux Algériens de parvenir à une indépendance obstinément refusée.
Les Pieds Noirs ont vécu, de leur côté, les drames d'une guerre cruelle, puis ceux d'un exode brutal et douloureux. Ils ont abandonné une terre dont ils étaient persuadés (ou dont on les avait persuadés) qu'elle était la leur pour l'éternité. Leur installation, nous pourrions même dire leur intégration  dans une "métropole" largement hostile n'a pas été des plus faciles. On ne saurait leur reprocher d’avoir quelque nostalgie du bonheur perdu ou de se souvenir de drames personnels et familiaux consécutifs aux attentats.
Laissons aux Algériens le soin de dresser le bilan de la colonisation qu'ils ont subie et vécue. Ils ne sauraient pour leur part dresser un bilan positif d'une aventure qui a commencé par une guerre de conquête impitoyable, s'est poursuivie par une spoliation permanente, et s'est terminée par une guerre de libération chèrement payée.
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Colonisation et luttes de libération nationale, occupation et résistance ont chacune leur lot d'horreurs et d'atrocités.
Nous connûmes cela de 40 à 45 en France (exactions de la milice puis  femmes tondues et exécutions sommaires perpétrées, souvent d'ailleurs par des "résistants" de la vingt cinquième heure).
Toute répression entraîne elle-même, en retour, des abominations.
Les rapports dominant-dominé ne sont jamais exempts d'atrocités ; l'inversion de ces rapports produit des effets similaires.
Que des "JUSTES", dans les deux camps, s'attachent à rétablir et proclamer la vérité, n'a rien de condamnable. Cela est même exemplaire.



 

 

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L’ALGÉRIE DE CAMUS ..... ET DES AUTRES.
 
RACINES DE CIEL – 31 août au 2 septembre 2012 – AJACCIO
(organisation : "VIA GRENELLE"- Mychèle Leca et Ysabelle Lacamp)

 
Dans le cadre de ces RENCONTRES LITTERAIRES il nous a été donné d'assister à un débat mené par Mohammed AISSAOUI *.
Cette séquence des journées littéraires, intitulée "Le roman de l'Algérie" a attiré un public nombreux autour de quatre invités :
 
-Jean Noël PANCRAZI, romancier , agrégé de lettres modernes,  collaborateur du "Monde des Livres" , membre du jury du prix Renaudot, Jean Noël Pancrazi est né à Sétif, en Algérie. Couronné de  prix, est l'auteur de 13 romans et récits [....]  (tiré de la plaquette de présentation des RENCONTRES LITTERAIRES) .
Son dernier roman, " LA MONTAGNE" , récit biographique plutôt que roman, retrace en quelque sorte tout l'itinéraire de l'auteur , âgé de 8 ans lorsqu'un drame survenu dans le contexte de la guerre d'Algérie a irrémédiablement marqué sa vie. L'une des meilleures références trouvée concernant cet ouvrage est celle du site http://enfinlivre.blog.lemonde.fr/2012/04/27/jean-noel-pancrazi-la-montagne/
 
- CANESI et  RAHMANI
Mëlant leurs visions du monde méditerranéen à travers l'empreinte de leurs racines corse et algérienne, CANESI et RAHMANI s'attachent, dans chacun de leurs livres, à souligner la place de l'art dans nos vies […] (Tiré de la plaquette de présentations des Rencontres) .
Le site http://www.ptitblog.net/livres/ permet d'avoir une idée du contenu et de la forme de ce roman dans lequel l'Algérie tient une place centrale.
http://www.ptitblog.net/livres/chronique-du-livre-alger-sans-mozart-de-canesi-rahmani-coup-de-coeur_art7319.html
 
- Azouz BEGAG 
Ecrivain, homme politique, docteur en économie et chargé de recherche pour le CNRS, il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages, essais pour la plupart, comme "Un mouton dans la baignoire" et des romans dont certains s'inspirent de son enfance à Villeurbane, comme "Le gone du Chaâba". Son dernier roman vient de sortir aux éd.Albin Michel en même temps que "Leçons coloniales" en BD chez Delcourt. [...]

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* Mohammed AISSAOUI,   journaliste et écrivain, est né en Algérie. Titulaire d'une maîtrise de sciences politiques et d'une maîtrise d'administration économique et sociale, il est critique littéraire au journal " Le Figaro" depuis 2001.
Auteur d'une anthologie "Le goût d'Alger" aux éd.Mercure de France, son premier roman,  l'Affaire de l'esclave Furcy, aux éd.Gallimard a obtenu le pruix Renaudot de l'essai et le prix RFO 2010 [...]
(Tiré de la plaquette de présentation des RENCONTRES) .


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L’ALGÉRIE DE CAMUS ..... ET DES AUTRES.



Azouz Begag: «De Gibraltar à la Turquie, je suis chez moi»
 
Publié le vendredi 31 août 2012.  CORSE-MATIN 


L'homme politique et écrivain évoquera la Méditerranée et ses métissages, accompagné par des chanteurs et musiciens tels que Patrizia Gattaceca ou Lionel Giacomini.M.L.
 











L’ancien ministre est l’invité des rencontres littéraires Racines de ciel. Il inaugurera la 4e édition au lycée Fesch ce soir à partir de 18 h 30, sur le thème « richesse et diversité de la Méditerranée »
 
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Homme politique, chercheur au CNRS. Mais c'est l'écrivain méditerranéen qui ouvre cette nouvelle édition. En Corse, vous êtes dans votre élément…
 
Pendant des années, je suis passé au-dessus de la Corse en avion pour aller en Algérie. Le commandant de bord ne manquait jamais de nous le signaler. Je survolais une terre luxuriante dont on me parlait souvent pour rejoindre l'Algérie et ses 45 °C à l'ombre… Alors pour moi, cette île que je n'avais jamais vu a été un fantasme pendant des années. Ici comme ailleurs en Méditerranée, je me sens chez moi.

Qu'allez-vous partager avec le public de Racines de ciel ?

Des mots, d'abord, une langue. Et la musique ensuite avec Lionel Giacomini, Patrizia Gattaceca, Diana Saliceti ! Car c'est là que poussent les émotions.
La rencontre entre la langue et la guitare pour un slam insulaire. C'est une alchimie qui fonctionne mieux que n'importe quel message !
Vous êtes né à Lyon de parents algériens en 1957. Avez-vous été longtemps tiraillé entre vos deux identités ?
Je n'ai jamais été tiraillé mais habité par mes identités. Malgré les vexations, je n'ai jamais renié d'où je venais. Et puis la Méditerranée fait bien les choses. De tout temps, ses peuples ont parlé plusieurs langues, ils ont échangé, se sont mélangés, ont fait la guerre aussi. Mais quelle incroyable richesse dans un si petit espace !

Qu'est-ce qui vous pousse à défendre ardemment ce multiculturalisme ?

Parce que nous sommes chez nous ! Ces histoires, ces langues, ces religions. L'Islam, le catholicisme et le judaïsme qui n'ont cessé de se côtoyer pendant des siècles. De Gibraltar à la Turquie, partout où je passe, ça sent la patrie méditerranéenne. Lorsque j'étais jeune dans notre cité, les policiers qui nous contrôlaient très régulièrement nous appelaient les TNA pour « type nord africain ». Mais nous étions des Méditerranéens avant tout ! Cela m'a permis de déjouer beaucoup de discrimination.

Vous avez choisi la nationalité française en 1986. Pourquoi ce choix ?

Les choses étaient très bizarres. J'étais né en France avec une nationalité algérienne et mes amis qui s'appelaient Pierre, Marc ou Paul, nés en Algérie, avaient la nationalité française ! Et puis les Algériens de notre génération avaient le mythe du retour au pays dans un coin de la tête, nous devions aider à redresser l'Algérie. Ils ont mis tout en œuvre pour retourner un jour chez eux alors que chez eux, c'était en France ! Cela a beaucoup détérioré notre intégration dans la société française.
En mai, la France est passée à gauche. Êtes-vous toujours confiant concernant l'intégration des personnalités politique issues de la diversité ?
Sur 577 députés, deux seulement sont issus de l'immigration maghrébine. Mais la moitié des prisonniers en France sont des Arabes ! Un tel déséquilibre n'est pas acceptable. Les personnalités comme Nicolas Sarkozy ont attisé la peur de l'Islam pour draguer les électeurs du FN. Je n'ai cessé de dénoncer sa sémantique guerrière et il me déteste pour cela ! Il reste encore beaucoup de travail.

Vous vous référez souvent à la poésie. Que vient-elle faire en politique ?

Les poètes connaissent les choses de la vie, à commencer par la mort, physique ou politique. Ils savent qu'à un moment ou à un autre, les choses s'arrêtent, y compris le pouvoir politique. Un jour Bernard Stasi (NDLR : ancien député UDF-CDS décédé en 2011) m'a dit : « Tu vas être plus longtemps ancien ministre que ministre en exercice, ne perd pas cela de vue ». C'est tellement juste ! Tout cela permet de garder un pied dans le lendemain, de rester avec les gens normaux. Ceux qui ont tout misé sur la politique sans se soucier du bien commun ont tout perdu ou sont grillés. La liste est longue dans l'ancien gouvernement de François Fillon. Mais moi, je suis encore là ! C'est pour cela que je suis contre le cumul des mandats, la politique n'aurait jamais dû être une profession.

N'est-ce pas un doux rêve ?

En Scandinavie tout n'est pas rose mais cela fonctionne. Les hommes politiques sont au service du peuple, pour un temps court. Mais plus on descend vers le sud, plus les hommes politiques sont vénérés, idolâtrés. Ce n'est pas sain.

Vous-même, vous avez été approché par le parti communiste, le PS, vous avez participé à un gouvernement de droite avant de prendre votre carte au Modem. Opportuniste Azouz Begag ?
Je suis un homme libre ! Le clivage droite/gauche en France ne veut rien dire et ne règle pas les problèmes. Je m'associe à tous ceux qui font le bien. Les guéguerres partisanes ne m'intéressent pas.

Votre fierté ?

Donner le goût de la lecture, de la culture, de la curiosité à des enfants qui n'ont rien. Mes parents étaient analphabètes, je sais ce que vivent ces jeunes. La connaissance sauve.

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L’ALGÉRIE DE CAMUS ..... ET DES AUTRES.


A.BORSTCHOFF : UN RUSSE DANS L'ALGERIE DES ANNEES CINQUANTE.

 
Parvenu à cette période de mon existence dont Charles de Gaulle disait fort à propos qu'elle est un naufrage, je revisite souvent -  plutôt que parfois - les heures de ma jeunesse et leur cortège d'insouciances, d'illusions, d'amitiés, d'affinités électives et d'enthousiasmes. 
Me reviennent alors à l'esprit la grande stature, l'élégance, la noblesse d'âme et d'esprit d'un émigré russe que les hasards de l'exode avaient jeté sur les rivages d'une Algérie qui se croyait française. Monsieur A. BORSTCHOFF – j'ai toujours ignoré son prénom, car je lui donnais exclusivement du "monsieur Borstchoff" - était âgé d'une soixantaine d'années lorsque je fis sa connaissance. Il résidait à SETIF et était employé en qualité de géomètre au "Ponts et Chaussées". Mû par une sorte de quête de mes origines et animé de rêves d'adolescent, ne sachant pas à cette époque distinguer l'Ukraine de la Russie,  je m'étais mis en tête d'apprendre la langue russe.  Je me rendais donc une fois par semaine "chez les Bortschoff" où madame Elisabeth Borstchoff me dispensait des cours gratuits qui n'étaient guère suivis d'un grand effet vu le peu de travail dont j'honorais, en retour, son affectueux enthousiasme pédagogique. Néanmoins tous deux me pardonnaient à la fois une assiduité fort irrégulière et l'absence d'investissement personnel dont je faisais preuve. 
Je finis par fréquenter le couple, non pour l'apprentissage de la langue russe, mais par affection pour ces deux êtres si différents du commun des "pieds noirs" qui peuplaient la ville de Sétif. Etant moi-même une  sorte d'oiseau de passage dans cette ville où je n'avais aucune attache véritable de sol ou de sang, je trouvais chez les Borstchoff un ancrage à la fois spirituel et affectif qui me permettait d'exister dans le milieu "européen" en cultivant une différence entachée de juvénile vanité. 
Monsieur Borstchoff continuait à  travailler, bien qu'il eût dépassé l'âge de la retraite. Il était médiocrement rémunéré et ne pouvait s'offrir le luxe d'une automobile. Il se rendait donc quotidiennement au  travail  "à mobylette". Il était contraint d'utiliser ce motocycle malgré des problèmes de phlébite. L'un de ses aimables collègues crut un jour intelligent ou judicieux de verser du sucre dans le réservoir de la mobylette, ce qui obligea monsieur Borstchoff à des efforts considérables pour tenter de rejoindre son domicile. Cette dernière avanie s'était ajoutée aux moqueries insanes dont monsieur Borstchoff avait souvent été la cible. Il faisait fréquemment l'objet de plaisanteries douteuses de la part de collègues "français" plus jeunes et assurément dépourvus d’élémentaire éducation si ce n'est de banale gentillesse. Sa distinction surannée, son accent russe, un usage académique de la langue française, une sublime ingénuité proche de celle que Dostoïevsky prête au prince Mychkine, permettaient en quelque sorte à ses collègues d'exprimer leur absolue médiocrité. 
Il ne s'ouvrait jamais à moi de ses petites misères, et j'apprenais tout cela par son épouse Elisabeth. Il mourut quelque temps après l'incident de la mobylette, et ma haine à l'encontre des ses persécuteurs fut à la hauteur de mon affliction, car j'imputai - inconsidérément sans doute-  son décès à l'acte stupide du "collègue" en question. Madame Elisabeth Borstchoff,  devenue veuve, demeura encore quelque temps à Sétif avant de rejoindre le Canada où résidait sa plus proche parentèle. Je ne sus jamais grand-chose d'elle, sinon qu'elle était issue d'une grande famille de la noblesse russe et qu'elle avait fréquenté l'institut Smolny.A la veille de son départ, aux alentours de la fête de Pâques 1954, elle m'offrit un livre que son époux avait acquis à Paris en 1933, les "Mémoires du Général Baron de Marbot" - Tome premier -  Gênes, Austerlitz, Eylau. En voici la dédicace : "A mon cher Jeannot Maïboroda, en mémoire de celui qui t'a aimé comme son fils". Ineptie cruelle de la jeunesse : je n'avais pas su m'en rendre compte. J'ai longtemps gardé pieusement cet ouvrage. Puis,  bien plus tard,  il a été "annoté" de la sorte par ma fille Katia, alors âgée de 12 ans : "Mon père, Jeannot Maiboroda, me l'a donné en 1979 à Ajaccio".

 
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A PROPOS DES FORUMS SETIFIENS
 

Il en existe trois à ma connaissance :
- SETIFHEXAGONE , que l'on pourrait qualifier de site "pied noir" http://www.setifhexagone.com/
 
- SETIF INFO   http://forum.setif.info/      
Sétif Info سطيف أنفو    www.setif.info/
Le portail de la wilaya de Sétif, actualité, forums de discussion.
 
- LE SITE ET LE FORUM DE SETIF ET DE SA REGION
Site d'information, culturel, de discussion, de convivialité et d'entraide
http://www.setif-dz.org/forum
 
Je ne porterai aucun jugement sur leurs qualités respectives.
Ces forums sont ce qu'ils sont, et il appartient  aux Sétifiens d'aujourd'hui ou d'hier d'en déterminer la "ligne" idéologique.
 
Pour ma part :
 
·         J'ai fréquenté brièvement SETIFHEXAGONE.
·         J'ai beaucoup apprécié l'esprit de tolérance, de réconciliation, et d'amitié qui a marqué les débuts de SETIF-INFO.
·         Je fréquente épisodiquement LE SITE ET LE FORUM DE SETIF ET DE SA REGION
 
 
Ma présence prolongée sur les deux forums algériens s'explique moins par ce qu'il est convenu d'appeler la "nostalgérie", sentiment qui semble être l'apanage des "Pieds Noirs", que par le désir très simple de dialoguer en toute sérénité avec des Algériens.
Le choix d'un forum sétifien s'imposait, dès lors que de multiples souvenirs m'attachent à cette région.
 
Tout homme doit assumer pleinement son passé, avec ses aspects positifs et ses aspects négatifs. La relation de mon expérience militaire algérienne m'a valu l'animosité (voire plus) de "forumistes" Algériens. L'exposé de mes idées m'a valu des insultes émanant d'autres "forumistes", nostalgiques pour leur part,  de l'Algérie française.
L'indignation est donc équitablement partagée par chaque camp.
L'épisode algérien de mon existence reflète pourtant simplement un aspect individuel des réalités algériennes de l'époque telles qu'elles ont été vécues par un Français d'Algérie difficile à ranger dans une catégorie précise, car échappant à une vision trop simplificatrice ou partisane des choses.
 
Durant ma vie algérienne (adolescence, jeunesse, vie professionnelle d'instituteur puis de maître d'internat) je n'ai jamais considéré le peuple algérien comme un peuple condamné à être colonisé, et j'ai vécu en marge d'une communauté "pied noir" à laquelle je n'appartenais pas.
Mon expérience d'instituteur de campagne dans le djebel BOU TALEB , très précisément à HAMMA RHIRA, a été je pense déterminante dans ma prise de conscience de la triste réalité algérienne.
Mes collègues kabyles ou arabes, ou arabo-berbères, du collège de BOUGIE puis du lycée BEN AKNOUN, en m'honorant de leur amitié, en exprimant leur sentiment sur leur vécu  d'Algériens dans l'Algérie française, en me permettant de constater certaines réalités, ont achevé mon "édification" idéologique.
A contrario, les options  "Algérie française" assez virulentes de certains de mes collègues européens m'ont amené à rejeter plus vivement encore la haine et le mépris de l'AUTRE.
Mes convictions politiques dans une Algérie française "contestée" (54-58),  alors que j'étais étudiant à l'université d'ALGER,  étaient proches de celles des rares étudiants dits "libéraux" et m'ont valu plus tard une condamnation de la part de l'OAS.
Durant ma période militaire de 27 mois j'ai simplement tenté de "rester propre" dans une guerre que je trouvais inutile et cruelle.
Lorsque j'ai pris connaissance (grâce notamment SETIF INFO) du formidable travail accompli par certains coopérants au lendemain de l'indépendance, je me suis pris à regretter de n'être pas retourné en Algérie au lieu de me retirer dans ma Corse natale.
Mon passage au PSU dans les années 68 puis ma longue pratique de l'activité syndicale (CFDT) m'ont par la suite permis d'aborder sous un angle à la fois historique et "engagé" les problèmes de la décolonisation en général.
Ce parcours n'a rien d'héroïque. Il montre seulement qu'en Algérie et en France, avant, pendant et après la guerre d'indépendance,  rien ne fut totalement noir d'un côté et blanc de l'autre (ou inversement) .... et qu'il y eut plusieurs nuances de gris.
 
Aux yeux de certains Algériens qui perpétuent la guerre dans les forums, mon comportement militaire est hautement condamnable, et ne saurait être absous.
D'autres ne vont pas jusque là, mais ils ignorent prudemment les commentaires que je me risque encore à "produire".
J'ai donc pris la résolution de cesser la fréquentation assidue de l'un et l'autre site.
 
Veuillez m'accorder quelque crédit lorsque je dis que le racisme n'a jamais caractérisé ma pensée ou mes actes. J'ai ignoré ce sentiment et ses aléas depuis mon enfance et ma jeunesse algérienne, et ils ne m'ont jamais habité.
Je souhaite que chaque citoyen s'efforce, dans son environnement familial, professionnel ou social, de ne pas  tolérer le racisme et encore moins de le flatter.
Mais je souhaite aussi (ou parallèlement) que les évènements de l'histoire ne soient pas instrumentalisés en fonction d'objectifs dictés par la passion, l'idéologie.... ou l'intérêt.
 
 

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L’ALGÉRIE DE CAMUS ..... ET DES AUTRES.

La lecture des textes qui précèdent permet aisément de comprendre les raisons qui m'ont fait apprécier le roman de Jérôme Ferrari intitulé:  "Où j'ai laissé mon âme"
Le texte ci-après, signé Angèle PAOLI,  entre en résonance avec certains souvenirs que j'évoque dans "Colonisateur malgré soi ". Je le reproduis donc in extenso.

Tiré de :


http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2010/09/j%C3%A9r%C3%B4me-ferrari-o%C3%B9-jai-laiss%C3%A9-mon-%C3%A2me.html


A propos du roman :

 

Où j'ai laissé mon âme

 de JÉRÔME FERRARI



UNE DOUBLE RÉDEMPTION LITTÉRAIRE
 
 
 
Où donc le capitaine Degorce a-t-il laissé son âme ? Dans quels méandres et replis de son histoire personnelle l'a-t-il laissé s'égarer ? À quel enfer l'a-t-il vouée ? Quelle issue reste-t-il à cet homme que ni l'amour ni la foi ne peuvent plus rédimer ?
 
    Dernier roman de Jérôme Ferrari, Où j'ai laissé mon âme soulève, par-delà tout manichéisme, les questions fondamentales inhérentes à l'homme, à sa condition, à sa condition d'être libre confronté à la morale et à son destin. Comment le même individu peut-il passer, face à des circonstances extrêmes, de victime à bourreau ? Comment un jeune résistant, arrêté et interrogé en 1944, puis déporté, peut-il devenir lui-même tortionnaire ?
 
    « Aucune victime n'a jamais eu le moindre mal à se transformer en bourreau, au plus petit changement de circonstances », confie le lieutenant Andreani au capitaine Degorce. Entre les deux extrêmes de la même trajectoire d'une vie, entre héroïsme et barbarie, les frontières sont poreuses et brouillées. Confronté à l'horreur et à son impitoyable logique, l'homme est contraint de se découvrir tel qu'il est : un « homme nu ». Tout entier livré à la barbarie et au mensonge que cette barbarie lui impose. C'est de cette vérité-là que souffre Degorce, une vérité aveuglante, qui torture et qui déchire. « Il a laissé son âme en chemin, quelque part derrière lui, et il ne sait pas où. »
 
    Incarnée par deux personnages à la fois proches et antithétiques ― le lieutenant Horace Andreani et le capitaine André Degorce ―, la figure du tortionnaire prend dans le roman de Jérôme Ferrari le masque d'un Janus bifrons aux traits inconciliables. Andreani, qui, en son âme et conscience, a fait le choix de la loyauté en rejoignant l'O.A.S, pratique la torture sans « sentimentalisme » ni état d'âme. En proie aux complexités contradictoires de sa conscience et de son âme, en proie à l'obsession obscène du péché, Degorce, en contradiction permanente avec lui-même (contradiction marquée, dans le texte, par les parenthèses et le discours en italique), tente de trouver dans la lecture des textes bibliques sinon des réponses du moins un réconfort passager.
 
    Derrière les dissensions tenaces qui opposent les deux hommes, un passé commun leur sert de terreau et alimente la réflexion du lieutenant corse. Ce passé commun, c'est Diên Biên Phu et son paysage de positions stratégiques aux noms de femmes ― Anne-Marie, Marcelle, Eliane ― d'où les Français ont pensé ne jamais devoir revenir. Rescapé des camps viet-minh après l'avoir été du camp nazi de Buchenwald, Degorce est ce héros « nimbé d'une aura de grâce » à qui Andreani voue un amour indéfectible et une admiration infinie :
 
    « nous avons été engendrés par la même bataille, sous les pluies de la mousson, et jamais je n'ai cessé de vous aimer comme un frère », confie Andreani au capitaine Degorce.
 
    Pourtant, réunis dans l'horreur de nouveaux combats par la guerre d'Algérie, les deux hommes ne se comprennent plus. Le chef rebelle arabe Tarik Hadj Nacer, dit Tahar, responsable du sang versé dans le bordel de Si Messaoud, dans la haute Casbah, est pour Andreani un terroriste dont il attend de la capture qu’elle lui vaudra la reconnaissance amicale de Degorce. Au lieu de cela, Degorce rend les honneurs à Tahar « devant une rangée de soldats français qui lui [présentent] les armes ». Andreani en est quitte pour ravaler sa honte et sa rancœur. Quant à Degorce, c'est auprès du sourire énigmatique de Tahar, tenu prisonnier dans sa geôle, qu'il trouve, en se confiant à lui, une forme d'apaisement à ses angoisses.« Nul ne sait quelle loi secrète régit les âmes » ! Il est pourtant évident pour Tahar que Degorce est perdu puisqu'il a perdu la foi :
 
    « [...] vous avez perdu la foi et vous ne pourrez la retrouver, parce que tout ce pour quoi vous vous battez, ça n'existe déjà plus. Et je suis désolé pour vous. »
 
    Conduit avec maestria, construit et structuré en trois chapitres autour des trois dates des 27, 28 et 29 mars 1957, le roman fait revivre trois journées de la guerre d'Algérie. Au quartier Saint-Eugène d'Alger, l'une des villas abrite les séances d'intimidation morale et de tortures physiques d'une extrême violence auxquelles se livrent Degorce et Andreani. Du côté de la partie adverse, les actions ne sont pas moins abjectes et les attentats sanglants déchirent la population. Au cours de ces trois journées, assimilées à travers la sensibilité de Degorce à la Passion du Christ, le capitaine, accroché à l'organigramme des arrestations qu'il coche d'une croix, et ordonnateur des tortures qu'il surveille et régit, suspend provisoirement la quête de son âme. Ce soir-là, le second soir ― placé sous l'épigraphe de l'évangéliste Matthieu ―, Degorce, plongé dans l'angoisse qui le lie au sort de Tahar, revit l'angoisse de Ponce Pilate, procurateur de Judée, hanté par la mise à mort du Christ. Mais le capitaine a beau relire les versets bibliques, leur résonance ne lui permet pas de trouver le repos. Seul demeure, qui plane au-dessus de la « lâcheté incommensurable » de Degorce, le sourire charismatique de Tahar.
 
    Face aux trois personnages masculins, la figure féminine de Jeanne-Marie Antonetti, épouse de Degorce, occupe une place particulière dans le récit. Restée extérieure à la guerre, Jeanne-Marie est reliée à son mari par les lettres qu'ils échangent. Lettres que Degorce lit par bribes, puis ne lit plus. Un fossé insondable le sépare désormais des siens. L'amour de Jeanne-Marie pour celui qu'elle a jadis soigné à son retour de Buchenwald est intact. Un amour étrange tout de même, davantage maternel que marital. Car Jeanne-Marie, veuve de guerre ayant peu connu l'amour, de plusieurs années l'aînée de Degorce, s'adresse à André comme à un fils. « Mon enfant, mon aimé », scande-t-elle dans chacune de ses lettres. Son amour, qui ressemble davantage à celui d'une mère qu'à celui d'une amante fait penser à l'amour d'une Pietà pour son fils crucifié. L'amour d'une mère consolatrice, attachée corps et âme aux souffrances de l'être aimé. La rédemption serait-elle au bout du chemin ? L'enfer est là, au contraire, parmi les vivants. Où chercher, alors ? Vers quel côté se tourner ? Quelle piste emprunter ? L'amour que cette femme corse porte à son époux est de l’ordre de ces amours exclusives que les mères corses portent à leurs fils. Loin d'être une épouse salvatrice, Jeanne-Marie ne serait-elle pas cette mère-mante archétypale qui dépossède inconsciemment son époux d’une part de son âme ? De l'enfer réel dans lequel se débat Degorce et dont Jeanne-Marie ignore tout, l'amour qui le reliait à elle sort exsangue. Du côté de l'amour donc, point de salut !
 
    Quarante ans après les événements qui les ont réunis à Alger, le lieutenant Horace Andreani s'adresse au capitaine Degorce. Dans un monologue intérieur d'une densité qui tient le lecteur en haleine, s'entrelace, ininterrompue, la parole décalée des deux hommes. Aux reproches qui affluent à l'esprit du lieutenant se mêlent les souvenirs qui ont scellé leur amitié et leur complicité. Leur histoire s'entrecroise, portée par un rythme puissant qu'aucune ponctuation superflue ne vient endiguer. Annoncées par la longue référence au roman de Boulgakov, Le Maître et Marguerite, ― cette épigraphe, qui joue le rôle de fil conducteur philosophique et discursif, ouvre d'autres pistes de lecture ―, ces trente premières pages bouleversantes, hors dates, portent en germe les prémices des trois chapitres qui vont suivre. « Par delà le bien et le mal ». Car l'histoire toujours recommence, amnésique et insensible. Mémoire et oubli. Aux exactions d'hier succèdent les tragédies d'aujourd'hui, la haine aveugle des guerriers islamistes.
 
    Mais toujours persiste, par-delà le temps qui passe et les meurtres perpétrés dans le sang, la « très vieille chanson que chantait souvent Belkacem, le harki », la chanson à Sara. « Ne m’abandonne pas Sara ». Peut-être une part de rédemption se trouve-t-elle là, cachée dans cette mélopée nostalgique qui monte vers le ciel. Et relie Andreani et Degorce dans le même rêve apocalyptique, sur la route désertique, éclairée par le croissant de lune, quelque part entre Taghit et Béchar.
 
    Roman métaphysique puissant, porté par une écriture forte, Où j'ai laissé mon âme est un roman courageux et fondateur. Courageux parce que Jérôme Ferrari y aborde sans concession ni complaisance un sujet brûlant et tabou, celui de la guerre d'Algérie. Tabou et brûlant parce que passé sous silence bien que douloureusement présent dans nos consciences. À travers les pages incandescentes de cette fiction philosophique tout autant qu'historique, Jérôme Ferrari ramène à la surface, peut-être pour la première fois dans l'histoire de la littérature contemporaine, les nœuds inextricables et à vif qui unissent la Corse à l'Algérie et à l’ex-empire colonial. Fondateur, parce qu'en s'attaquant à la lourde chape de silence qui tient l'île à sa merci, le jeune et talentueux écrivain donne un coup de pied dans la fourmilière. Bien que ne se réclamant pas de la littérature « corse », il inaugure ainsi véritablement, en Corse, une littérature de « l’après-riacquistu ». Une ère nouvelle commence, une ère hors frontières qui ouvre la voie à une double rédemption littéraire. Une rédemption qui passe en premier lieu par l'écriture et par une rédemption de l'écriture.
 
Angèle Paoli

 
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MONDE -  le 23 Mars 2012

Histoire

Daniel Timsit, un communiste algérien

 

 

Petit-fils d’un grand rabbin, combattant de l’indépendance algérienne, étudiant communiste, « médecin des pauvres », il participa à la Bataille d’Alger, connut la prison et la torture au commissariat central. De cette douloureuse expérience, il a tiré des carnets de prison (1). Il est mort il y a dix ans.

Daniel Timsit était un étudiant communiste d’Alger ayant participé, aux côtés des indépendantistes, à la bataille d’Alger. Son engagement radical, il l’a puisé dans la détresse des « aoulads », enfants perdus de la casbah, ces invisibles de la société coloniale qu’il côtoyait sur le chemin de l’école. Leur insondable malheur imprégna l’innocence enfantine du petit juif de Bab-El-Oued, déjà profondément marqué par l’Holocauste, et y cultiva une indignation absolue.

Les carnets de prison du « médecin des pauvres » ont été édités sous le titre Récits de la longue patience (Flammarion, 2002). Ces pages peuvent se lire d’une traite, comme un roman, sinon se déguster en poignants ou savoureux morceaux choisis.

L’auteur y fait revivre des martyrs algériens, ses camarades de combat. Maurice Audin : « Dès les premiers jours j’ai vu que c’était un ange – un regard et un front d’intelligence, une bouche et un sourire d’enfant –- un ange. Étranglé lors d’un interrogatoire – va poursuivre quelque chose après ça. Les plus hautes ambitions sont des jouets d’enfants en face de ces stupéfiantes souffrances. Il n’y a pas de mot ! Même les meilleurs ne disent rien, ne peuvent rien en dire. »

Hassiba Ben Bouali : « Elle transportait les explosifs que nous fabriquions. C’était une toute jeune lycéenne de dix-sept ans, très belle, de grande éducation, raffinée. Tous nos rapports étaient empreints de délicatesse. J’étais hébergé chez la mère d’un militant qui me traitait comme son fils. Hassiba m’avait offert un superbe exemplaire des Mille et Une Nuits. C’était le sien depuis la petite enfance, m’avait-elle dit, et elle avait ajouté : “Cela t’aidera à passer les nuits”. »

Le communiste Paul Caballero : « Il a une vue fine faite d’observations précises, pratiques, et d’expériences personnelles. Les qualités premières d’un vrai dirigeant ouvrier, il les a. Il est optimiste, il s’explique simplement, sans volubilité ni éclats de voix et quand il parle cela réconforte. »

Tout au long de son récit, Daniel Timsit fait pénétrer le lecteur au cœur de la machine répressive coloniale, dans l’horrible atmosphère ayant marqué la seconde moitié des années 1950 : « Je suis resté huit jours au commissariat central. Avec stupeur, j’ai découvert la férocité, l’acharnement. (…) Deux jours et trois nuits debout, bras étendus, sans boire ni manger, battu en permanence par les policiers qui se relayaient. Insultes qui blessent peut-être plus encore que les coups. Simulacres d’exécution, menaces sur la famille. Et ce questionnement incessant, le martèlement de questions répétitives jusqu’au délire, qui embrume. »

Nous découvrons avec lui l’univers carcéral d’El-Harrach, Lambèse, les Petites Baumettes et Angers : « En dedans, eau courante, le fil des images et des idées se dévide irisé de soleil. Trente pas, trente pas, pas plus. Sinon ce sont les latrines avec des crottes séchées et la mare d’urine et d’eau croupie où viennent boire les mouches, dans l’angle du mur et des latrines. » Nous faisons la connaissance d’hommes ordinaires qui sont faits d’une étoffe à part. Divers par la religion, la région d’origine, la situation sociale, ils ont cultivé le rêve de libérer l’Algérie et, pour certains, dont Daniel Timsit, l’humanité entière : « Revoir tous les amis que j’ai connus en prison, et faire avec leurs vies passées, la révolution présente et future, une compréhension du monde. (…) Il faudrait revoir, de Barberousse : Bosli, Hadj Ali, Kasbadji, Baptiste Pastor, Faudji et aussi Reynaud père et fils, Smadja, Paco, Dulac ; de Maison-Carrée : Zamoum, Dadah, Mokhtar, Zoubir, Medjkane, Si Moh Touil ; de Lambèse : Driss, Si Moh, Si Saïd l’Oranais, Missoum, Benzine, Étienne, Georges, Azzouz, Larbi, Mahmoud, Benia, Targa, Ben Chergui, Hamoudi, et une pléiade d’autres, de Khenchela, de Souguer, de Bône, de Constantine, d’Oued Zenati, de Bougie, des Petites Baumettes, de Sétif… »

Mais tout n’était pas rose, côté « révolution » : les étroitesses qui amputèrent l’Algérie postcoloniale de sa diversité démocratique et sociale étaient déjà là. À Angers : « La détention se fractionne en clans et sous-clans divers suivant les appartenances régionales, sociales, culturelles. La belle cohésion des gourbis solidaires se délite dans une atmosphère de méfiance réciproque et parfois d’hostilité, au point que certains souhaitent revenir à la fermeture des portes des cellules. C’est dans cette prison où nous sommes les plus libres que nous sommes les plus malheureux. »

 

(1) Ses carnets de prison ont été publiés en 2002 
sous le titre Récits de la longue patience, journal 
de prison 1956-1962, aux Éditions Flammarion-Bouchène. 472 pages, 20 euros.

Une vie de combats Né en 1928 dans une famille populaire de commerçants d’Alger, petit-fils d’un grand rabbin de Constantine, Daniel Timsit a très tôt épousé la cause de l’indépendance algérienne. Responsable des étudiants communistes d’Alger en 1955, il plonge dans la clandestinité en mai 1956. Membre des Combattants de la libération créés par le PCA, il rejoint l’ALN et prend part à la bataille d’Alger. Il est arrêté en octobre 1956. Jugé en mars 1957, il est incarcéré à El Harrach puis à Lambèse, avant d’être transféré en France en janvier 1960. Libéré en mai 1962 à Angers, il rentre à Alger en juillet 1962. « Je n’ai jamais été un Européen », affirmait ce descendant d’une longue lignée judéo-berbère dans le documentaire que lui a consacré, en 2010, Nasredine Guenifi. En langue amazigh, son nom signifie « petite flamme ». Daniel Timsit s’est éteint à Paris, 
le 2 août 2002. Jusqu’à son dernier souffle, 
il n’a cessé de rappeler la violence d’un système colonial dans lequel les « musulmans n’étaient que des ombres transparentes » 
et de plaider pour la « vérité historique ».

Ramdane Hakem

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Note Jean Maiboroda

Le PCF de 2012 n'est pas celui de la guerre d'Algérie, qui connut avec le Parti communiste algérien (PCA) de flagrantes dissensions.
Cf. à ce propos (notamment) : "Vacarme / le PCF et la question algérienne (1959)"
www.vacarme.org/article143.html‎

 


 

 

Michèle Audin au fil des quelques traces de son père, Maurice



 |  PAR DOMINIQUE CONIL  - MEDIAPART 

Michèle Audin, fille de ce jeune militant communiste mort à Alger entre les mains de l’armée française en 1957, mathématicienne, membre de l’Oulipo, publie Une vie brève,petit chef-d’œuvre de concision évocatrice, qui à partir d’une liste de courses parvient à dire une époque, un parcours politique, un père.

Michèle Audin, fille de Maurice Audin, ce jeune militant communiste arrêté, torturé à mort par l’armée française pendant la guerre d’Algérie, n’a pas publié son livre en 2012. Au moment où, commémoration de l’Indépendance aidant, se multipliaient récits, témoignages et souvenirs. Michèle Audin, dans Une vie brève, n’évoque que rapidement ce que dès 1958 et grâce à Pierre Vidal-Naquet, on a appelél’Affaire Audin. Michèle Audin l’écrit, chaque mot de ce récit fut pesé. Elle ne donne pas dans le flot émotionnel, du tout. Aurait-elle tout faux ? Elle a tout juste. Une vie brève est de ces textes qui sollicitent l’attention et l’émotion par le non-dit, le creux, l’étude de détail, [.....]

U ZINU : 


Son idéologie  politique autant que son humanisme l'ont conduit à dénoncer l'abjection de la torture.
La guerre d'Algérie a détruit bien des consciences.
Elle a failli détruire la mienne.

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Fayçal Ouaret 
 
Le hasard (dirigé) de mes pérégrinations sur le web me fait redécouvrir Fayçal Ouaret *, architecte de renom, mais également journaliste et écrivain algérien de langue française, une langue française dont, soit dit en passant, la maîtrise et la qualité ne manquent pas de susciter mon admiration.
Je dis "redécouvrir" car j’avais en quelque sorte "approché" Fayçal Ouaret à travers un forum sétifien fréquenté quelque temps, forum que je visite incognito depuis que certains de ses commentateurs m’ont signifié à leur manière leur désir de ne plus me voir y "poster" mes modestes contributions, entachées à leurs yeux de nostalgie colonialiste récurrente. Je signale incidemment que, pour faire bonne mesure, je suis devenu encore plus rapidement "persona non grata" sur un site "pied noir" cultivant pour sa part ce que l’on pourrait appeler la "nostalgérie française".

Je me permets de reproduire ici  trois articles  de Fayçal Ouaret qui ont un écho particulier dans le tréfonds de mes souvenirs.
 
Il s’agit :

- pour le premier, d’un hommage à Ferhat Abbas, nom qui a maintes fois résonné à mes oreilles durant mon enfance et mon adolescence sétifiennes,
- pour le second article, d’un rappel des pérégrinations de l'écrivain Dominique Fernandez à travers l’Algérie romaine, une Algérie romaine que mon vieux professeur de latin du lycée ex-Albertini nous faisait rituellement découvrir lors de visites répétées sur le site de Djemila.
- pour le troisième, enfin, d'un article (que l'on pourrait qualifier de  "critique engagée" ) consacré au roman de Jérôme FERRARI  "Où j'ai laissé mon âme". (Jérôme Ferrari est devenu prix Goncourt 2012 pour son roman " Le sermon sur la chute de Rome").
On retrouvera par ailleurs dans la présente rubrique ( SEQUENCES ALGERIENNES) sous le générique " L'ALGERIE DE CAMUS.....ET DES AUTRES" un autre article signé Angèle PAOLI, consacré à l'ouvrage de Jérôme Ferrari et à son roman " Où j'ai laissé mon âme".
 
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* Fayçal Ouaret est l’auteur de deux ouvrages parus aux éditions Alpha; Terres noires, journal de Pauline Roland à Sétif et  Ocres, un amour d’Etienne Dinet.
 
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I.  Un ange dans la main 
Rencontre . Dominique Fernandez à Sétif
Fayçal Ouaret - Publié dans El Watan le 05 - 03 - 2011
 
L'écrivain et académicien sillonne l'Algérie pour un beau livre sur les vestiges romains.
Je n'ai jamais rien lu de Dominique Fernandez. Ou quelques pages à peine. Je me souviens parfaitement avoir acheté Dans la main de l'ange dans son édition originale, à Alger, peut-être l'année même de son couronnement par le Prix Goncourt. J'ai commencé à le lire la nuit-même passée chez des amis (aujourd'hui disparus tous les deux). Des quelques pages que j'ai lues de ce livre, je garde le souvenir, très vague, d'une écriture dense et très érudite. Je n'avais pas encore la prétention de tout saisir des subtilités d'une telle œuvre. Je ne suis pas sûr si je ne l'avais pas oublié chez ce couple d'amis, d'avoir fini de lire. Je ne sais pas si je l'ai comblée, depuis, cette incapacité à me hisser au niveau de cet écrit suprême, mais j'ai rencontré aujourd'hui son auteur et cela me semble être une raison suffisante pour le revendiquer.
C'est donc faible de cette infortune, alibi à une ignorance, que j'ai accepté de répondre à l'invitation d'une amie responsable du Département de langue française. Je me suis donc rendu, en cette matinée froide, pluvieuse et venteuse de la fin février, à l'auditorium M. K. Naït Belkacem de l'Université Ferhat Abbas de Sétif, afin d'écouter Dominique Fernandez. J'avais pris, tôt le matin, la précaution de consulter la page Wikipédia (merci, Ain-Ternet !) sur l'invité du jour, histoire de ne pas sortir complètement à découvert (j'insiste, il faisait très mauvais…).
Au moment où je suis arrivé dans le grand amphithéâtre, croyant être en retard comme il n'est pas dans mes habitudes, M. le Recteur commençait à peine la présentation de l'orateur. Je n'ai donc rien perdu de la cérémonie, à mon grand plaisir, sauf peut-être ses préalables. Je suis donc arrivé sans les miens, découvrant les choses à mesure que le recteur disait son texte. Je m'apercevais, à ma grande joie, que cette brève présentation de la vedette du jour était puisée des sources que j'ai consultées le matin et remerciai encore la toile de nous éviter d'étaler nos lacunes au grand jour. Comment faisions-nous avant, je vous le demande ? Soit dit en passant…
La salle était garnie d'étudiants en langue française, certainement aussi d'autres facultés, habillés pour sortir dans le monde, donnant à cette rencontre littéraire un air de fête, venus toutes et tous écouter ce grand homme : Dominique Fernandez. Ils ne furent pas déçus. Moi non plus.
Evitant de nous faire une conférence sur (comme dirait Roland Castro) «Moi, ma vie, mon œuvre», il en planta rapidement les principaux jalons, puis passa tout le reste du temps que dura cette rencontre à écouter attentivement les questions et y répondre. S'excusant presque d'être au centre des débats, il ne parla de ses écrits que lorsqu'un étudiant l'interrogeait, arrivant avec une très grande délicatesse, à peine perceptible, à banaliser à la fois son statut d'académicien, allant jusqu'à plaisanter sur ses limites et ses lourdeurs plus qu'à en louer les vertus, et son long parcours d'écrivain, se contentant d'en dire les plaisirs qu'il lui procure sans évoquer une seule fois la gloire qu'il en tire. En homme de la découverte, de la curiosité et des coups de cœur, voyageur infatigable, parti depuis l'âge de vingt ans à la quête des remèdes capables de panser les blessures de sa jeunesse.
La question tellement pertinente d'un étudiant sur le livre écrit sur son père (Ràmon, Ed. Gallimard, 2009) offrit à l'académicien l'occasion de laisser trembler sa voix d'émotion en racontant cette douleur du père honni, séduit par un tribun fasciste (Jacques Doriot), devenu collaborateur des nazis durant l'Occupation, même s'il gardait une relative indépendance en continuant à écrire sur ceux que l'occupant allemand avait voué aux gémonies (Mauriac, Bergson) et parti trop tôt. J'y ai perçu, quant à moi, la blessure fondatrice de toute la vie de Dominique Fernandez, l'écrivain autant que l'homme, qui le poussa sur les chemins de l'errance. Il la voulait multitude de voyages.
Ce mal incurable de la blessure narcissique explique pourquoi l'écrivain n'a jamais rien su dire de son pays dans ses écrits (il nous le confia en semblant sincèrement découvrir cette facette de son œuvre, à l'instant même où le Pr Benabid lui posa la question), avant d'écrire ce livre sur son père. Immortel d'une incroyable vitalité, l'académicien se montra encore plein de cette vigueur et de cette lucidité qui ajoutent à la sagesse des livres avalés et des expériences digérées le nectar d'une éternelle jeunesse. Et puis, vint cet autre instant provoqué par une étudiante d'une impertinence heureuse, qui le poussa à avouer de manière tellement embarrassée sa méconnaissance totale des massacres du 8 Mai 1945 à Sétif,Guelma et Kherrata. Nous savions, faut-il encore le souligner, l'épaisseur de la chape de plomb qui cache aux Français, y compris les plus avertis, l'horreur de ces massacres.
Jamais nous n'aurions cru qu'un académicien, qui plus est revendiquant depuis toujours qu'il est de gauche, tourné vers la «Mère Méditerranée» où il puise ses instincts de révolte, connaissant de longue date l'Algérie pour l'avoir parcourue plusieurs fois, signé le Manifeste des 121, puisse rester dans l'ignorance totale de ce que signifie le 8 Mai 1945. Dominique Fernandez est venu à Sétif, accompagné de Sofiane Hadjadj des éditions Barzakh, pour visiter Djemila. Il nous a confié qu'il entreprend d'écrire un livre sur les ruines romaines d'Algérie, livre qui sera illustré par son ami et complice, le grand photographe Ferrante Ferranti, né à Annaba. Nous guetterons avec impatience la sortie de ce livre aux éditions Barzakh pour nous vanter d'en avoir eu la primeur, de la bouche même de son auteur.
Nous mesurerons alors à quel point, comme il l'a avancé, Sétif aura laissé en lui une trace indélébile. «Nous sommes à l'étroit dans notre vie. La littérature est là, justement, pour en élargir les horizons», nous confia-t-il. Voici une parole qui mérite de figurer sur la couverture de tous les livres.
 
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II. Le parcours d'un homme de principes 
25ème   anniversaire du décès de Ferhat Abbas
Fayçal Ouaret - Publié dans El Watan le 23 - 12 - 2010
 
Ferhat Abbas aura couru, des années durant, à partir de novembre 1936, derrière la chance de diriger les affaires de la ville de Sétif. Il n'y parvint jamais. A plusieurs reprises, il aura le droit de siéger au sein du conseil municipal sans jamais éloigner le doute sur ses capacités à réaliser le bonheur de ses concitoyens de tous horizons en occupant le haut du perchoir. Il était frappé d'une tare indélébile, aux yeux de l'administration coloniale: il restait sujet musulman.
Il accompagna jusqu'à la limite de la compromission le «maire arabe», Charles Bruncat, pour arracher au profit de ses électeurs et coreligionnaires de menus avantages : quelques postes d'emploi à la mairie et le droit, pour un nombre restreint parmi eux, -les plus prétendus «assimilables»,- de loger dans des cités qui devaient leur être en principe interdites (foyer des Anciens combattants, cité Bruncat, etc.), ou d'améliorer pour les autres les conditions des services publics de leur quartier (cité Bel-Air, lotissement Burdin …). Mais jamais il ne put convaincre que sa droiture républicaine pouvait lui valoir un jour la consécration suprême à la tête de Sétif.
De plus, pour ne rien faciliter dans le jeu trouble des gros colons et le prolongement «naturel» de leur pouvoir de sévir, -«Main rouge», police et justice,- il avait pour principaux opposants les petits Français ultras, regroupés chaque soir au café Carbonnel ou chez Yvonne pour boire un coup et déverser leur haine. Complexés par le pharmacien et l'élite libérale qui l'entourait, -tellement plus pétris de culture francophone qu'eux,- conscients du danger que cela représentait pour leurs privilèges en cas d'entente, ils cherchaient par tous les moyens à le pousser vers la faute et faire des cartons comme leurs aînés en mai et juin 1945.Mais il était déjà trop tard, le jour se levait sur «la nuit coloniale».
Au commencement de la lutte armée, Ferhat Abbas hésita un moment avant d'enterrer définitivement ses rêves d'égalité derrière la détermination légitime des uns à en découdre par le feu, et l'entêtement des autres à vouloir à tout prix maintenir entière l'Algérie des oppresseurs. Abbas rejoignit le FLN en avril 1956, et dès 1958, Bruncat fut remplacé par un «comité de salut public», avec Gesserel à sa tête et Rebiha Kebtani, d'abord à ses côtés, puis «élue» le 23 avril 1959 ; elle prit les commandes de la ville pour ne les lâcher que le 4 juillet 1962.
Puis vint la libération. Alors qu'il désespérait d'endosser un destin national à la mesure de son envergure, Ferhat Abbas retourna souvent à Sétif, quand il était libre de le faire, peut-être pour constater, par défaut, à quel point il aurait pu donner à cette bonne ville qui l'avait accueilli en 1934, la dimension qui aurait dû lui revenir. L'Histoire, cette ingrate, avait voulu de lui à ce poste. Mais ce n'est pas ainsi que s'écrivent les pages d'histoire, la fiction n'y joue aucun rôle. Ou alors pour seulement consoler. Reste alors le désir ardent de revisiter le passé, consciemment manipulé, pour espérer en tirer des leçons et ne plus avoir à le pleurer. C'est tout à fait compréhensible, dans ce cas. Mais dans ce cas seulement.
 
P.S.1 : s'agissant du maire de Sétif dont parle Fayçal Ouaret, l'orthographe de son patronyme était Brincat et non Bruncat.
P.S.2 : Charles Brincat, dont les adversaires politiques, autant qu’il m’en souvienne, rappelaient volontiers la double origine maltaise, a exercé des responsabilités autres que celles de premier magistrat de la cité. Il avait siégé au sein des « Délégations financières ».
Cf. à ce propos l’ouvrage de Jacques BOUVERESSE Professeur d’histoire du droit à la Faculté de droit de Rouen : "Un parlement colonial ? Les Délégations financières algériennes 1898-1945".
A défaut de l’ouvrage lui-même, consultable en version tronquée via e-book, le lecteur pourra se reporter à une conférence de Jacques Bouveresse intitulée "L’administration de l’Algérie à l’apogée de la colonisation (1898-1945):réflexions en forme de bilan". (http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/J-Bouveresse_Administration-Algerie-apogee-colonisation_cle0bdfc8.pdf ).
Je reproduis ce texte, en document word, à la suite de l'article consacré à Fayçal OUARET.
 
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III.  La passion selon l'Histoire
Lecture . "Où j'ai laissé mon âme" de Jérome Ferrari
Fayçal Ouaret - Publié dans El Watan le 19 - 02 - 2011
 
Un roman qui marque un passage dans la littérature française.
Ces officiers de l'armée française s'étaient engagés, adolescents, dans la lutte contre l'occupation allemande, avaient subi l'enfer de la déportation et des camps de la mort, en étaient sortis à l'état de quasi-cadavres respirant à peine un souffle de vie, pour se dire que jamais l'humanité ne connaîtrait ces travers. Puis, ce fut le Vietnam, et ensuite l'Algérie, pays où ils oublièrent jusqu'au reniement cet engagement. Croyant venir essuyer l'humiliation subie à Diên Biên Phu en terre algérienne, nettoyer le maquis algérois pour mettre fin à «l'insurrection» et repartir tranquillement en Métropole se reposer de toutes ces guerres, nombreux parmi eux ont laissé leur âme dans cette ultime «bataille».
Plus d'un demi-siècle plus tard, certains de ces officiers meurent cloîtrés dans le silence de ce que fut cette autre humiliation qui tait ses douleurs, laissant aux enfants un héritage très lourd sur les «faits d'armes» jamais avoués de leur père.
D'autres osent enfin parler et libérer leur conscience, brisent l'omerta et fournissent des détails sur cette guerre. Ils l'avaient niée au point de la qualifier d'événements, pour espérer la dissoudre dans le mépris et l'oublier parmi des actes de routine policière, ou presque. Ils l'avaient perdue en croyant la finir jusqu'à crier que la victoire leur avait été volée, s'étaient soulevés pour la revendiquer, certains parmi eux n'hésitant pas à rentrer en clandestinité pour s'accrocher à cette terre qu'ils croyaient à jamais garder dans leur camp. Surtout, continuer éternellement à la ravir à ses enfants.
Les langues commencent à peine à se délier pour avouer les crimes qu'ils ont dû commettre, disent-ils, par désespoir de parvenir à leurs fins, au prix de la honte, en s'adonnant aux pratiques barbares, hier subies, depuis administrées au sens tellement appliqué de ce terme : la torture et les exécutions sommaires.Dans son roman Où j'ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari nous livre les affrontements de ces officiers avec eux-mêmes, plus qu'avec les «autres» de tous les bords. Ces nouveaux convertis à la cause des «interrogatoires musclés» prétendaient le faire contre leurs instincts d'humains et leur dignité bafouée d'anciens déportés. Ils se justifiaient pourtant, en affirmant ne pas voir d'autre manière de procéder pour gagner cette guerre que d'arracher par ces moyens inavouables des renseignements à l'ennemi, achever ainsi de mettre des noms dans les cases encore vides de l'organisation des insurgés.
L'auteur a imag(in)é deux officiers parmi ces soldats «exemplaires» de laFrance de la Libération puis de la fin de l'empire colonial, le capitaine André Degorce et le lieutenant Horace Andréani, pour en faire les Ponce Pilate et Caïphe du martyr algérien. Rien de moins. Les chapitres du roman ont pour titre des passages de la Genèse et des Evangiles, en guise d'ouverture du propos sur chacun des trois jours qui voient l'arrestation, la détention puis l'assassinat de Tahar par ses bourreaux.
Mais aussi, parmi eux, leur chef, le capitaine André Degorce, admirateur de cet ennemi si proche, forçant le respect par le calme de son propos et la grandeur de son attitude, au point de lui faire présenter les armes par une haie de soldats lui rendant les honneurs, au moment de son départ pour la destination qui sera son échafaud. Resté seul à méditer le sort de «son» prisonnier qu'on venait de lui arracher, le capitaine avait même songé qu'il aurait pu prendre le risque de le libérer. L'auteur n'hésite pas à comparer le martyr de Larbi Ben M'hidi (alias Tahar, alias Tarik Hadj-Nacer) à celui du Christ, non pas dans sa portée religieuse, ce qui n'est pas du tout le sens du propos (quoique…), mais mythique et surtout symbolique.
Philosophique, pour rester dans le domaine des Humanités qui valurent à ce jeune homme, hors de portée, des souffrances du passé commun, et pourtant en proie à leur déchirure, de venir en mesurer encore les amplitudes, témoin bouleversé qu'il fut de la tristesse de ce pays au lendemain des attentats du 11 Mars 2007.
D'autres écrivains (Mikhaïl Boulgakov, à l'œuvre duquel l'auteur emprunte des références et un paragraphe entier en guise d'exergue, mais aussi Eric- Emmanuel Schmitt, beaucoup plus récemment) avaient déjà raconté les doutes gagnant le cœur de Ponce Pilate en le replaçant dans les circonstances dramatiques que ne lui épargna pas l'Histoire. L'imaginaire ne faisant alors que méditer leurs enseignements, la culture occidentale, d'essence judéo-chrétienne, laisse le soin à chaque homme, puisant ses références dans cette sphère de pensées et d'émotions, d'y trouver sa part de morale et de croyance. L'universalité des consciences est toujours à ce tarif, à payer rubis sur ongle au Patrimoine supposé en partage. Rendons à César…
Même rassuré que vendredi tombe le lendemain, ce que traduira une remarque («Demain, c'est vendredi, chuchote-t-il, j'ai de la chance.») sans plus d'explication, suivie d'un «sourire triste», Tahar sait qu'il va mourir en homme, mais vivre éternellement en martyr dans le cœur aspirant à la liberté de son peuple. Ainsi, il n'aura même pas à ressusciter pour voir les enfants (qu'il n'aura jamais) gaspiller cette liberté si chèrement payée.
L'écriture de ce roman, d'autres, tellement plus nombreux et plus savants que je ne pourrais jamais le prétendre dans ce domaine, l'ont si bien rendu, maintient un niveau de captation de l'esprit et des émotions si fort que nous sortons épuisés par la lecture, difficile à interrompre, de ce véritable compte-rendu d'interrogatoire musclé. Au sens défiguré que peut valoir cette expression.
Il me reste enfin à (me) demander si l'auteur a pu accéder à une information que peu de gens connaissent, lui ayant soufflé le nom de guerre de son héros dans le roman (Tahar).
Larbi Ben M'hidi avait un frère plus jeune que lui, prénommé Tahar, mort aussi en martyr dans le maquis de la Wilaya II. Au début du soulèvement, Larbi avait interdit à Tahar, alors lycéen à Constantine, de rejoindre les rangs de la Révolution, mais ce dernier passa outre l'interdit et s'engagea pour aller mourir au djebel. A l'insu du grand frère. Connaissant certainement son propre sort, ce qui transparaît très bien dans ce roman, mais aussi dans la présentation qui est généralement faite de lui, Larbi Ben-M'hidi songeait déjà à préparer l'avenir. Après sa libération, ce pays, pensait-il, aura besoin de ses enfants instruits pour aller dire leur sacrifice, et attendre que les martyrs reviennent….
 
 
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L’administration de l’Algérie à l’apogée de la colonisation (1898-1945)

 Réflexions en forme de bilan

Conférence de Jacques BOUVERESSE

Professeur d’histoire du droit à la Faculté de droit de Rouen. Auteur de : "Un parlement colonial ? Les Délégations financières algériennes 1898-1945" ; t.I, L’institution et les hommes, 2008, 996 p. ; t. II, Les réalisations, 2010, 787 p. Publications des Universités de Rouen et du Havre (PURH). Les conclusions de cette conférence sont, pour l’essentiel, tirées de cet ouvrage.
 
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 I. Les colons à la manœuvre : entre prudence et audace de la politique  économique
 
 
L’organisation politique et administrative de l’Algérie coloniale a subi de profondes mutations au cours des cent  trente-deux années de la présence ou  de l’occupation française. Nous nous en tiendrons à l’étude de ce demi-siècle qui marque l’apogée de  la colonisation, et  qui coïncide avec l’activité de ce « petit  parlement colonial »,  les  Délégations  financières,  entre  1898  et  1945.  Passons  donc  sur  les péripéties  de  la  conquête  et  sur  l’expérience  du « royaume  arabe »,  conduite  par Napoléon III, qui visait à canaliser et à ralentir la colonisation de peuplement, en vue de  sauvegarder les droits et  l’identité du peuple autochtone. Le chef de l’État ne déclarait-il pas : « Je suis aussi bien l’empereur des Arabes que celui des Français » ? De même, l’après-1945 ne nous retiendra pas. Dans un monde que les conséquences de la guerre ont ébranlé, le système colonial est en perte de légitimité, les réformes se succèdent en vain, la marche à l’indépendance s’accélère. Faute d’un minimum de stabilité, il paraît impossible de porter une appréciation sur le fonctionnement et sur la politique suivie par des institutions qui paraissent condamnées à brève échéance.
Reste donc la première moitié du XXe siècle. Au cours de cette longue période,
la colonie est administrée par le gouverneur général, l’œil en quelque sorte de la Métropole ;  dans  l’idéal,  il  collabore  étroitement  avec  les  représentants  de  la population   européenne   d’Algérie,   et   tout   particulièrement   avec   les   « colons » proprement dits, ces hommes qui cultivent le sol et qui incarnent les intérêts de la terre. Quant aux autochtones, qu’on appelle aussi bien les musulmans, les indigènes ou les sujets – pour les opposer aux citoyens – ils sont certes assujettis à un ordre politique  et  juridique  inégalitaire ;  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de  rechercher activement, à l’intérieur du système, des solutions ou des issues, sans jamais y parvenir vraiment.
 
L’Algérie fut longtemps organisée comme une partie intégrante du territoire métropolitain. C’est en effet la politique d’assimilation administrative qui domine les débuts de la IIIe  République, en conformité avec la tradition républicaine. Les colons obtiennent une représentation parlementaire, à raison d’un député et d’un sénateur pour chacun des trois départements algériens. Depuis les décrets de « rattachement » de 1881, tous les services administratifs de la colonie dépendent directement des ministères métropolitains intéressés, qui transmettent des instructions au gouverneur général. L’Algérie n’a ni personnalité morale, ni patrimoine. Le budget de la colonie est compris dans la loi de finances votée chaque année par le Parlement. Sur le plan judiciaire, la création de tribunaux français est consacrée par une loi de 1874, tandis qu’une loi de 1889 restreint la juridiction des juges musulmans, les cadis, aux questions de statut personnel et de successions. En matière immobilière, toutes les terres individualisées sont soumises au Code civil français, et en matière pénale, les Indigènes sont justiciables des juridictions françaises : cours d’assises et tribunaux correctionnels. Enfin, le régime des échanges commerciaux est fondé sur les principes de l’union douanière et du monopole du pavillon : les marchandises ne peuvent être transportées entre la France et l’Algérie que sous pavillon français.
À partir de 1882, la politique d’assimilation est très critiquée par les colons, qui entendent participer à la gestion des affaires algériennes. Des publicistes se font les porte-parole   des   sentiments   « autonomistes »   latents   de   l’opinion   européenne d’Algérie. À partir de 1894, la crise économique, marquée par la mévente des vins et par l’invasion du phylloxéra, accentue la revendication. Les petits colons s’opposent aux grands propriétaires et dénoncent la concentration du sol. Les Juifs surtout deviennent  les  boucs-émissaires  de  ces  « petits  Blancs »  touchés  par  la  crise.  La montée de l’antisémitisme est le principal fait politique des années 1896-1900.
Pour tenter de dissiper ce « malaise algérien », trois décrets sont promulgués le 23 août 1898 : le premier, qui reproduit la plupart des dispositions du décret du 31 décembre 1896, fortifie les pouvoirs du gouverneur général et met fin au régime des rattachements ; le troisième réorganise le Conseil supérieur de gouvernement : les membres élus y sont désormais plus nombreux que les fonctionnaires membres de droit. Le deuxième décret institue une assemblée nouvelle, les Délégations financières algériennes, organisées sur le principe de la représentation des intérêts. Dans cette conception, l’élu ne tient pas ses pouvoirs de la totalité des électeurs d’une circonscription, mais d’un groupe constitué sur la base d’un intérêt commun. L’assemblée est divisée en trois délégations. Celle des colons, composée de 24 membres à raison de 8 par département, est élue par les propriétaires, fermiers ou locataires  d’immeubles  ruraux ;  celle  des  non-colons  est  désignée  par  tous  les contribuables français autres que les colons et compte également 24 membres. Quant à la Délégation indigène, forte de 21 membres seulement, elle comprend 15 délégués arabes et six délégués kabyles.
Confinée dans un rôle purement consultatif, l’assemblée ne semble pas, en 1898, destinée à jouer un très grand rôle dans les affaires coloniales. La loi du 19 décembre 1900 portant création d’un budget spécial pour l’Algérie va conférer une importance nouvelle  aux Délégations, appelées à voter, c'est-à-dire à prévoir et  à autoriser les recettes et les dépenses annuelles de la personne morale Algérie, sous le contrôle et la surveillance des autorités françaises.
Ainsi, et jusqu’en 1940, l’Algérie vit sous le régime de l’autonomie budgétaire et financière. La guerre apporte des modifications, parce que les Assemblées algériennes (Délégation financière et Conseil supérieur de gouvernement) sont suspendues en juin 1940, et parce qu’en 1942 la France est coupée de l’Algérie. Les assemblées financières anciennes sont supprimées en 1945, remplacées par une assemblée unique, dotée de pouvoirs analogues : l’Assemblée financière de l’Algérie.
Les Délégations d’Algérie font une place aux représentants des populations indigènes. C’est au sein de l’institution financière que s’établit le minimum de contacts « politiques » nécessaire à la cohabitation raisonnable du colonisateur et du colonisé. Les musulmans, dans leur majorité, acceptent de jouer le jeu électoral et croient les institutions françaises capables de modifier une situation. L’illusion dont ils sont victimes vient peut-être du fait que le fonctionnement d’une institution privilégie toujours l’aspect intégrateur ou de marchandage existant dans tout système social, par opposition à l’aspect de rupture plus facilement mis en évidence par les lois de l’économie ou par les luttes sociales.
Il est pourtant bien clair que le nouveau statut constitutionnel de l’Algérie n’a voulu réserver qu’une place très réduite aux musulmans. Décapitées après l’échec de l’insurrection de 1871, les grandes familles traditionnelles se résignent au rôle d’interlocuteur  privilégié  et  d’intermédiaire obligatoire que  leur  assigne l’administration française. Quant au « mouvement national algérien », il est encore dépourvu de  structures et  de moyens d’action, et  les cadres modernistes lui font cruellement défaut.
Quoi qu'il en soit, les sujets musulmans votent séparément, dans un deuxième collège, et ne mélangent pas leurs bulletins avec ceux des citoyens. Or ce deuxième collège est particulièrement étroit : pour désigner 15 délégués arabes et 6 Kabyles, on ne dénombre que 5000 électeurs à peine pour toute l’Algérie. Ainsi, par la logique même du « double collège » s’accuse, au sein des Délégations, une dénivellation entre les deux parties de l’assemblée : cinq millions de sujets, vers 1914, sont représentés par 21 délégués ; 500 000 Européens disposent, eux, de 48 représentants. Le vote des uns pèse deux fois plus lourd que celui des autres.
Les délégués européens sont  donc tout-puissants ou  presque, comme l’ont voulu les créateurs de l’assemblée financière. Ces délégués, ils se recrutent dans un milieu de notables assez étroit de quelques milliers de personnes tout au plus. Dans l’Algérie de la première moitié du XXe  siècle, ce sont les solidarités économiques qui sont   déterminantes :   ouvriers   et   petits   fonctionnaires   sont   exclus   de   facto d’assemblées composées uniquement ou presque de propriétaires fonciers, d’exploitants agricoles, de membres des professions libérales et d’entrepreneurs. Les solidarités politiques complètent et confortent logiquement les solidarités économiques. Le mode de scrutin et le conservatisme des électeurs rend inconcevable la désignation d’un communiste et très improbable, même dans les grandes villes, celle d’un socialiste. Plus active, l’extrême-droite ne peut se targuer que de succès circonstanciels aux élections de 1898, 1901 et 1938. Les Délégations sont donc gouvernées par des personnalités centristes qui se réclament généralement d’un républicanisme fort conservateur.
Pour les contemporains déjà, la cause est entendue, les délégués financiers européens sont tous ou presque gens fortunés et appartiennent à l’aristocratie terrienne de la colonie.
La prépondérance des intérêts agricoles ne sera jamais sérieusement contestée au sein des Assemblées algériennes. Pourtant, toute-puissante à la fin du XIXe siècle, la phalange   des   grands   propriétaires   terriens,   brusquement   enrichis   par   l’essor prodigieux de la viticulture, va devoir compter de plus en plus avec une bourgeoisie d’affaires d’ailleurs limitée dans ses entreprises par la prudence de la Métropole, les contraintes administratives et la crise économique des années 1930.
Le groupe de pression des grands propriétaires fonciers n’est pas seulement nombreux ;  fort  du  pouvoir  économique  que  lui  confère  sa  richesse,  il  est  aussi particulièrement homogène, sûr qu’il est d’incarner la légitimité coloniale, de défendre l’intérêt bien compris de tous les Européens d’Algérie, et d’être seul capable d’imposer en certaines circonstances des solutions inspirées des préoccupations locales à un gouvernement général chargé d’appliquer la politique métropolitaine. En ce sens, les délégués    colons    estiment    qu’il    n’y    a    aucune    contradiction    entre    leur « désintéressement » proclamé, la hauteur de vues dont ils se réclament, et l’âpreté qu’ils manifestent par ailleurs à défendre des propositions de caractère étroitement corporatiste : la colonisation de l’Algérie par le peuplement de nouveaux villages et l’occupation méthodique  du  sol n’est-elle  pas la  grande  œuvre  à poursuivre ?  Les délégués  colons,  et  plus  largement,  les  propriétaires  terriens  et  les  exploitants agricoles qui siègent aux Délégations ne sont-ils pas les représentants les plus qualifiés de ces « producteurs » qui bâtissent l’Algérie moderne ? Dès lors, le système politique algérien aura pour fonction essentielle, non d’accroître les divisions des Européens, mais au contraire de favoriser la convergence des efforts et des idées, de faciliter le rassemblement nécessaire des colonisateurs autour d’un programme d’action défini par les représentants de l’agriculture européenne. L’opposition entre gros et petits colons a paru prévaloir entre 1896 et 1900 : elle n’a pas duré. À partir de 1900, les luttes politiques ne sont plus guère que des luttes de personnes.
Les délibérations des Assemblées algériennes font donc une place considérable aux  préoccupations  des  agriculteurs :  vœux,  rapports,  débats  sur  ces  questions occupent constamment les délégués colons et une grande partie du temps de réunion de l’assemblée plénière. On dénonce d’abord les innombrables obstacles auxquels la politique  de  peuplement  et  de  mise  en  valeur  des  campagnes  est  confrontée : incertitudes  tenant  au  régime  de  la  propriété,  à  l’insécurité  dans  laquelle  vivent souvent  les  colons,  à  l’instabilité  des  prix.  Les  Délégations  cherchent  aussi  des solutions  pour  faciliter  la  défense  des  secteurs  menacés  de  l’économie  rurale : vignoble frappé par le phylloxéra, élevage malmené par les épidémies, forêts ravagées par les incendies et le pacage abusif.
L’adaptation du secteur européen de l’agriculture aux normes de production les
plus modernes suppose des investissements qu’une poignée seulement de gros colons est susceptible de consentir. D’où la nécessité d’organiser de manière adéquate la mutualité  agricole  sous  ses  trois  grands  aspects :  le  crédit,  la  coopération,  la prévoyance.
Les élus exigent encore une participation réelle de l’Algérie à l’élaboration des accords commerciaux passés par la France avec de nombreux États. La logique de l’union douanière suppose pourtant l’existence d’un unique négociateur et d’une position commune à l’ensemble France-Algérie. En fait, les thèses des Algériens sont plus protectionnistes encore que celles des négociateurs métropolitains ; les délégués financiers entendent obtenir, par des mesures douanières appropriées, la sauvegarde d’une agriculture algérienne que des politiciens ou des fonctionnaires peu soucieux des intérêts coloniaux risquent de léser voire de sacrifier, dans les discussions internationales, par des concessions tarifaires inconsidérées.
La défense des intérêts de l’agriculture est donc la première préoccupation des délégués financiers européens. Ils entendent aussi mener une politique budgétaire prudente et, pour éviter des augmentations d’impôts, veiller à une gestion parcimonieuse du budget ordinaire de l’Algérie.
L’équilibre des finances coloniales dépend de l’interaction d’un ensemble très divers de facteurs. Les variations de la production agricole, la guerre, les grèves, le développement de l’inflation qui annonce la grande dépression des années 1930, tous ces événements sur lesquels les assemblées algériennes n’ont aucune prise, mais qu’elles doivent prendre en compte avec la plus grande attention, modifient dans des proportions souvent importantes le rythme de l’activité économique et le rendement des  impôts.  La  marge  de  manœuvre  des  élus  est  d’autant  plus  réduite  que  les dépenses obligatoires – la dette, le déficit des chemins de fer et des PTT, les dépenses de personnel – représentent une part importante du budget colonial. Les Délégations s’emploient  en  conséquence  à  définir,  puis  à  mettre  en  œuvre,  une  politique  de rigueur  articulée  autour  de  quelques  principes :  équilibre  du  budget  ordinaire  par l’impôt ;  déflation  des  dépenses  de  personnel  et  limitation  des  charges  sociales supportées par l’Algérie ; évaluation modérée des recettes de manière à dégager en fin d’exercice les plus-values qui viendront alimenter le fonds de réserve. En certaines circonstances, on accepte volontiers de recourir aux expédients : majoration artificielle des évaluations de recettes ; transfert de dépenses du budget ordinaire au budget extraordinaire ; appel à la générosité de la Métropole.
Est-ce à dire que la gestion des assemblées algériennes fut hypothéquée par une  succession  de  décisions  qui  pourraient  sembler  contradictoires,  voire incohérentes ?  Sûrement  non,  et  les  résultats  de  plusieurs  dizaines  d’exercices budgétaires sont là pour le prouver. En fait, bien loin de se réclamer d’une quelconque doctrine fiscale, les délégués se tiennent à l’écart des confrontations de techniciens ; dans les débats décisifs, la prudence des terriens compense l’audace des citadins ; et le souci de l’intérêt colonial bien compris vient contrebalancer les appétits électoralistes de certains politiciens. Les compromis qui en découlent, comme l’empirisme et les hésitations des élus, ne font que refléter les incertitudes et les variations de la conjoncture. Ainsi, le demi-siècle d’administration financière des Délégations peut être divisé en quelques grandes périodes. Les exercices budgétaires de la phase 1901-1913 se soldent tous en excédent : c’est le fruit d’une gestion prudente couplée à l’essor économique particulièrement rapide de l’Algérie, attesté par de nombreux indicateurs. Après la parenthèse de la guerre, la situation s’est vite rétablie et demeure florissante jusqu’en 1931. Les années qui suivent sont beaucoup moins brillantes. Les déficits budgétaires accumulés de 1931 à 1936 ont, jusqu’en 1940, pesé lourdement sur l’établissement  du  budget.  Mais  ces  déficits  ont  été  couverts  par  le  vote  de 800 000 000 F d’impôts supplémentaires, et par les excédents des exercices 1937 à 1940. Les plus-values des exercices de 1941, 1942, 1943 et 1944 peuvent surprendre. Alors qu’en 1936, l’annuité des emprunts absorbait près du tiers des ressources ordinaires, elle ne représente plus en 1944 que 12,5 % du budget. La dépréciation rapide du franc favorise, il est vrai, les visées des élus, en gonflant artificiellement le rendement des impôts : le budget de l’Algérie, qui n’atteignait pas 2 000 000 000 F en 1939, dépasse en 1944 les 4 000 000 000 F, avec un total de dépenses ordinaires de 4 532 000 000 F.
Le refus, sauf nécessité absolue, de tout accroissement des charges fiscales, représente donc l’opinion majoritaire aux Délégations. Cette orientation est très nette dans la première partie de l’histoire de l’assemblée, jusqu’en 1914.
La   prospérité   économique   et   les   excédents   budgétaires   importants   – 113 000 000 F pour les exercices 1901 à 1913 inclus, soit près de 8 700 000 000 F par an – viennent encore conforter les élus dans leurs certitudes et leurs égoïsmes. Au cours de cette période de près de quinze années, les Délégations se borneront à voter un léger impôt sur les tabacs d’ailleurs compensé par un dégrèvement sur les sucres.
 
L’immobilisme réel des représentants des contribuables n’empêche cependant pas discussions et rapports de se multiplier. Sous la pression de la Métropole et de l’administration algérienne, les grandes lignes d’un bouleversement du système fiscal algérien s’ébauchent progressivement autour de quelques idées qui ne rallient au départ que bien peu de suffrages : la suppression des impôts arabes et l’unification du système fiscal algérien ; l’établissement, comme en Métropole, d’un impôt général sur le revenu, comportant la création de cédules sur la propriété non bâtie et sur les bénéfices agricoles. Entrée en vigueur en 1919, la réforme se heurte aussitôt aux réticences persistantes des élus, dont les préférences affichées vont à la fiscalité indirecte et à la chasse aux économies, à la réduction de la dépense partout où c’est possible.
Cette politique de rigueur a cependant ses limites. À côté du budget ordinaire, un budget extraordinaire va progressivement se développer, et prendre une importance déterminante. En effet, la loi du 19 décembre 1900, conférant à l’Algérie la personnalité civile et par conséquent le droit de contracter des emprunts, contenait en germe la reconnaissance d’un budget dont les ressources et les  dépenses ne seraient pas seulement limitées à la durée du cycle annuel de l’exercice.
Le  décret  du  16  janvier 1902  devait bientôt  consacrer par des dispositions claires  et  formelles,  dans  son  chapitre  II,  le  droit  pour  l’Algérie  de  percevoir  des recettes  extraordinaires  destinées  à  acquitter  des  dépenses  de  même  nature ; l’existence du budget extraordinaire se trouvait, dès lors, sanctionnée par un texte réglementaire. Peu  après,  la  loi  du  7  avril  1902  autorisa  le  gouverneur  général  à emprunter   une   somme   de   50 000 000 F   en   vue   de   financer   l’exécution   d’un programme de grands travaux.
Le  budget  ordinaire  comprend  donc  l’ensemble  des  dépenses  normales  et permanentes de l’Algérie et il est couvert par le produit des impôts et autres revenus annuels : contributions directes et diverses, droits d’enregistrement, de timbre et de douane. Le budget extraordinaire regroupe les dépenses exceptionnelles et non renouvelables ainsi que les programmes de grands travaux. Il est essentiellement alimenté  par  le  produit  des  emprunts,  mais aussi  par  des  subventions  du  budget ordinaire, et par une partie des excédents du fonds de réserve de l’Algérie. À la différence des crédits du budget ordinaire, les crédits du budget extraordinaire, inutilisés à la clôture d’un exercice, peuvent être reportés sur les années suivantes pour assurer la nécessaire continuité de l’exécution, sur une période parfois assez longue, d’équipements économiques et sociaux inscrits aux différents programmes de grands travaux.
De grands programmes assortis d’emprunts furent lancés en 1902, 1907 et 1920, ce dernier programme régulièrement actualisé et augmenté. Ils permirent de doter  l’Algérie  d’infrastructures et  d’équipements  sans équivalents dans le  monde colonial de l’époque : routes, ports, chemin de fer, barrages-réservoirs, villages de colonisation, hôpitaux, dispensaires, écoles. Des erreurs furent commises : les chemins de fer furent construits à voie étroite ; des sommes énormes furent englouties dans l’édification de barrages-réservoirs qui s’envasèrent trop vite. Il y avait dans ses vastes entreprises la marque d’une volonté continue et d’un élan destiné, il est vrai, à profiter bien davantage aux Européens, et, parmi eux, au groupe des colons proprement dits, qu’à bénéficier aux populations musulmanes. Ainsi, les investissements massifs consentis en faveur de l’hydraulique agricole permettaient d’espérer une large extension des  cultures riches  destinées  à l’exportation. Surtout,  l’amélioration des infrastructures ferroviaires – une des  grandes priorités de  l’époque  – routières et portuaires, ne manquera pas de rendre plus rapide, plus sûr et moins onéreux l’écoulement de la production agricole locale vers les centres de consommation de l’Algérie et de la Métropole.
Pourtant,  ces  mêmes  délégués  européens  ne  désirent  que  très  mollement industrialiser l’Algérie. Si le « pacte colonial », sur la base de l’union douanière, réserve le marché métropolitain aux vins, aux céréales et aux productions complémentaires d’Algérie, il assure en contrepartie un débouché important au capitalisme industriel français.
Des moyens énormes ont donc été engagés pour une efficacité qui se révéla, au fil du temps, de plus en plus réduite. « De fait, écrit Jacques Berque, ce traitement de l’espace mondial n’était pas seulement immoral, comme on se plait à dire maintenant. Il restait tangentiel aux choses. Il n’approfondissait rien. » Et encore : « La colonisation bien qu’elle s’installe par la technique, ne soutient pas le défi qu’elle a lancé. Elle aura reculé, en définitive, devant les véritables corps à corps de l’efficacité. » Ces formules rendent un son juste, mais elles sont trop générales. Au moment d’établir une sorte de bilan, il convient de les affiner en s’efforçant de répondre à quelques questions, et en assortissant les réponses de remarques ou d’observations latérales.
Plusieurs des questions qui viennent à l’esprit se réunissent en une seule : la colonisation a-t-elle enrichi les colonisateurs ? Il faut savoir ici de quoi on parle, et distinguer l’État et les particuliers, qui ne font pas bourse commune.
La colonisation, dès avant 1914, a enrichi les particuliers et les sociétés. Les particuliers, planteurs et gros colons, font souvent des fortunes rapides. Les actionnaires qui ont misé sur les sociétés coloniales n’auront pas à le regretter. En 1913  et  en  moyenne,  les  dividendes  versés  par  les  sociétés  coloniales  françaises représentent 30 % de la valeur nominale des actions. Ceux qui s’aventurent à spéculer sont encore plus chanceux : certaines actions, qui valaient 100 francs-or en 1900 se négocient à 1500 francs-or en 1913.
En revanche, l’État ne profite guère de la situation. Dépenses de conquête et d’administration : il doit supporter de lourdes charges. Il faut assurer le maintien de l’ordre par des moyens militaires et de police, créer des services. Des infrastructures souvent  coûteuses  sont  mises  en  place  progressivement.  Dans  l’ensemble  de  ses colonies, de 1870 à 1914, les dépenses militaires, à elles seules équivalent à 70 % du total des dépenses engagées par la métropole ; les dépenses civiles, 30 % de la charge budgétaire, paraissent donc plutôt légères. C’est ainsi qu’elles ont été en grande partie transférées sur le budget des colonies, la France ne finançant, sur le budget de l’État, que les dépenses de souveraineté. En vertu d’une loi de 1900, chaque colonie française dispose en effet d’un budget propre voté par une assemblée locale composée de représentants de l’administration. Ces budgets coloniaux assument les charges d’administration générale, les traitements des fonctionnaires, les frais de maintenance de  la  gendarmerie,  le  remboursement  des  emprunts  d’infrastructures. À  partir  de 1900, grâce à cet ingénieux mécanisme de transfert, l’État ne couvre lui-même que moins de 10 % du total des dépenses civiles engagées dans les colonies.
Qu’en    est-il    du    commerce    extérieur ?    Tout    est    fait    pour    favoriser l’intensification   des   échanges   à   l’intérieur   de   l’empire   français :   les   colonies «assimilées » (l’Indochine) bénéficient d’un régime d’union douanière ; les colonies « non assimilées » d’un régime de taxes réduites pour leurs productions entrant en métropole. Reste que la métropole n’y trouve pas son compte, puisque chaque année elle achète plus qu’elle ne vend dans ses colonies. A cela, deux explications :
– La métropole a sans doute impérativement besoin des matières premières et des produits tropicaux. Mais en voulant se fournir dans ses colonies, elle se contraint souvent à acheter au dessus des cours mondiaux.
– Le pouvoir d’achat dans les colonies est, à cette époque, trop faible pour autoriser l’importation de grandes quantités de produits manufacturés en provenance de la métropole.
L’importance de ces observations doit cependant être minimisée. Si la balance commerciale française est déficitaire, il faut aussitôt préciser que la part des colonies dans  le  commerce  extérieur  de  la  France  est  faible :  en  1913,  10 %  environ  des importations et des exportations françaises se font avec les colonies.
Au fond, l’économie coloniale est déséquilibrée. En dépit de certains progrès, l’organisation traditionnelle des colonies a été bouleversée et traumatisée sous les premiers   assauts   de   la   modernité   occidentale.   C’est   donc   une   « structure asymétrique » qui se présente à nos yeux. Vers le secteur moderne dominé par les colons et une minorité d’autochtones convergent les capitaux et les techniques. Quant au secteur traditionnel de l’économie, où se trouve cantonnée la masse des habitants, qui vivent en autarcie d’une production de subsistance, il reste à l’écart des circuits administratifs, financiers et techniques modernes. Or les ressources dont disposent les populations locales ont tendance à diminuer pour différentes raisons : parce que la population  commence  à  augmenter  de  manière  significative ;  au  motif  que  les meilleures  terres  sont  accaparées  par  les  colons ;  car,  aussi,  les  manufactures européennes concurrencent de plus en plus durement l’artisanat local. Dans cette période  qui  s’achève  en  1914,  il  n’est  pas  excessif,  en  définitive,  de  parler  de paupérisation des populations musulmanes.
Tout d’ailleurs n’est pas négatif dans la réalité coloniale. La modernisation a ses bons  côtés.  D’abord,  les  sociétés  traditionnelles  sont  lentement  touchées  par  le progrès technique. Des infrastructures sont mises en place ; des biens utiles font leur apparition dans le commerce local. Et puis, l’état sanitaire général s’améliore peu à peu. Les découvertes de Pasteur, de Laveran et de Koch ont permis de faire reculer les maladies  infectieuses :  peste,  choléra,  lèpre,  paludisme,  fièvre  jaune.  La  mortalité infantile se réduit. Bien davantage sous l’effet de la vaccination que d’une augmentation des ressources alimentaires disponibles, la mortalité baisse, entraînant une augmentation de la population des colonies. Celle de l’Inde passe de 200 à 320 millions de personnes entre 1870 et 1914 ; celle de l’Algérie, dans le même intervalle, progresse de 3 à 5,5 millions d’habitants.
Une politique de formation des élites se dessine également. Mais l’action éducative vise surtout à former les auxiliaires de la colonisation, instituteurs ou infirmiers. À cet égard, l’école d’instituteurs de Bouzaréah, près d’Alger, accomplit un énorme  travail.  Cependant,  l’école  primaire  ne  concerne  encore  qu’une  infime minorité de la population d’âge scolaire. Dans l’Algérie de 1914, seuls 3 % des garçons indigènes,  et  moins  de  1 %  des  filles  fréquentent  régulièrement  une  école.  Une politique plus audacieuse dans un pays encore peu peuplé n’eut pas coûté très cher ; elle aurait rendu en peu d’années tous les Algériens francophones. Mais les colons s’opposèrent  à l’extension  des  lois  Ferry  au bénéfice des sujets  musulmans ;  sans doute craignaient-ils la formation de concurrents pour les postes du secteur public et du secteur privé ; et plus encore l’éveil d’une conscience politique. De leur côté, les musulmans n’étaient guère demandeurs d’une instruction porteuse d’une grave menace d’acculturation, et dont l’utilité n’apparaissait guère.
 
II. Assujettissement et sursaut du colonisé
 
 
L’indigène, dans l’ambiance de l’époque, est jugé inapte à la gestion de ses propres affaires ; c’est, au sens juridique, un « incapable majeur ». Il convient donc, dans son propre intérêt, de le guider, de l’encadrer. Il est certes titulaire de la nationalité française, mais, en sa qualité de « sujet » musulman, il ne bénéficie, ni en matière pénale, ni en matière civile, ni en matière politique, des mêmes droits que ceux des « citoyens ». L’égalité lui est systématiquement refusée.
En matière pénale, le régime dit de l’ « Indigénat », régime d’exception au droit pénal  appliqué  aux  citoyens  est,  comme  son  nom  l’indique,  appliqué  aux  seuls indigènes. L’exception au Code pénal de 1810 tient :
– À l’existence d’infractions spéciales, de certains délits qui ne sont ni prévus ni punis par les lois ordinaires. Exemples d’infractions spéciales aux indigènes définies par le code indochinois de 1903 : propos calomnieux ou offensants tenus contre l’autorité française ; propagation de nouvelles fausses ou mensongères de nature à troubler la tranquillité publique.
– Au prononcé de peines spéciales. Ainsi, le Code forestier algérien de 1903 permet d’imposer aux tribus des pénalités collectives contraires au grand principe de la  responsabilité  individuelle :  contributions  en  espèces  ou  en  nature,  séquestre, internement.
– À la mise en place de juridictions spéciales. Dans les faits, les condamnations spéciales ne sont pas prononcées par des tribunaux de l’ordre judiciaire, donc par des autorités en principe indépendantes, mais par des agents administratifs : en Algérie, le gouverneur général et les administrateurs de communes mixtes. Atteinte est ici portée à la règle de séparation des autorités judiciaires et des autorités administratives.
Exception aussi en matière de droits civils. En ce domaine, les citoyens sont soumis au Code civil de 1804 ; et dans les colonies de culture musulmane, les sujets, eux, restent placés sous l’autorité du droit musulman, et tributaires de la juridiction particulière des cadis. Pourquoi cette exception ?
Les colonisateurs font ici valoir des arguments d’opportunité ou de fait. Les musulmans sont attachés à leur loi civile ; y toucher risquerait de remettre en cause la paix civile. Et précisément, le droit français et le droit musulman sont d’inspirations très différentes :
– Dans leurs fondements. La loi française, notamment civile, est une loi laïque.
Elle est l’œuvre des pouvoirs politiques, et par conséquent relative, transitoire, réformable. La loi musulmane, quant à elle, est incorporée à la loi religieuse, au texte du Coran ; elle fait partie intégrante du document sacré, elle est la parole même de Dieu.  Aux  yeux  des  fidèles,  elle  n’est  donc  pas  susceptible  d’être  modifiée  ou réformée ; car ce que Dieu, un jour, a édicté est véritable et immuable pour toujours. En  ce  sens,  certaines tentatives contemporaines de  juristes  orientaux visant, sous l’influence de l’Occident, à donner une interprétation libérale, et non plus littérale, des versets coraniques, ont rencontré la résistance instinctive de la société traditionnelle.
–  Dans  leurs  contenus.  En  matière  de  droit  familial,  le  Coran  admet  la polygamie (dans certaines limites), la répudiation unilatérale de la femme par le mari, l’inégalité successorale entre les hommes et les femmes (celles-ci n’ayant droit qu’à une demi-part). L’adoption d’enfants est en principe prohibée.
Ces   observations   sont   exactes.   Et   si   le   colonisateur   s’y   attarde   avec complaisance, c’est que le maintien d’un régime de « statut personnel » en matière civile paraît justifier l’établissement d’une sorte de statut personnel en matière politique, autoriser la consécration de l’inégalité des droits politiques.
L’inégalité en matière pénale et civile se double d’une inégalité en matière de droits politiques. Précision utile : inégalité ne signifie pas absence de droits politiques.
Nous  savons  en  effet  que  si  les  Algériens  musulmans  ne  bénéficient  pas  de  la citoyenneté française, ils n’en ont pas moins la nationalité française et possèdent, au titre de sujets français, de certains droits. Dans le domaine politique, ces droits, le système   dit   du   « double   collège »   leur   permet   de   les   exercer,   à   l’occasion principalement des élections aux Délégations financières, où un collège restreint de musulmans désigne 15 délégués « arabes » et 6 délégués « kabyles ». Les sujets ne sont donc pas privés de droits politiques, mais le déséquilibre, comme on l’a déjà remarqué, n’en est pas moins flagrant au sein d’une assemblée dominée par les 48 élus européens.
Mais après tout, rétorquent que les publicistes de l’époque, les musulmans, avant l’établissement des Français, n’avaient pas la moindre idée de la vie politique à l’occidentale ; désormais ils votent, et même si leur opinion ne compte guère, il s’agit là d’une première initiation à la vie démocratique. D’ailleurs, poursuivent les analystes, on ne peut accorder la pleine égalité des droits politiques qu’à des hommes qui se sentent et se veulent complètement Français. Que les sujets musulmans acceptent donc d’être soumis à la législation française dans toutes ses parties, qu’ils se rendent au principe de l’égalité devant la loi ; et s’ils veulent que la loi soit la même pour tous en matière politique, qu’ils conviennent enfin que la loi doit être aussi la même pour tous en matière civile.
La démonstration semble imparable. Et pourtant, l'argument de principe n’est en réalité qu’un argument d’opportunité : le colonisateur sait trop bien que l’octroi de la citoyenneté, donc de l’égalité politique à la majorité autochtone, reviendrait à noyer les suffrages européens dans une majorité musulmane à terme indépendantiste. L’avenir de la colonisation suppose le maintien du mécanisme de « double collège ».
Si donc les sujets musulmans veulent devenir des citoyens, ils doivent en faire la demande. L’acquisition de la citoyenneté est possible, mais toujours elle découle d’un choix individuel. En vertu du sénatus-consulte de 1865, tout sujet musulman d’Algérie peut solliciter cette faveur (et ce droit sera étendu par une loi de 1919 à tous les sujets de l’empire colonial français). Pour obtenir satisfaction, il faut répondre à des conditions restrictives : un service dans l’armée française ; ou bien la détention d’un emploi public ou d’un mandat électif ; ou encore savoir lire et écrire le français. Peu d’Algériens sont avant 1914 en position de remplir ces trois conditions. D’autant que le législateur   de   1865   a   posé   une   barrière   supplémentaire,   celle-là   presque infranchissable :  tout  candidat  à  la  citoyenneté  doit,  en  matière  de  droit  privé, renoncer  à  l’application  du  droit  coranique,  accepter  de  se  soumettre  aux  règles posées par le Code civil français, en vertu du principe de l’égalité des citoyens devant une loi qui ne peut être que la même pour tous. Or, pour les musulmans, renoncer à leur statut personnel, et  notamment aux règles du  droit familial formulées par le Coran, équivaut à une abjuration religieuse. Aux yeux de ses coreligionnaires, le transfuge n’est plus qu’un m’torni, un apostat, autant dire un pestiféré coupé de sa société  naturelle. Rien d’étonnant,  dès  lors,  que  les demandes d’acquisition  de la citoyenneté française aient été si peu nombreuses : cinq à dix candidatures par an, jamais davantage, dans l’entre-deux-guerres, à l’apogée de la colonisation française en Algérie. En 1936, le Front populaire tentera de faire admettre aux Chambres que la citoyenneté  française pouvait  être  conciliable  avec  le  respect  du  statut  personnel musulman. Mais ce projet dit « projet Blum-Viollette » de citoyenneté dans le statut fut rapidement écarté.
La place des élus musulmans est donc chichement comptée, tant d’ailleurs dans les conseils généraux qu’aux Délégations financières. Ces élus se répartissent en deux grandes tendances, selon une coupe transversale qui sépare l’avant et l’après-1920. Jusqu’en 1920 prévalent ceux qu’on prit l’habitude d’appeler les « Vieux-Turbans », remplacés pour la plupart, après la Grande Guerre, par des représentants modernistes et francisés, Jeunes-Algériens notamment dans les années 1920.
On   entend   par   Vieux-Turbans les   chefs   de   ces   familles   guerrières   et maraboutiques que l’administration utilisa longtemps comme intermédiaires entre le milieu européen et la société colonisée. Ces Vieux-Turbans, s’ils s’accommodent du fait colonial, n’acceptent pas sans arrière-pensée la domination française. Ils sont profondément attachés à l’Islam et vont s’employer en priorité à lutter pour la sauvegarde des traditions et des coutumes musulmanes. Le refus de l’assimilation brutale qu’implique ce programme indique clairement que les délégués indigènes se tiennent prudemment dans l’expectative. Ils restent fidèles à l’autorité française, parce qu’elle détient des moyens de coercition, mais n’hésiteraient pas à l’abandonner si des revers venaient à l’accabler. Ils s’opposent aussi aux fauteurs de troubles par amour de la tranquillité, par crainte des représailles et surtout parce qu’ils sont vulnérables en raison de leur fortune et des avantages que le système a su leur accorder. Un des axes de  l’action  des  élus  musulmans  vise  précisément  à  maintenir  et  à  défendre  les privilèges économiques et politiques des grandes familles.
Plus généralement, c’est l’équation élus musulmans =   Vieux-Turbans = béni- oui-oui, qui est discutable. Certes, les deux premiers termes de la formule ne sont pas contestables : jusqu’en 1920, les élus musulmans souvent âgés représentent, pour la quasi-totalité d’entre eux, de grandes familles guerrières et maraboutiques. Conservateurs par nécessité et par conviction, ils entendent tout à la fois préserver valeurs religieuses et coutumes musulmanes, et sauvegarder leurs privilèges économiques et politiques. Doit-on pour autant les considérer comme des béni-oui- oui,  des  « requins  rouges »  aux  ordres  de  l’Administration ?  La  réalité  est  plus complexe,  et  la  terminologie  méprisante  et  polémique  utilisée  par  les  Jeunes- Algériens, et reprise depuis par les publicistes libéraux, traduit simplement le ressentiment des modernistes à l’encontre des adversaires de la politique d’assimilation.
Le  contraste  entre  la  faiblesse  des  remises  en  cause  effectives  –  car  la coexistence n’est jamais récusée – et la permanence d’une morale d’émancipation semble en définitive caractériser le milieu des Vieux-Turbans dans les deux premières décennies du siècle. Le fait national émerge dans un contexte rural qui privilégie le champ à des relations de l’Islam. Le refus de l’assimilation politique et culturelle qui en découle  ne  signifie  nullement  allégeance  à  l’idéal  colonial  du  « développement séparé » ;  simplement,  les  objectifs  d’une  action  politique  s’ébauchent  sous  une formulation religieuse. Avec d’autres mots, mais aussi d’autres méthodes, les Jeunes- Algériens vont, de 1919 à 1923, tenter de desserrer l’étau colonial. Soucieux de réaliser la synthèse du modernisme et de la tradition, ils expriment les préoccupations d’une nouvelle génération nourrie de culture française et capable d’invoquer les Droits de l’homme pour obtenir un allègement de la tutelle coloniale.
Les musulmans d’Algérie semblent être restés jusqu’en 1914, à part quelques exceptions, dans l’ignorance des idées nationalistes qui se manifestent depuis un certain temps déjà en Turquie, en Égypte, et plus récemment, en Tunisie. Seuls de « rares mécontents » sont entrés en relation avec les chefs du parti jeune-tunisien, depuis la guerre italo-turque de 1912.
Les Jeunes-Algériens, à leurs débuts, axèrent leurs revendications sur les compensations à obtenir en contrepartie de la conscription militaire arabe. Une délégation conduite  par le docteur Bentami fut  reçue par le président  du  Conseil Raymond Poincaré le 18 juin 1912. Elle présenta une assez longue liste de revendications comportant :
– La réduction de la durée du service militaire indigène à deux ans. Les Français ne faisaient alors que deux ans contre trois aux musulmans.
– Une réforme complète du régime répressif impliquant la suppression des infractions propres à l’indigénat, infractions réprimées par l’autorité administrative ; la suppression aussi du régime de l’internement administratif, des cours criminelles et des tribunaux répressifs.
– Une juste répartition des impôts entre Européens et Indigènes, une équitable affectation des ressources budgétaires aux besoins des populations, la suppression des « impôts arabes » étant demandée.
– Une représentation politique sérieuse et suffisante dans les assemblées de l’Algérie  et  de  la  Métropole,  supposant :  l’élargissement  du  corps  électoral ;  une représentation   musulmane   égale   aux   deux   cinquièmes   de   l’effectif   total   des assemblées ;  le  droit,  pour  les  conseillers  municipaux  indigènes,  de  participer  à l’élection  des  maires ;  une  représentation  des  musulmans  algériens  au  Parlement français ; le droit pour les musulmans qui auraient satisfait à l’obligation du service militaire d’opter pour la qualité de citoyen français « sans être soumis aux formalités actuelles et sur simple déclaration ».
Ce programme résolument assimilateur rencontra aussitôt l’hostilité des colons et  de  l’Administration  comme  du  reste  celle  des  Vieux-Turbans :  la  réaction  des délégués financiers arabes et kabyles révèle, au-delà les manœuvres de la direction des Affaires indigènes, un malaise réel des milieux traditionnels. De ce point de vue, la seule différence entre un pieux musulman et un Vieux-Turban est que ce dernier n’a pas hésité à s’engager, voire à se compromettre dans les réseaux de clientèles mis en place par le colonisateur. Pour le reste, les uns et les autres détestent les partisans de l’assimilation.  « Le  dieu  Progrès,  écrit  Charles-Robert  Ageron,  fût-il  prononcé  Al- Taqaddoum, au culte duquel les intellectuels se déclaraient convertis, restait une idole étrangère, odieuse à la masse. »
Les Vieux-Turbans , instinctivement dressés contre les politiques d’assimilation et de modernisation, se méfiaient donc à juste titre de ces Jeunes-Algériens, de ces éléments instruits qui ne rêvaient que de mener une vie à la française, non seulement dans ses aspects matériels, et quotidiens, mais aussi moraux et idéologiques. L’esprit de l’époque était à l’émancipation des autochtones par la culture française, même si les élites modernisatrices ne pouvaient s’empêcher de mesurer l’écart toujours plus large entre l’avenir qu’elles traçaient et les aspirations des masses populaires. Il y avait dans l’attitude de ces élus une part de naïveté ; ils attendaient d’une France idéalisée ce qu’elle ne pouvait ni ne voulait leur donner. Ils refusaient aussi de voir que la bourgeoisie, sur laquelle ils s’appuyaient, était à la fois trop différenciée et trop peu nombreuse pour assumer une fonction de direction analogue à celle qu’elle put jouer au  Maroc  et  en  Tunisie.  Face  à  eux,  dans  cette  colonie  de  peuplement  qu’était l’Algérie, les colons représentaient infiniment plus qu’un groupe de pression influent en Métropole. Les formes et les limites du dialogue politique étaient donc fixées par l’interlocuteur colonial : les musulmans se déterminaient en fonction des réponses données ou esquivées. En 1908, c’est le problème de la conscription qui conditionne les possibilités d’intervenir des Jeunes-Algériens ; en 1914, il est surtout question de réforme du système fiscal algérien, et en 1920, d’élargissement du corps électoral indigène. Pour leur part, les délégués financiers européens parlent volontiers de relèvement du niveau de vie des populations musulmanes. Ce discours, faussement libéral,  n’a  qu’un  seul  but :  faire  obstacle,  aussi  habilement  que  possible,  aux revendications de nature politique des élus musulmans.
Par nécessité, l’action des élus est donc imprégnée d’un légalisme foncier. Ils ont beau faire preuve d’une plus grande pugnacité que leurs prédécesseurs, les Vieux- Turbans : comme eux, en définitive, ils prennent l’habitude de formuler, en termes modérés, les seules requêtes susceptibles d’être acceptées par les pouvoirs publics. Ils se  bornent  à  demander  pour  les  Algériens  une  plus  grande  place  dans  un  ordre colonial que leurs critiques ébranlent quelque peu, mais qui leur paraît appelé à durer. Leur action est aussi caractérisée par l’électoralisme : le but des élus modernistes est, au fond, de se constituer une clientèle électorale d’importance analogue à celle dont disposent naturellement, ou avec l’appui de l’administration, les grandes familles traditionnelles. Les élections deviennent des moyens de renforcer les positions des représentants, non de mobiliser les représentés.
 
En fait, les Jeunes-Algériens commettent une double erreur d’appréciation. D’abord, ils attribuent aux élus un rôle et une influence qu’ils ne sauraient avoir. La recherche, qu’ils entreprennent, d’un système colonial idéal, est parfaitement vaine. Si indépendants, si instruits, si habiles soient-ils, les représentants de la population musulmane ne seront jamais en situation de remettre en cause les fondements de la domination  coloniale ;  encore  moins  de  faire  la  leçon  aux  colons,  en  prétendant démontrer que le véritable intérêt des Européens d’Algérie résiderait dans la mise en œuvre d’une généreuse politique d’assimilation. Ce chemin conduit à d’inévitables déceptions. Les élus modernistes cherchent alors un bouc-émissaire et croient l’apercevoir bientôt : ils accusent alors l’ensemble de ces caïds, de ces aghas, de ces bachagas,  de  ces  chefs  traditionnels,  soupçonnés  de  passivité,  de  vénalité,  de complicité  avec  l’autorité  coloniale.  Les  bavures,  les  injustices  du  système  sont inscrites à leur compte, ce qui peut se comprendre dans un contexte de rivalité naissante entre Jeunes-Algériens et Vieux-Turbans ; l’analyse n’en paraît pas moins, avec le recul du temps, très excessive et incomplète.
Autre  erreur  d’appréciation  des  modernistes :  ils  semblent  croire  qu’il  est possible de plaquer le concept occidental de démocratie sur une société traditionnelle encore intacte, aristocratique et inégalitaire, où la petite bourgeoisie européanisée ne représente qu’une minorité sans influence sur les masses. Un avocat francisé sera-t-il un meilleur défenseur des aspirations profondes de la population indigène que le chef guerrier  ou  maraboutique dont  la  famille  administre  telle  tribu,  souvent  depuis plusieurs siècles, et qui bénéficie en général de la confiance de ses « mandants » ? Certes, les Vieux-Turbans prônent essentiellement le développement séparé des deux communautés,  à  la  fois  par  conviction  personnelle  et  par  intérêt :  cette  situation privilégie en effet leur rôle d’intermédiaires indispensables entre l’administration et les populations autochtones. Mais elle correspond aussi, sans aucun doute, au vœu secret de l’immense majorité des musulmans d’Algérie, qui ont toujours refusé de bénéficier des droits et des libertés découlant de la citoyenneté française, en contrepartie d’un abandon de leur statut personnel, et qui récusent – le succès du mouvement des Oulémas réformistes du cheikh Benbadis le montrera assez, une vingtaine d’années plus tard – le programme assimilateur défendu par les Jeunes-Algériens.
À y regarder de près, traditionalistes et modernistes, pour s’affronter parfois durement, sont nécessaires les uns aux autres et se révèlent plus complémentaires qu’antagonistes.  Chacun,  dans  le  registre  de  la  contestation  de  la  domination coloniale, joue sa partition. Le silence adopté dans les assemblées par les Vieux- Turbans est illustration de la position d’attente, de repli sur soi adopté par tout un peuple, vivant à l’écart des valeurs imposées par les colonisateurs, dans une sorte de grand refus. Forme hautaine de contestation d’une domination jugée inébranlable à vue humaine, la force d’inertie des élus musulmans,   leur souplesse tant décriée, le sens du compromis, constituent les seules formes de lutte adaptées à la situation, les seuls moyens de préserver l’arborescence interne de la communauté autochtone.
À partir de 1920, la petite bourgeoisie musulmane de l’administration, du négoce  et  des  professions  libérales  va  prendre  progressivement  au  sein  de  la délégation indigène, la relève des grandes familles féodales. Des hommes nouveaux vont mettre leur intelligence au service de leurs mandants. Ils prônent désormais une politique   d’assimilation  plus  poussée ;   en   s’appuyant  sur   l’élite   libérale  de   la Métropole, ils cherchent à creuser un fossé entre l’administration et les colons, entre la France et l’Algérie ; bref, ils tentent de se donner du jeu à l’intérieur du système. On dira que cette politique repose sur une analyse superficielle du rôle exact joué par le parlement et le gouvernement métropolitain. Elle n’en prépare pas moins utilement, dans la limite des faibles possibilités d’expression offertes aux délégués indigènes par l’institution coloniale, les voies de l’avenir et l’émergence d’un nationalisme authentique qui n’en est que le prolongement.
Les élus musulmans se heurtent cependant à l’opposition résolue des milieux européens qui, toujours, ont refusé d’envisager la modification du statut politique des musulmans. Les délégués européens sont convaincus que citoyens et sujets sont des catégories que le pouvoir ne saurait confondre, à peine de favoriser l’essor du nationalisme algérien.
Après  l’effondrement  du  système  colonial,  on  en  vint  à  rechercher  les responsables  de  la  « catastrophe ».  Les  colonisateurs,  dans  leur  ensemble,  furent condamnés pour avoir refusé, quand il en était encore temps, les adaptations nécessaires. Le problème est que le colonisateur est embarqué dans une histoire qui a commencé bien avant lui. Il n’a pas le choix entre une « bonne » et une « mauvaise » politique coloniale. On ne saurait reprocher aux Européens d’Algérie ou à leurs représentants de se refuser à dégager les chemins de la liberté qu’emprunteront, plus tard,  les  Algériens.  Il  n’est  pas  plus  utile  de  refaire  l’histoire,  de  dénoncer  les « erreurs » et l’étroitesse de vue des colons. Le propre d’un système colonial réside précisément dans la superposition de deux formations sociales, l’une dominante et l’autre  dominée,  que  tout  oppose :  l’histoire,  la  culture,  l’intérêt,  les  aspirations. S’imaginer, dans ce contexte, qu’il puisse exister une alternative libérale et généreuse à la politique de domination mise en œuvre par les Européens et leurs représentants aux Délégations, alternative capable de retarder l’effondrement de l’Algérie française, voire de préserver les chances d’une coexistence durable et harmonieuse de deux communautés, française et indigène, procède évidemment d’une illusion que traduit la litanie des occasions perdues, des lois qui auraient pu tout sauver, des inconséquences du colonat, des chances d’assimilation gâchées. Puisque l’Algérie n’est pas la France, la réussite d’une politique d’assimilation intellectuelle et sociale n’est ni concevable ni même souhaitable.
Les  représentants des colons, qui préconisent  la  fermeté dans les  rapports entre l’administration et des colonisés, sont d’ailleurs les mieux placés pour définir la manière la plus efficace de défendre les intérêts du peuplement européen. On ne peut simultanément reprocher aux élus leur « aveuglement », leur « manque de lucidité », et critiquer leur acharnement à décrire l’insécurité qui règne dans les campagnes, à évoquer  le  « refus »  de  la  domination  coloniale  qu’ils  perçoivent  au  contact  des populations indigènes. S’ils réclament, par exemple, des mesures plus énergiques de contrôle et de répression des « menées anti-françaises », une justice plus rapide, le rétablissement des pouvoirs disciplinaires des administrateurs, c’est précisément parce qu’ils ont conscience de la précarité du système colonial, et qu’ils se méfient par- dessus tout de leurs « faux amis » libéraux. La Métropole elle-même et sa politique
« indigénophile »  suscitent  des  craintes  que  les  élus  exprimeront  avec  netteté  en certaines occasions : lors du vote de la loi du 4 février 1919 qui élargit notablement le collège électoral musulman ; après la nomination en 1925 de Maurice Viollette au poste de  gouverneur  général  au  moment  de  l’avènement du  Front  populaire. Les notables  européens  savent  bien  pourtant  que  la  France  entend  poursuivre  une politique coloniale, qu’elle n’a pas l’intention de renoncer à un empire dont l’Algérie est à la fois le joyau et le pivot. Qu’est-ce en effet qu’une politique coloniale sinon une volonté marquée de conserver des colonies ?
Donc la métropole, comme les colons, ne peut s’assigner d’autres fins que la perpétuation de la domination coloniale. Elle n’est pas en mesure de tenir le rôle d’arbitre entre colons et musulmans que voudraient lui réserver les élus arabes et kabyles. Au  fil  des  années, ceux-ci  commencent  à  s’interroger  sur  l’utilité de  leur mandat. Ils s’aperçoivent que la recherche d’un « bon » système colonial ne sert à rien, et qu’il ne faut pas attribuer à l’action des élus musulmans une importance qu’elle ne peut avoir. Les idées suivent le cours irrésistible des événements. Le Manifeste de 1943, montre qu’en rejetant solennellement la politique d’assimilation et la stratégie des compromis, la représentation musulmane dans son ensemble, a pratiquement rejoint les positions nationalistes d’avant-garde. L’ordre colonial, longtemps symbolisé par l’Assemblée des Délégations financières, se défait, de manière brusque et inexorable.  La  tentative  de  replâtrage,  marquée  par  la  création,  en  1945,  de l’assemblée financière de l’Algérie, puis en 1947, ne servira à rien, n’arrêtera rien.
L’histoire, désormais, joue en faveur des Algériens.
 
 
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L’ALGÉRIE DE CAMUS ..... ET DES AUTRES.
MOHAMED  KARA OU LA TENTATION MEMORIELLE
 
 
La profonde amitié qui me lie à Mohamed KARA exige que je livre ici un texte que j'ai découvert par le plus pur des hasards au cours d'une errance "sans boussole" sur le web.
Mohamed, avec la discrétion et la modestie  qui  caractérisent - entre autres qualités - son attachante personnalité, ne m'avait jamais fait part de cet engagement particulier.
Peut-être pensait-il que mon idéologie générale, mes sympathies pour l'Algérie d'aujourd'hui, et ma fréquentation de deux forums qui diffusent toujours la doxa dominante algérienne à l'encontre des Harkis, pouvaient ne pas s'accorder avec son propre sentiment sur le drame vécu par ces derniers.

Qu'il soit rassuré : mon sens de l'équité, ajouté à celui de l'amitié, dépasse largement de frileuses considérations d'opportunité. C'est donc sans aucune réticence que je "retranscris" ici son émouvant propos.
 


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Mohamed KARA, brillant universitaire (docteur en linguistique) explique les raisons de son engagement. Texte paru dans le bulletin d’AJIR, "Paroles données".             
 
 
Mohamed Kara : le sens de mon engagement
 
 
 
LES RAISONS D’UN ENGAGEMENT
 
J’ai d’emblée vécu mon engagement, si modeste soit-il, pour la cause des « Harkis » comme un devoir, une sorte de dette que j’avais contractée à l’égard de notre communauté. Un peu comme si, parvenu à une assise sociale et professionnelle à peu près stable, je me devais de restituer un peu de moi-même, pour que ne soit pas accablée par l’oubli ou le mensonge, la mémoire de nos parents.
A dire vrai, ce n’est pas, en premier lieu, un impératif de mémoire qui a animé mes sentiments d’indignation. Certes, il importe plus que jamais de réhabiliter la mémoire bafouée de nos parents, de veiller à ce que d’une manière ou d’une autre, justice leur soit rendue. Mais il nous faut - plus que jamais aussi - donner une réplique digne de ce nom à celles et ceux qui, des décennies durant, ont estimé que l’on pouvait traiter un problème d’une telle gravité avec un peu d’aumône d’une part et beaucoup de clientélisme d’autre part. De telles attitudes sont, me semble-t-il, plus blessantes encore que les insultes, mille fois ressassées, de la trahison.
Pour autant, ce n’est pas par esprit de revanche, moins encore de haine, que je prends la parole et la plume, les moyens ordinaires de l’enseignant que je suis. Nourrir un débat fait de ressentiments et de culpabilisation ne me paraît pas sain. Mieux vaut-il, plus positivement, s’inscrire dans un rapport de force citoyen. Si l’on prétend en effet empêcher l’enfouissement de la mémoire des nôtres, il convient d’y travailler avec les armes de la légalité et de la démocratie. Pas seulement par principe ; aussi, et surtout, parce que la République ne connaît que les rapports de force.
 
Tout le monde, à ce titre, a quelque chose à apporter. Les témoignages en premier lieu. Recueillir les récits de vie des « anciens » relève d’un impératif moral et historique à la fois. Obstinément nous battre et opposer ainsi aux versions « officielles », à la version falsifiée de notre histoire, les itinéraires de vie des anciens Harkis. En ce sens, toutes les initiatives constitueront autant d’actes de résistance et de justice. Dans toutes mes contributions, je ne cesse de répéter qu’aucun travail sur l’identité et la mémoire n’a de sens tant qu’il n’y aura pas une version à peu près conforme au « réel » de la tragédie des Harkis et de leur famille. On ne peut édifier une identité sur autant de non-dits pervers. Il s’agit donc d’expliciter et d’expliquer : faire œuvre de pédagogie. Cette tâche incombe à tous et à toutes, et d’abord à celles et ceux, intellectuels, auteurs et chercheurs, qui se sont éloignés du militantisme, découragés par la mauvaise tenue des débats associatifs et, il faut bien le dire, par l’engagement intéressé de certains membres associatifs ; tous ne le furent pas, bien sûr. Je crois sincèrement qu’une fédération comme AJIR peut engager le renouvellement des pratiques que l’on attendait, pour que soit enfin mis un terme à cette stigmatisation historique.
C’est parce qu’intellectuellement, politiquement, pratiquement, une telle situation est insupportable que je m’engage. Non dans une révolte débridée mais dans une réplique mesurée et crédible. Non pour inspirer la compassion - qui est une forme de mépris comme le dit Bruckner - ou le paternalisme, mais pour honorer la mémoire des nôtres : entre pudeur et respect. Pour ne pas laisser à nos parents « sans voix », seuls, le fardeau de l’histoire, pour ne pas les abandonner à la pire des misères psychiques : celle de la culpabilité et de la perte d’estime de soi. Nous taire, pour le dire d’un dernier mot, reviendrait, une nouvelle fois - ultime dans ses conséquences - à un abandon. Je ne m’y résignerai jamais.
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Mohamed Kara est Docteur en linguistique, Maître de conférences à l’Université de Lorraine,  Auteur des « Tentations du repli communautaire », Paris, éditions L’Harmattan, 1997, Prix Biguet de l’Académie française (1998).
 
 
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L’ALGÉRIE DE CAMUS ..... ET DES AUTRES.
Il m'a paru intéressant de reproduire ici un article, tiré du journal algérien El Watan ,  concernant l'écrivain algérien Kamel Daoud, qui a "manqué de peu" le prix Goncourt" 2014.


Photo    
Ulf Andersen/SIPA    
 
 
 
Kamel Daoud,
si près du but…
 















EL WATAN - le 06.11.14 |
 
L’auteur algérien, dans un tweet, a remercié toutes les personnes qui l’ont soutenu. «J’aurais voulu offrir de la joie aux miens, aux gens et aux lecteurs, rentrer au pays avec une belle image de soi», a-t-il écrit.
Alors que tout le monde s’attendait à ce que l’Algérie obtienne son premier Goncourt de l’histoire, le jury en a décidé autrement, préférant "Pas pleurer"  de Lydie Salvayre à Meursault contre-enquête de Kamel Daoud. "Pas pleurer", le livre de Lydie Salvayre a créé, hier à Paris, la surprise en remportant le prestigieux prix Goncourt par 6 voix contre 4 pour l’Algérien Kamel Daoud après le cinquième tour de vote. L’auteur algérien, dans un tweet, a remercié toutes les personnes qui l’ont soutenu. «J’aurais voulu offrir de la joie aux miens, aux gens et aux lecteurs, rentrer au pays avec une belle image de soi», a-t-il écrit.
Mais le jury en a décidé autrement, privant encore une fois l’Algérie, qui a tant donné à la littérature francophone, de compter parmi ses enfants un lauréat du prix Goncourt. Le journaliste algérien a ajouté qu’il était «allé aussi loin que possible, mais que l’obtention du prix ne dépendait pas de lui», avouant au passage «que ce que lui ont donné les lecteurs n’a pas de prix». Sur les réseaux sociaux, la désolation était perceptible dans de nombreux commentaires postés par des Algériens.
Ils croyaient dur comme fer que Kamel Daoud allait obtenir le prix Goncourt. Amel Sahar, journaliste basée à Oran, s’est dite triste qu’aucun encouragement officiel ne soit venu de la part de la ministre de la Culture pour remercier l’auteur algérien d’être arrivé au dernier carré. De son côté, la chaîne française ITélé a versé dans la polémique et l’incompétence en expliquant que Kamel Daoud est censuré dans son pays et que le journal pour lequel il travaillait est, certes, respectable et a de bons journalistes, mais pas engagé.
Ne savait-elle pas que le livre de Daoud a été d’abord publié en Algérie et que ses chroniques, aussi critiques soient-elles, sont publiées chaque matin dans "Le Quotidien d’Oran" ? Vu de France, il fallait en réalité s’attendre à ce résultat et se résoudre à l’idée que peut-être jamais un auteur algérien ne gagnera le Goncourt, en dépit de son talent et son intelligence. Le Goncourt, c’est d’abord un prix politique avant d’être littéraire. Qu’on se le dise…
Assia Djabbar le méritait, Kateb Yacine et Yasmina Khadra, Mohamed Dib encore plus. Mais personne ne l’a eu. Les cercles littéraires parisiens, sans doute encore marqués par la nostalgie ou par la guerre, préfèrent remettre ce prix à d’autres auteurs du Maghreb et du Moyen-Orient, excluant de fait le deuxième pays francophone au monde, à savoir l’Algérie.
En attendant, rendons hommage à Lydie Salvayre, française d’origine espagnole qui est revenue dans "Pas pleurer" sur les périodes difficiles de la guerre d’Espagne en 1936.
Née d'un père andalou et d'une mère catalane, exilés en France depuis 1939, Lydie Salvayre a passé son enfance dans un petit village, près de Toulouse. Née en 1948 sous le nom de Lydie Arjona, elle a été bercée par les récits de ses parents. Et c’est grâce à la littérature qu’elle a commencé à maîtriser cette nouvelle langue dont elle est aujourd’hui devenue l’emblème flamboyant à travers le plus prestigieux prix littéraire francophone.
                                                                                                                                                                                                                       Yacine Farah



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UN PIED NOIR ...... PAS  SI NOIR QUE CELA



Je me permets de transcrire ici un extrait des mémoires d'un mien ami, ancien collègue maître d'internat du Lycée d'El BIar, à Alger. Ce texte constitue à mon sens une réflexion "apaisée" sur la condition respective des communautés dans ce qui était l'Algérie française. 

                                                                                                                               *****


Depuis le sénatus-consulte de 1865, les indigènes étaient Français. Mais ceux qui ne demandaient pas la naturalisation, c'est-à-dire presque tous en raison de l'importance de la religion musulmane dans leur vie quotidienne, continuaient à être régis par le droit islamique et n'avaient pas accès au titre de citoyens français. Ils étaient simplement sujets français. En d'autres termes, et de façon très schématique, ils pouvaient aller sur les champs de bataille défendre le drapeau français, mais au retour ils ne pouvaient pas bénéficier des avantages sociaux des citoyens français. Cette situation portait en germe le soulèvement des indigènes contre la France, pour aboutir à l'indépendance de l'Algérie. Malgré les différences de religion, aurions-nous pu continuer à vivre ensemble, soit dans une Algérie où tout le monde aurait été Algérien, soit dans une Algérie où tout le monde aurait été Français ? 

Aurions-nous pu être tous Algériens ? 

A priori, cette idée aurait paru saugrenue aux Français d'Algérie, animés par ce sentiment de supériorité du Français sur l'Arabe. Pourtant, 130 ans de vie commune avaient créé une manière de vivre, des règles de morale commune. Par exemple, l'austérité de mœurs dans les rapports filles-garçons des Espagnols, Maltais, Siciliens, Italiens du Sud, se conciliait bien avec celle des Musulmans. La croyance des vieilles Napolitaines dans la puissance de la Sainte Vierge pour exaucer les vœux, s'alliait très bien avec le fatalisme musulman qui s'exprimait par " Inch Allah " (si Dieu veut) ou " Mektoub " (c'est écrit). Les trois religions, toutes filles d'Abraham, prônaient les mêmes valeurs morales, même si les rites étaient différents. 

Le Liban, que j'appréciais quand j'avais 20 ans, avait bien trouvé une formule politique pour fédérer chrétiens et musulmans dans un Etat indépendant. Plus récemment, l'Afrique du Sud, qui pratiquait un apartheid inconnu en Algérie, a réussi à unir politiquement deux races très différentes. Mais ces équilibres peuvent être fragiles. L'instabilité du Liban en est un bon exemple. De plus, les Européens auraient constitué une minorité en Algérie (1 million en 1960 pour 9 millions de Musulmans). Comme un Européen avait en moyenne deux enfants et un Musulman une dizaine, la situation de minoritaire se serait accrue chaque année. Or le monde moderne n'a pas encore réussi à résoudre le problème des minorités. 
Aurions-nous pu être tous Français ? 
Il y avait donc bien des règles de morale communes. Chaque communauté ethnique ou religieuse avait apporté la sienne, et le tout était fondu dans le creuset de l'école publique où l'on nous apprenait les vertus patriotiques. Etait-ce cette époque qui mettait fortement en exergue ces notions, ou était-ce seulement en Algérie qu'on insistait sur le patriotisme pour mieux en imprégner tous ces gens peu Gaulois ? Je mettais sur un piédestal la France " grande et généreuse ", pour laquelle il fallait mourir. Même mon instituteur socialiste corse de CM1, M. Sammarcelli, que j'appréciais beaucoup, n'a pu m'apprendre de Victor Hugo(Les chants du crépuscule) que ces vers encore gravés dans ma mémoire : 
"Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie /Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie. /Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau". 

Lorsque nos instituteurs nous emmenaient en promenade, tant que nous étions dans les rues du faubourg avant d'atteindre la forêt, nous marchions au pas cadencé en chantant"En passant par la Lorraine ", ou " J'irai revoir ma Normandie ". Parfois, nous entonnions des chants plus régionaux, mais à forte teneur patriotique, comme les fameux " Africains " : 

" C'est nous les Africains /Qui revenons de loin, / Nous v'nons des colonies /Pour défendre le pays. /Nous avons laissé là-bas nos parents, nos amis, / Et nous avons au cœur, / Une invincible ardeur, / Car nous voulons porter haut et fier / Le beau drapeau de notre France entière. /Et si quelqu'un venait à y toucher……à y toucher, / Nous serions là pour mourir à ses pieds. " 

Là encore, il n'était question que de mourir pour la patrie. Et nombreux furent les "Africains ", chrétiens et musulmans, qui moururent sur les champs de bataille lors de la 2ème guerre mondiale. Mon cousin germain, Casha René, est tombé sous les balles allemandes en 1940, au début des combats du 18ème Régiment de Tirailleurs Algériens dans le Nord de la France. Il avait 26 ans et laissait une veuve et un enfant de 3 ans. Il est enterré dans un cimetière militaire de St-Quentin . Puis d'autres troupes algériennes intervinrent pour libérer la France et l'Europe du joug nazi. Mais s'en souvient-on vraiment ? La mémoire officielle française est surtout parisienne, de sorte que pour beaucoup, la libération de la France, c'est le débarquement des Anglo-Américains en Normandie. Le débarquement de Provence, depuis les côtes Nord-Africaines, est à peine évoqué. De même, l'action des tirailleurs algériens du Maréchal Juin, qui s'emparèrent du verrou de Monte Cassino et permirent aux troupes alliées de libérer Rome. Parmi tant d'autres soldats de cette armée, on notait la présence d'un certain adjudant Ahmed Ben Bella, qui apparemment se dévouait pour la France dans les années 1940. Par quel manque de clairvoyance, les responsables politiques français ont-ils transformé cet homme en chef de la révolution algérienne en 1954 ? 

En géographie, nous apprenions les régions de la France. Comme nous ne finissions jamais les programmes, et que ceux-ci commençaient par les départements du Nord, nous connaissions surtout les régions comprises entre la frontière belge et la Loire : L'Artois, la Picardie, la Brie et la Beauce n'avaient pas de secrets pour moi (agriculture, sous-sols, industries). Par contre, on ne nous parlait pas de la production de l'Algérie. Il est vrai que si la production de minerais y était importante, tout était exporté en France ou à l'étranger. Les décideurs n'avaient pas imaginé d'installer des usines en Algérie, et d'y créer des emplois. Le principal débouché était l'Administration, à moins de pouvoir s'installer comme commerçant, artisan, ou d'embrasser une profession libérale. 

Dans les villes, la grande masse des Européens était composée de fonctionnaires, petits commerçants, petits artisans. Il n'y avait pas de grosses fortunes, ou en nombre très limité. Très souvent il s'agissait d'individus habitant la Métropole et ayant fait des placements en Algérie, comme par exemple, à la fin du 19ème siècle, les frères Talabot, banquiers parisiens, propriétaires de mines et de voies ferrées dans les Cévennes et dans le massif de Mokta-el-Hadid près de Bône. Contrairement à une idée communément répandue dans les milieux communistes de Métropole entre les années 1950 et 1960, les Français d'Algérie n'étaient pas des capitalistes. C'était une foule de petites gens qui prenaient la vie du bon côté, profitaient de plaisirs simples comme la plage, les pique-niques à la campagne pour Pâques et Pentecôte, en famille ou entre amis, les " macaronades " au cabanon, les brochettes et merguez avec un verre de vin rosé, et quelquefois une anisette assortie d'une copieuse "  kémia ". Leurs besoins n'étaient pas importants et c'était mieux ainsi, car en l'absence d'usines, tous les produits manufacturés venaient de France et étaient hors de prix. Dans un pays où, l'été, la température atteignait 40° à l'ombre, ils n'avaient pas de réfrigérateurs. L'eau était maintenue fraîche dans une gargoulette (cruche en terre cuite de fabrication locale). 

Les Français d'Algérie n'étaient pas riches, mais ils ne semblaient pas s'apercevoir que les Musulmans, eux, dans une proportion importante, étaient pauvres. Le ciel bleu, la mer, les endormaient et les empêchaient de déceler les disparités qui existaient entre les deux communautés. La particularité des Européens était de ne pas se poser de questions sur tous les grands problèmes du moment. Quand j'étais étudiant à Alger, je me souviens qu'un juif constantinois venu de Paris était tout étonné de voir qu'aucun de ses coreligionnaires de l'Université ne s'intéressait au sort des juifs américains Rosenberg condamnés à mort pour trahison par le gouvernement américain. Il disait qu'à Paris tout  le monde ne parlait que de çà, et il avait eu beaucoup de mal à faire signer une pétition par les étudiants juifs d'Alger. Oui, le petit peuple européen d'Algérie n'était pas méchant, mais il se souciait trop peu des événements d'alentour, et vivait avec des œillères. 

Il est évident que les populations indigènes ne pouvaient pas continuer à avoir les devoirs des Français sans en avoir les droits. A partir du moment où un homme modéré comme Ferhat Abbas, qui ne demandait en 1945 que l'intégration pure et simple à la France, était considéré par les personnalités officielles de l'après-guerre comme un rebelle, il ne faut pas s'étonner que d'autres n'aient vu que l'indépendance comme seule solution. Certes, en 1958, le Général De Gaulle revint et prononça son fameux " tous Français, depuis Dunkerque jusqu'à Tamanrasset ".Cette fois-ci, un grand nombre d'Européens acceptaient l'idée d'intégration des Musulmans, mais c'était trop tard. Il aurait fallu décider cette intégration en 1945, après la libération de la France. En 1958, trop de sang avait coulé dans les deux communautés pour que le fossé soit comblé. Malgré tout, une fraction de musulmans resta fidèle à la France jusqu'au dernier jour. Ce sont les harkis. Ils avaient demandé des armes pour se défendre contre les fellaghas qui rançonnaient leurs villages et ne respectaient pas leurs filles. Mais la France ne récompensa pas ce dévouement. Méprisés par les Algériens qui les considèrent comme des traîtres, ignorés des Français qui les considèrent comme des Arabes, ils sont les plus grandes victimes du divorce franco-algérien. Contrairement à certains intellectuels français, il ne faut pas les assimiler aux collaborateurs français de la guerre 39-45. Les collaborateurs savaient que leur patrie était la France et qu'ils collaboraient avec un ennemi. Tandis que les harkis, depuis leur plus tendre enfance, avaient récité que leurs ancêtres étaient les Gaulois et qu'il fallait mourir pour la France. Ils ne faisaient donc que leur devoir en se battant pour la France. Tout ce qu'on peut leur reprocher, c'est d'avoir cru trop longtemps aux discours de la France. Ils doivent le comprendre aujourd'hui en se voyant dédaignés et en voyant le tapis rouge se dérouler sous les pieds des anciens adversaires de la France. 

L'intégration des indigènes dès la fin de la 2ème guerre mondiale aurait-elle été une bonne chose pour la France ? A l'époque les Européens d'Algérie et les politiciens de France s'y opposaient. Les Européens craignaient d'être submergés par les Musulmans. Mais, pourquoi cette crainte ? Dans la population chrétienne, les étrangers avaient fini par être aussi nombreux que les Français, et, après la guerre de 14-18, ils se sont conduits comme des Français. Je pense que les musulmans, en revenant de la guerre 39-45, en auraient fait de même. Les politiciens de France craignaient sans doute que le nombre important de musulmans ne bouleverse l'électorat français. Cela n'aurait pas été le cas si l'Algérie avait été dotée d'un statut voisin de celui des territoires d'Outre-Mer, et avait élu ses propres représentants. La priorité aurait été l'arrêt de l'exportation massive de minerais et l'installation d'un grand nombre d'usines pour fixer la population. Aujourd'hui l'Algérie n'est plus française, mais la population algérienne arrive en masse en France et s'y fixe. Les enfants qui y naissent sont français et voteront. Ceux qui avaient peur de ces votes n'ont donc rien gagné. Depuis 1945, nos gouvernants ont toujours agi avec un temps de retard. A chaque revendication des indigènes, ils opposaient un refus net, pour reconnaître plusieurs années après, que la chose était possible. Mais à ce moment-là, il était trop tard ; leur interlocuteur n'envisageait plus l'intégration, mais l'indépendance. 

L'échec de cette intégration conduisit à l'indépendance de l'Algérie. Les Européens rejoignirent leur patrie, la France, mais quittèrent leur vrai pays, l'Algérie. 

Y. C. 



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Assia Djebar, l'académicienne qui venait "de loin" est morte



Publié le 07-02-2015 -  bibliobs.nouvelobs.com › Bibliobs › Actualités


Première personnalité du Maghreb élue sous la Coupole, Assia Djebar avait aussi, et souvent, été la première en beaucoup de choses.
Assia Djebar est morte ce vendredi 6 février, à Paris. Elle avait 78 ans. On la cite toujours comme la première personnalité du Maghreb à avoir été élue à l’Académie française. C’est vrai. C’était en 2005. L'événement a ouvert la voie à d'autres, comme Amin Maalouf ou Dany Laferrière. Mais ce n’était pas que cela. Assia Djebar a souvent été la première.
Première Algérienne, première musulmane et somme toute première Africaine à entrer à l’Ecole normale Supérieure (en 1955); pionnière de la littérature féminine avec «la Soif» (1957) puis «les Impatients» (1958); première à être traduite un peu partout, dans une vingtaine de langues; pionnière aussi au cinéma, avec la réalisation de deux films où l’on retrouvait ses thèmes de prédilection, «la Nouba des femmes du mont Chenoua» (1979) et «la Zerda ou les chants de l’oubli» (1982).
Il n’y a d’ailleurs pas tant d’académiciens récents dont l’œuvre fait régulièrement l’objet de travaux universitaires, d’une notice détaillée dans l’indispensable «Dictionnaire des auteurs» de la collection «Bouquins», ou de publications sur un site aussi moderniste que remue.net. Assia Djebar était de ceux-là.
Née le 4 août 1936 à Cherchell, d’une mère berbère et d’un père instituteur qui décide de la scolariser à la différence de ses cousines, Assia Djebar s’est d’abord appelée Fatima Zohra Imalayen.
Bonne élève, elle fait ses études à Blida, puis intègre le lycée Fénelon à Paris et enfin l’ENS de Sèvres, qui est alors réservée aux filles. Voix royale pour les premières de leurs classes.
Bonne élève elle était, bonne élève elle aurait pu rester. Mais non, ou pas seulement: elle prend part à la grève des étudiants algériens, en 1956, et, tout en suivant sa formation d’historienne, rédige son premier roman.
C’est «la Soif». Elle y raconte l’émancipation d’une jeune fille issue de la bourgeoisie, qui se met à écouter son corps. Cela va tellement de soi à l'époque qu’on parle de son auteur comme d’une «Françoise Sagan musulmane». Il est vrai qu'elle a le même éditeur (Julliard). Toujours est-il que Fatima Zohra Imalayen, elle, a choisi de signer Assia Djebar. La légende dit que c’est pour dissuader son père de la confondre avec son héroïne. Cela semble surtout fait pour signifier quelque chose comme consolation (Assia) et intransigeance (Djebar).
Il reste à aller au bout de ce programme-là. Car tout ça n'est qu'un début. Assia Djebar collabore bientôt à Tunis à «El Moudjahid», le journal du FLN; se lance dans une grande fresque de la Guerre d’Algérie, mais racontée du point de vue des femmes, avec «les Enfants du nouveau monde» (1962); s’inspire de son expérience à «El Moudjahid» pour raconter la vie des maquis dans «les Alouettes naïves» (1967); enseigne l’histoire et la littérature francophone un peu partout, de la faculté d’Alger à la New York University en passant par la Louisiana State University de Baton Rouge. 
Dans l’intervalle ont suivi bien d’autres titres, comme «l’Amour, la fantasia» (1985), «Ombre sultane» (1987), «Loin de Médine» (1991), ou encore «le Blanc de l'Algérie» (1996), qui honore la mémoire de grands écrivains algériens, arabes et français, morts depuis une trentaine d'années (Albert Camus, Jean Amrouche, Frantz Fanon, Mouloud Feraoun, Jean Sénac, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Tahar Djaout...).
L'ensemble compose une œuvre protéiforme où l’on trouve à la fois des romans, du théâtre, des essais, de la poésie, et même une thèse de doctorat, soutenue en 1999 à l’université Paul Valéry-Montpellier 3, sur sa propre trajectoire («Le roman maghrébin francophone. Entre les langues et les cultures. Quarante ans d'un parcours: Assia Djebar, 1957-1997»).
Assia Dejbar, qui disait écrire «avec un sentiment d’urgence, contre la régression et la misogynie», citait encore la poétesse britannique Kathleen Raine sur le seuil de son dernier livre, «Nulle part dans la maison de mon père» (2007):
De loin je suis venue et je dois aller loin...
La phrase résume assez bien le tempérament de cette insoumise qui ne refusait ni les diplômes, ni les honneurs.
Ceux qui, le 22 juin 2006, assistaient à sa réception sous la Coupole, purent s’en rendre compte lorsqu’après avoir aimablement évoqué Cocteau, elle en profita pour parler de Césaire et régler leur compte aux nostalgiques pavloviens de la belle époque coloniale:
Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste.
En 1950 déjà, dans son "Discours sur le Colonialisme" le grand poète Aimé Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, "décivilisé" et "ensauvagé", dit-il, l’Europe.
Il fallait sans doute que ça soit dit. Dans les neuf années qui ont suivi, Assia Djebar ne devait à peu près jamais remettre les pieds à l'Académie.
Par une étrange coïncidence, elle est morte ce 6 février 2015 en même temps qu'André Brink, l’écrivain afrikaner qui avait su rompre avec les siens pour s’opposer à l’apartheid et, comme Assia Dejbar, s’engager pour l'émancipation de gens opprimés. On espère qu’il ne s’agit que d’un hasard, et pas tout à fait de la fin d’une époque.

Grégoire Leménager


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Extraits du discours d’Assia Djebar prononcé à son admission à l’Académie française

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le 08.02.15 |  El WATAN
 

L’Afrique du Nord, du temps de l’empire français – comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges –, a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers.

Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste. En 1950 déjà, dans son ‘’Discours sur le colonialisme’’ le grand poète Aimé Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, ‘’décivilisé’’ et ‘’ensauvagé’’, avait-il dit, l’Europe».

«La langue française, la vôtre, Mesdames et Messieurs, devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc, est lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirais même tempo de ma respiration, au jour le jour : ce que je voudrais esquisser, en cet instant où je demeure silhouette dressée sur votre seuil.

Je me souviens, l’an dernier, en juin 2005, le jour où vous m’avez élue à votre Académie, aux journalistes qui quêtaient ma réaction, j’avais répondu que ‘’ j’étais contente pour la francophonie du Maghreb’’. La sobriété s’imposait, car m’avait saisie la sensation presque physique que vos portes ne s’ouvraient pas pour moi seule, ni pour mes seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes confrères – écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie – qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner... en langue française.

Depuis, grâce à Dieu, mon pays cautérise peu à peu ses blessures. Il serait utile peut-être de rappeler que, dans mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors ‘’française musulmane’’) alors que l’on nous enseignait ‘’nos ancêtres les Gaulois’’, à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord, (on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine...

J’évoquerais trois grands noms : Apulée, né en 125 ap. J.C. à Madaure, dans l’Est algérien – étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef-d’œuvre L’Âne d’or ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste – conserve une modernité étonnante.... Quelle révolution, ce serait de le traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’aujourd’hui.

Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 ap. J.-C., qui se convertit ensuite au christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine. Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies de ce IIe siècle chrétien et latin, sembleraient, soudain, parole de quelque tribun misogyne et intolérant d’Afrique. Oui, traduisons-le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-mêmes, au moins, que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement «islamiste» !

En plein IVe siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute de toute notre littérature : Augustin, né de parents berbères latinisés... Inutile de détailler le trajet si connu de ce père de l’Eglise : l’influence de sa mère Monique qui le suit de Carthage jusqu’à Milan, ses succès intellectuels et mondains, puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion, son retour à la maison paternelle de Thagaste, ses débuts d’évêque à Hippone, enfin son long combat d’au moins deux décennies, contre les donatistes, ces Berbères christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.

Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les ‘’intégristes chrétiens’’ de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant berbère, Augustin croit les vaincre : justement, il s’imagine triompher d’eux en 418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon enfance). Il se trompe.

Treize ans plus tard, il meurt, en 431 dans Hippone, assiégée par les Vandales arrivés d’Espagne et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule année, de presque tout détruire. Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et arabe. Rappelons que, pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du latin et du grec, en Occident ; jusqu’à la fin du Moyen Âge.

Mon français s’est ainsi illuminé depuis vingt ans déjà, de la nuit des femmes du Mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me protègent. J’emporte outre Atlantique leurs sourires, images de ‘’shefa’’, c’est-à-dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.

Mesdames et Messieurs, c’est mon vœu final de ‘’shefa’’ pour nous tous, ouvrons grand ce  ‘’Kitab el Shefa’’ ou Livre de la guérison (de l’âme) d’Avicenne / Ibn Sina, ce musulman d’Ispahan, dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir, quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui suivirent…»



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Assia Djebar, une grande figure

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le 09.02.15 |  El Watan

 

 

C’est avec une profonde tristesse que je viens d’apprendre le rappel à Dieu d’Assia Djebar. Femme de cœur et de tête, écrivaine de renommée mondiale, elle a toujours porté haut les couleurs de son pays.

Personnellement, je perds une amie chère. Je me souviens surtout des années 1990 où, à chacun des mes passages à Paris, nous nous retrouvions au café de Flore. Elle aimait que je lui parle de l’Algérie, de son passé glorieux, de son présent douloureux… elle se lançait alors dans des fictions brillantes sur son avenir radieux… en même temps, elle ne manquait pas de solliciter mon avis sur tel ou tel de ses nombreux ouvrages.

En vérité, l’œuvre de Assia Djebar se résume à une quête d’identité à travers une succession de prises de conscience et qu’est-ce que l’existence humaine, en définitive, sinon une série de prises de conscience ? Dans son premier roman, publié en 1957, une jeune Algérienne prend conscience de sa féminité et elle exprime cette «Soif» dans la langue apprise à l’école coloniale.

Et elle l’exprime avec talent.   A cette occasion, certains critiques l’avaient comparée à Françoise Sagan. La suite de son parcours allait démentir ce jugement hâtif et sommaire. Dans son second roman, c’est la prise de conscience du couple. Mais déjà, la guerre de Libération nationale est présente à travers ses militants et militantes.

Et c’est la Révolution algérienne qui, poussant Assia Djebar à poursuivre sa quête d’identité mue la romancière psychologue en romancière historienne : l’introspection laisse place à l’investigation. Ce qui explique qu’au cours des années 60 et 70 Assia Djebar produit peu, car prenant conscience de son algérianité, elle plonge dans l’histoire de son pays, notamment dans le XIXe siècle,car elle veut comprendre comment ce pays qui vient d’accéder à l’indépendance a basculé un siècle plutôt de la décadence à la dépendance.

La fresque historique qui commence par «L’amour, la fantasia » se poursuit par «Ombre sultan». Au cours de sa quête, Assia Djebar prend conscience en plus de son algérianité, de son amazighité. Mais cette Algérie qu’elle aime et qui l’angoisse, a une âme, et c’est ainsi que la grande romancière prend conscience de son islamité.

Dans Loin de Médine, à travers des exemples puisés dans les chroniques des trois premiers siècles de l’Hégire (du 7e au 9e siècles) elle met en relief des personnages féminins qui émergent malgré le sexisme des acteurs d’abord, des auteurs ensuite. Je pense que Assia Djebar n’a jamais été si proche de Médine qu’en écrivant  Loin de Médine.

Elle reconnaît que ces figures féminines ont éperonné sa volonté  d’ijtihad. J’ajouterais que l’acte d’écriture peut devenir aussi désir d’enracinement. Elle montre comment les femmes ont joué un rôle dans les frémissements, les œuvres des grands hommes : la femme guerrière, la femme reine, le femme poétesse, la femme prophétesse…

Elle insiste sur les grandes figures de Fatima et Aïcha; la première, symbole de la contestation, la seconde symbole de transmission. Dans l’histoire que les hommes nous ont léguée, la femme est souvent absente. Au cours de notre discussion sur Loin de Médine, j’émets une hypothèse qui semble séduire Assia Djebar et qu’elle voudrait creuser : parmi les manuscrits qui ont disparu dans les grands bouleversements, comme le sac de Bagdad, ou qui dorment encore dans les bibliothèques, il y aurait peut être un recueil de biographies de femmes célèbres rédigé par une femme. Adieu Assia et rendez-vous dans le «Flore» du Paradis !

Ahmed Taleb Ibrahimi



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L’ALGÉRIE DE CAMUS ..... ET DES AUTRES.


Se hisser aux valeurs universelles ou disparaître !






Tiré du journal algérien EL WATAN

le 29.07.15



Voilà dix ans que tu nous as quittés, cher camarade ! L’Algérie en larmes, ce jour du 2 août 2005, te célébrait en te rendant un hommage solennel. Pouvait-il d’ailleurs en être autrement puisque c’est toi qui as su, au pire moment de son histoire, lui montrer un chemin de lumière.
Mais vois-tu, Hachemi, après ta disparition, l’Algérie n’a pas cessé de compter ses morts. Sa terre est jonchée de cadavres et elle a trop de cimetières. Elle saigne encore et aucune de ses régions n’est épargnée par la violence.

Le terrorisme islamiste vient de faire une hécatombe encore une fois en fauchant la vie, le jour même de l’Aïd Esseghir, à 9 soldats dans la région de Aïn Defla. Il ose se mesurer y compris à des objectifs militaires protégés, notamment des casernes comme il vient de le faire à Batna. Serions-nous revenus à la case départ, 24 ans en arrière puisque cette attaque contre une caserne rappelle singulièrement le coup de Guemmar de 1991 dans la wilaya d’El Oued ?

Le M’zab a été frappé aussi au cœur pendant ce mois de juillet. Ghardaïa est infestée de haine et respire la mort. Le fanatisme religieux a obscurci les esprits car une idéologie totalitaire y a allumé le feu de la discorde, exalté les archaïsmes et les particularismes pour instaurer l’apartheid au sein de ses habitants et désigner les cibles à abattre. Les mains scélérates de l’islamisme politique tentent de casser le creuset de la fraternité dans lequel a été forgée l’unité séculaire du M’zab.

Comme le FIS hier et aujourd’hui Daech, le terrorisme islamiste rackette, brûle et décapite. Il détruit les mausolées et les symboles de mémoire pour déposséder l’Algérien de son histoire, annihiler tout lien qui le rattache à sa terre afin de le soumettre à une idéologie qui nie son identité culturelle et lui imposer une pratique exclusive du culte. Tu ne peux imaginer, Hachemi à quel point, le venin distillé par la «rahma», la «concorde civile» et la «réconciliation nationale» a pourri les valeurs morales de la société et perverti ses comportements : Le sentiment d’impunité s’est largement banalisé, l’éthique a disparu et la corruption est devenue une herbe folle qui a ravagé tout le pays. Quel désastre !

On ne luttera contre le régionalisme et le tribalisme, on n’imposera le holà au racisme et à l’intolérance religieuse que le jour où l’on respectera les minorités culturelles et où l’on cessera d’instrumentaliser l’islam à des fins politiques. De tels objectifs ne peuvent être atteints que si l’Algérie s’inscrit résolument dans une perspective moderniste qui focalise sur l’émergence d’une valeur centrale, la citoyenneté, faute de quoi, une Algérie tiraillée par des contradictions est par définition instable et ne pourra pas survivre à des antagonismes aussi violents. C’est pourquoi, une Algérie engluée dans les archaïsmes est appelée à disparaître.

Dans notre déclaration du 12 juillet, nous faisions ressortir que «l’exercice de la citoyenneté est à même de transcender ces particularismes pour les inscrire dans leur pluralité dans une dynamique nationale et consacrer leur richesse dans le cadre de l’Etat moderne. Or le pré requis de la citoyenneté, c’est la démocratie et sans laïcité, il ne saurait y avoir de démocratie ! » En effet, l’expérience a amplement démontré qu’en mélangeant politique et religion, l’islamisme politique a anéanti la part spirituelle de l’homme et avili l’islam. La pluralité n’est pas une hérésie mais une richesse.

Ce qui se joue au M’zab, se joue aussi dans toute l’Algérie. Le même défi, celui du projet de société moderne, se joue en Tunisie, au Liban, en Irak, en Syrie, au Yémen et dans bien d’autres pays de culture musulmane. Les Algériens veulent vivre leur siècle en symbiose avec les nations les plus avancées du monde. Ils n’ont pas à être des sujets mais des êtres doués de raison, c’est-à-dire des citoyens autonomes, armés de sens critique et capables de réfléchir par eux mêmes pour échapper à toute manipulation.

C’est en s’élevant à la conscience citoyenne, que nous serons en mesure de transcender nos différences pour faire société et donner un souffle nouveau à la voilure de l’Algérie. Ce combat, Hachemi, tu l’avais mené de manière implacable en ne succombant pas aux sirènes des islamo conservateurs.

Tous avaient abdiqué. Tous avaient capitulé. Sauf toi, dernière citadelle de la résistance. Tu as résisté héroïquement dans la solitude de tes principes. Tu ne t’es jamais leurré de la chimère de métisser obscurantisme et modernité. Tu ne t’es jamais égaré à vouloir marier l’eau et le feu. Si la lumière sacrée de la fraternité et du combat ne s’est pas éteinte durant la tempête la plus terrible de notre histoire, c’est à toi que nous le devons.

Hachemi, ta perte est incommensurable. Cette Algérie au flanc ouvert, cette Algérie déchirée, en lambeaux, chancelante et blessée par plus de deux décennies de terrorisme islamiste, sortira t-elle un jour victorieuse du combat que lui livrent des traîtres engraissés au wahhabisme de l’Arabie Saoudite et du Qatar ? Le peuple aigri par des décennies de hogra et de gabegie ne trouve pas grâce auprès d’un pouvoir autiste et corrompu.

C’est à peine si l’on entend sa voix dans le vacarme du mépris et de l’arrogance. Il nous faut sauver le pays des serres de l’islamisme politique, de la dictature d’un système obsolète, le défendre contre les narcotrafiquants, contre la canaille du marché informel et les maquignons du koursi. Nous avions vibré ensemble le 11 janvier 1992 croyant que l’Algérie avait ouvert un viatique à l’avenir. Par le coup d’arrêt au processus électoral, un acte salutaire fermait la porte à une boucherie annoncée et la patrie s’élevait au dessus de l’illusion démocratique.

Les initiateurs de ce mouvement ont laissé l’Algérie au milieu du gué et aujourd’hui le risque est grand de voir le pays emporté par les vicissitudes d’un contexte international particulièrement dangereux. Il est grand temps que ce processus interrompu soit parachevé pour ouvrir la voie à une véritable transition républicaine pacifique. Hachemi, tu as été un éclaireur en des temps désaxés, un phare, une patrie, un horizon mais comme le disait un grand poète : «Celui qui aspire à l’inaccessible est plus fort que le destin.»

L’Algérie ne pourra remonter ses retards historiques et guérir de sa grande anémie que si elle livre en synergie un double combat, contre le système rentier et maffieux et l’islamisme politique, donc en s’engageant dans la double rupture comme tu l’aimais à nous le répéter. C’est ce pas de géant que tu voulais faire faire à l’Algérie, c’est de cette révolution copernicienne dont tu rêvais pour l’Algérie.

Ainsi, les grands hommes sont ceux vers qui la postérité lève les yeux avec respect. C’est pourquoi notre mémoire te sera éternellement reconnaissante. Promesse t’est faite que nous serons fidèles à ton combat. Hachemi, tes camarades et ami(e) s déposeront une gerbe de fleurs sur ta tombe ce samedi 1er août 2015 à 11h à Alger, au cimetière de Miramar (Bologhine).
 

Le bureau national du PLD


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UN CORSO-PIED-NOIR  "ATYPIQUE" : FRANCIS ZAMPONI


 
Interview      

« NÉ DANS UN PAYS EN GUERRE CIVILE. »

 

26 Mai 2008

Une interview de Francis Zamponi par Paul Coudsi
(Partie 1)


PC : Quand vous présentez votre biographie - et vous le faites de manière lapidaire, comme pour un procès verbal - vous avancez immédiatement votre lieu de naissance, Constantine, en Algérie, la date de naissance – 1947 - votre père policier corse et votre mère institutrice pied noir.
Si on regarde la liste de vos ouvrages, ces « événements fondateurs » semblent ne pas vous avoir quitté. Mieux, tout se passe comme si, au fil d’une vie déjà bien remplie de journaliste et d’écrivain, vous multipliez les signes d’appartenance à ce passé, à cette naissance. Est-ce cette adhésion pleine et entière à votre passé, à vos « racines « de « déraciné « qui vous donne cette tranquillité pour dévoiler simplement ces événements que certains préféreraient garder à l’ombre ?



Photo : le Maréchal Juin à Constantine en 1955. 
Au premier plan : Francis Zamponi à 8 ans


FZ : 
J’ai occulté l’Algérie à la rentrée universitaire de 1966 lorsque je me suis installé dans une chambre de la cité universitaire de Nanterre où j’étais inscrit en sociologie. L’actualité politique, (agitation dans la cité universitaire qui jouxtait un des plus grands bidonvilles de France, la lutte contre la guerre du Vietnam, le militantisme dans le groupe libertaire Noir et Rouge où il était beaucoup questions de la guerre d’Espagne et de la lutte antifranquiste) et, accessoirement, la fréquentation des amphithéâtres ont rapidement remplacé dans mes préoccupations le souvenir des « événements de là-bas ». 


Photo : Gérard Aimé
« Sur cette photo de mai 68 à Nanterre je figure – à droite - en pull over rayé tricoté par ma maman à la tribune et levant le poing (sans doute en chantant l'internationale) »


Mon identité est devenue celle d’un étudiant libertaire et je ne crois pas avoir jamais parlé de mes origines avec mes camarades.rnLa Corse a fait irruption dans mes préoccupations dix ans plus tard alors que j’étais devenu premier assistant réalisateur. Avec mon frère cadet Jean-Rémy, nous avons obtenu du Centre national du cinéma une aide qui nous a permis d’écrire un scénario de film de long métrage : I Giovannali.rnrnIl s’agissait de l’histoire d’un mouvement politico-religieux né au XIVéme siècle dans le village de Carbini au sud de l’île. Baptisés hérétiques par l’église catholique, les Giovannali furent détruits par une mini croisade.


Photo : Gérard Aimé

Pour nous documenter, nous avons beaucoup lu, effectué des séjours en Corse et même suivi des cours de la lingua nustrale à Paris. C’est sans doute ces activités qui m’ont valu d’être fiché par les RG comme militant nationaliste corse et de recevoir une lettre de menace émanant du groupe clandestin « antiterroriste » Francia. J’avais donc presque involontairement acquis une identité corse.

Avec l’Algérie, mes rapports ont été longtemps épisodiques avant d’acquérir l’importance qu’ils ont aujourd’hui. Alors que mon frère y était fréquemment retourné, je n’ai remis les pieds sur ma terre natale qu’en 1993 et encore ne me suis-je rendu que dans le sud, Ghardaïa et Timimoun. J’avais auparavant eu quelques velléités de voyage journalistique mais, à chaque fois, je m’étais trouvé une bonne raison pour annuler mon déplacement…

Je ne suis revenu à Sétif où s’était déroulé une partie de mon enfance qu’en 2006 pour assister au tournage du film adapté de mon roman « Mon colonel ».
Cet éloignement géographique ne m’empêche pas de lire tout ce qui me tombe sous la main concernant ce pays et de quelque fois rêver qu’il me serait possible de m’y réinstaller.


Fin novembre 1956, Sétif.
De gauche à droite sur la photo :
- Le préfet Arzelrn
- Robert Lacoste Ministre Résident en Algérie du gouvernement Guy Molletrn
- Maurice Papon (Inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire)
- Joseph Zamponi, le père de l’auteur, alors officier des Renseignement généraux


Quand à mon goût pour la face cachée de l’actualité, je ne puis qu’en rejeter la responsabilité sur mon père pour qui la phase la plus marquante de sa vie professionnelle a certainement été son activité au sein des RG. Le faire-part de ma naissance, paru dans la Dépêche de Constantine le 10 avril 1947, précise uniquement que je suis né à la clinique Biancardini (un médecin corse) d’un père « commissaire de la Police des Renseignements généraux ». 

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PC : Vous aviez 7 ans quand la guerre d’Algérie a commencé et 15 ans quand l’indépendance a été proclamée. On l’a vu, cette période a beaucoup nourri vos écrits, mais à travers des personnages qui auraient été pour la plupart adultes quand vous étiez enfant, ou avant même votre naissance. Que pourriez vous dire de l’enfant que vous étiez, de son regard sur cet environnement qui nous parait chaotique vu d’aujourd’hui ?

FZ : 
Je ne serais évidemment pas le même si je n'avais pas vécu les premières années de la guerre d'Algérie dans le commissariat de police de Sétif. Parmi le mobilier qui entourait mon enfance, je me souviens surtout de la caisse de grenades quadrillées, qui trônait sur le palier de notre logement familial, au premier étage du commissariat.


L'acte de naissance de Francis Zamponi

Jusqu'à l'installation de ma famille dans la banlieue parisienne, je croyais que le monde entier vivait au rythme du terrorisme avec son lot quotidien d'attentats et de morts. Par exemple, j'ai été surpris en arrivant à Paris de voir qu’on pouvait entrer dans un cinéma sans se faire fouiller et que lorsqu'on entendait un bruit on ne pensait pas automatiquement à l'explosion d'une bombe.rnJ'imagine que c'est le lot de tous les enfants qui sont nés dans un pays en guerre civile.

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PC : Y a-t-il d’autres événements, lieux, périodes qui, en dehors de ces thèmes fondateurs, vous ont influencé dans votre vécu.

FZ : 
Je ne peux pas dissimuler que mes activités, licites et illicites, à Nanterre dans le mouvement du 22 mars puis pendant les années qui ont suivi, en particulier au sein d’une « communauté » dans les Cévennes m’aient laissé des souvenirs marquants. Mais, contrairement à l’Algérie, ces épisodes ne m’ont pas, pour le moment du moins, poussé à y trouver la trame d’un livre. Je n’ai lu aucun des ouvrages parus cette année à l’occasion du quarantième anniversaire de mai 68 et je me suis bien gardé de faire partager mes souvenirs de cette période.


Campus de Nanterre, no mand land entre le chantier du campus et le seul café des environs. Des étudiants en reviennent. De gauche a droite : Dominique PRUDHOMME, TALILA, Florence PRUDHOMME, Francis ZAMPONI, Daniel COHN-BENDIT
Commentaire de FZ : « Une des rares photos couleurs de Nanterre. Le mec qui cache le rouquin Dany Cohn Bendit, c'est moi en personne. »
© Gérard-Aimé


















 
Interview

«…AUX ARABES D’APPRENDRE LE FRANÇAIS »

«…AUX ARABES D’APPRENDRE LE FRANÇAIS »

 

 
5 Juillet 2008

Une interview de Francis Zamponi par Paul Coudsi
(Partie 2)


PC : Quels écrivains intellectuels, artistes, penseurs algériens vous ont influencé, marqué, intéressé ?

FZ : 
Si l’on classe Albert Camus parmi les auteurs algériens, ce que je fais volontiers, c’est lui que je citerai en premier. Tant pour le choix de ses sujets de roman que pour son écriture. A l’incitation d’un de mes oncles qui l’avait un peu fréquenté à Alger, j’avais osé lui envoyer un devoir de philosophie consacré à sa conception de l’engagement politique. Il m’avait renvoyé mon travail assorti de quelques commentaires. J’ai perdu ce document au cours d’un de mes nombreux déménagements.


Tournage de « bel ordure », film de Jean Marboeuf
De gauche à droite :
Francis Zamponi, son frère Jean Rémy, et Jean Marboeuf
(Photo Gérard Aymé – 1973) 



J’avais aussi, avec mon frère Jean-Rémy, rédigé l’adaptation d’une de ses nouvelles dont nous voulions faire un court-métrage. Sa veuve nous en a refusé l’autorisation et je le regrette encore.

Après Camus, vient l’intellectuel et homme politique algérien dont j’ai le plus tenté de comprendre le parcours, le pharmacien sétifien Ferhat Abbas que j’avais rencontré, enfant, et que j’ai revu alors qu’il terminait sa vie en exil à Nice.
Partisan d’une intégration des Algériens à la France puis d’une autonomie progressive de l’Algérie, il a été en butte à une telle incompréhension et à de telles persécutions qu’il s’est rangé du côté du FLN et a rejoint le Gouvernement provisoire de la République algérienne au Caire.


« Ferhat Abbas que j’avais rencontré, enfant, et que j’ai revu alors qu’il terminait sa vie en exil à Nice.» 

Sa figure, dérangeante pour les chefs d’état algériens, avait été bannie de l’histoire officielle dans laquelle elle commence seulement à réapparaître. Le seul article que j’ai publié dans la presse algérienne lui est consacré.

PC : Certains de vos héros se mettent à apprendre l’arabe. Sans jamais aller au bout de leur velléité. Vous êtes comme eux ?

Hélas oui. Le fait que les Français d’Algérie n’aient pas tous été bilingues est révélateur de la relation qu’ils entretenaient avec les « Indigènes ». C’était aux arabes d’apprendre le Français, pas l’inverse.
Mon père parlait et écrivait l’arabe classique et dialectal alors que ma mère ne connaissait que quelques mots. 
Les cours d’arabe que j’ai suivi à l’école primaire de Sétif étaient une caricature. Il ne m’en est resté qu’une certaine facilité à lire de droite à gauche et la reconnaissance des caractères. Je m’y suis remis alors que je travaillais à Libération mais, faute de pratique, ma connaissance de cette langue est encore plus faible que celle du latin et du Grec ancien sur lesquels j’ai aussi passé bien des heures.


« Une photo qui m'a été transmise par un internaute : la clinique Biancardini, où je suis né, à Constantine. Le batiment était situé à l'époque rue Tracy le Val, aujourd'hui rue Boudehane… » FZ 

PC : La littérature et les arts arabes en général ont il une influence précise sur vous ?

FZ : 
Si la gastronomie est un art, oui. Je cuisine et je mange très souvent « arabe ». Pour le reste, hormis quelques visites à l’Institut du monde arabe à Paris, je dois avouer mon ignorance.

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PC : Avez-vous gardé des contacts avec des personnes de votre génération qui se trouvaient à l’époque en Algérie ? 

FZ : 
Mes relations avec les enfants de ma génération étaient essentiellement constituées par les enfants des amis de mes parents. En « métropole », nous nous sommes parfois revus au cours de repas familiaux mais, à la disparition de mes parents les liens se sont distendus. 


Fête de Lutte Ouvrière, mai 2006

J’ai vu récemment, pour un problème d’héritage, mon copain Jean Widenlocher avec qui j’avais découvert le ski en Algérie et qui est aujourd’hui notaire à Nice. Son père était avoué à Sétif mais était surtout homme politique socialiste. Il avait été élu député, SFIO je crois, dans la dernière Assemblée nationale à comporter des représentants des départements français d’Algérie. Mon site m’a aussi permis de renouer avec un ami, fils d’un commissaire de police corse, que j’avais perdu de vue depuis des années et qui fait partie d’un mouvement opposé à la réhabilitation de l’OAS.

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PC : Quel rôle joue l’histoire de la Résistance, et notamment celle de Jean Moulin, dans votre univers personnel ?

FZ : 
J’ai découvert Jean Moulin en assistant pour le quotidien Lyon Libération à de nombreuses audiences du procès de son tortionnaire Klaus Barbie. J’ai effectué à cette occasion une plongée dans le monde de l’Occupation et je me suis particulièrement intéressé à la manière dont les institutions républicaines ont fonctionné durant cette période.


« Jean Moulin, mémoires d’un homme sans voix », série d’émissions radiophoniques produite par Radio France, pour laquelle Francis Zamponi écrivit le « journal intime » du grand héros de la Résistance.

J’ai fouillé dans les archives que la justice m’avait entre ouvertes et découvert des personnages dont j’ai pensé, bien que n’étant pas encore romancier, qu’ils feraient d’intéressants personnages pour un livre : 

- Un avocat, devenu après la guerre une figure de la politique lyonnaise et qui avait rédigé, sans état d’âme, un petit manuel pratique de mise en application des lois antisémites de Vichy.
- Jean-Joseph Boiron, un petit juge de paix contractuel, qui avait accepté, pour obtenir sa titularisation, de devenir un de ces magistrats qui, le visage masqué, condamnaient à mort les résistants. Il a été fusillé à la Libération.
- Francis André, milicien, qui au moment de son exécution a crié « Vive la France ! » et dont je possède la lettre qu’il a écrite avant d’être fusillé.
- Lucien Iltis, alsacien communiste qui avait livré un réseau de résistance car il facilitait l’avance rapide des troupes américaines vers le Nord, ce que Staline de voulait pas...


Photo : Bernard Soulier
A la féria de Nîmes en 2001



A Lyon, j’ai aussi fait la connaissance de Jacques Vergès qui a fait intervenir au cours du procès de Klaus Babie le souvenir des victimes de la colonisation française.
Un article que j’ai plus tard écrit dans Libération au sujet de cet avocat qui avait été celui du FLN m’a d’ailleurs obligé à m’expliquer lors d’une réunion de rédaction du journal sur mon intérêt suspect envers le défenseur d’un officier SS. Ce jour là, je ne suis pas passé loin d’une condamnation pour négationnisme.


Sur le plateau d’« Apostrophe », l’émission de Bernard Pivot sur Antenne 2, 1998


Mon site m’a aussi permis de renouer avec un ami, fils d’un commissaire de police corse…




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"Les Royalistes en Algérie de 1830 à 1962. De la colonisation au drame"
 
" U zinu" : 
A titre documentaire

Atelier Fol’Fer éditions
Collection « Xénophon »

Les Royalistes en Algérie de 1830 à 1962 . De la colonisation au drame
Pierre Gourinard
Préface de Pierre Dimech

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Présent, n° 7529 du 31 janvier 2012

S’il appartenait à quelqu’un de raconter, en ce cinquantième anniversaire de notre exode, l’histoire – jamais écrite à ce jour – des royalistes en Algérie, de 1830 à 1962, c’était à Pierre Gourinard. Professeur honoraire d’Histoire et de Géographie à Aix-en-Provence, natif d’Alger, intervenant régulier aux colloques Maurras d’Aix-en-Provence, il est (comme on ne dit pas en français) the right man in the right place.
Ce que ne manque pas de souligner son préfacier (et ami des années algéroises naguère et déjà jadis) Pierre Dimech : « Réputé austère et pointilleux, il n’est (...) que méticuleux et rigoureux quant à son métier d’écrivain. N’est-ce pas là le signe infaillible du respect qu’il porte à sa matière ainsi qu’à ceux qui sont appelés à l’étudier ? Si Pierre intimide, c’est parce que, en notre temps de relativisme, il se situe au niveau de l’Absolu, et qu’il ne tolère pas l’à-peu-près en matière d’étude historique. »
On rappellera que les légitimistes, colonisateurs de l’Algérie dans les années 1830 et 1840, ne dissociaient pas cette « conquête » (qui libéra de fait les « indigènes » du joug ottoman et de quelques féroces chefs de tribus arabes qui opprimaient les Berbères)
d’une évangélisation nécessaire. Cela fut rendu impossible – et même bientôt interdit – par un personnel républicain marqué à la culotte par la franc-maçonnerie.
Ce gros livre (quelque 350 pages), cette somme, est conçu en treize chapitres qui courent de la prise d’Alger aux dernières années de l’Algérie française en passant par les premiers essais de colonisation légitimiste, les tentatives d’évangélisation, l’oeuvre de Bugeaud, la spécificité kabyle, le Second Empire, une chrétienté missionnaire, la République, l’Action française et le renouveau royaliste (1900-1954), la guerre révolutionnaire, la tragédie, etc.
En cette année anniversaire (1962-2012), on sera plus particulièrement attentif au rôle que jouèrent les royalistes pendant les événements et, notamment, celui de l’Union royaliste d’Algérie. Et Pierre Gourinard fait bien de rappeler qu’après 1962 – et je m’en  souviens comme si c’était hier – les membres de l’Union royaliste d’Algérie continuèrent le combat dans les rangs de la Restauration nationale qui fut admirable pour notre communauté.
On ne réécrit pas l’Histoire. Mais on peut l’écrire en lui donnant une dimension autre que celle que l’on trouve dans les ouvrages officiels et/ou convenus. Pierre Gourinard ne cèle rien du « syndrome de décolonisation » qui contaminait une partie notable de
l’Eglise de France. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’en est pas guérie et même que le mal s’est aggravé.
Récemment, je vous disais que le cinquantième anniversaire de l’exode de 1962 allaitnous valoir de bons et de mauvais livres. Lisez celui de Pierre Gourinard tout empreint de piété filiale. C’est un bon, un très bon livre.
Alain Sanders
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L’Algérianiste, n° 137, mars 2012

Lu pour vous
Le professeur Pierre Gourinard, né à Alger et bien connu de nos lecteurs, docteur en Histoire et auteur d’une thèse d’État « Les Royalistes devant la France dans le monde (1820-1859) », ainsi que de plusieurs communications aux colloques Mauras d’Aix-en-
Provence, nous offre aujourd’hui un vaste panorama de l’Algérie française avec le mouvement royaliste comme fil conducteur. Dès la Révolution de 1830 en effet, une idée force s’impose aux légitimistes fidèles aux objectifs de Charles X: la conquête d’Alger est le symbole d’une « nouvelle France » et permettra le renouveau de la chrétienté, évangélisation et colonisation étant indissociables à leurs yeux. Si aucun groupe royaliste n’existe en tant que tel en Algérie jusqu’au début de la me République, nombreux sont ces jeunes « colons en gants jaunes » à l’idéal chevaleresque qui partent coloniser l’Algérie « non pour y chercher fortune, mais pour y risquer une fraction de la leur ». Tel le baron de Vialar, créateur du premier hôpital civil de Boufarik, sa soeur Émilie fondatrice d’une congrégation installée à Alger et à Bône, ou encore le baron de Tonnac qui devint maire de Blida, Dupré de Saint-Maur qui joua un rôle important dans la vie politique de l’Oranais, ou Louis de Baudicour qui devint, par ses ouvrages historiques, le théoricien légitimiste de la colonisation. Ce dernier, très réservé vis-à-vis des idées agricoles de
Bugeaud, est encouragé par contre par le comte de Chambord qui, dans sa « Lettre sur l’Algérie » souhaite pour ce pays une politique « vraiment française et franchement chrétienne ». Enfin, bien des projets bénéficient du soutien des royalistes; si les uns échouent, comme celui d’une colonisation bretonne ou maronite, d’autres réussissent, comme celui des
Trappistes de Staouéli. Puis un renouveau de l’idée royaliste se produit en France à partir des années 1900, avec la naissance de l’Action française ; en Algérie aussi s’implantent des sections et une presse royalistes, qui influenceront même des notables
musulmans comme Ferhat Abbas. Charles Maurras effectue deux voyages en Algérie, en 1935 et 1938; dans ses Pages africaines, il estime que l’idée d’un Empire colonial est contradictoire avec l’idée d’égalité ; « L’égalité des peuples est aussi absurde que celle des individus ». Plus nuancé, Augustin Berque, directeur des Affaires musulmanes sous le gouvernement de Vichy, veut dégager de nouvelles élites indigènes, « ne laisser aucune supériorité intellectuelle ou sociale se révéler sans l’aborder ou la neutraliser aussitôt, de façon qu’aucune ne passe à l’opposition », tandis que le maréchal Pétain donne l’exemple en recevant l’écrivain kabyle Augustin Ibazizen. Les choses changent à partir du débarquement américain de novembre 1942 et de l’assassinat de l’amiral Darlan, auquel l’Action Française fut totalement étrangère; il s’ensuit en effet une « épuration sordide ». Mais, dès 1955, se reconstitue « l’Union royaliste d’Algérie », qui participera jusqu’en 1962 à tous les combats pour le maintien de la souveraineté française en Algérie, en union avec les autres mouvements patriotiques sans exclusive, mettant ainsi en pratique la devise « Tout
ce qui est national est nôtre ». Et, si c’est avec indignation qu’elle apprend l’approbation donnée par le Comte de Paris au discours de De Gaulle sur l’autodétermination, c’est avec consternation qu’elle apprend la mort au combat en Kabylie de son fils le Prince François. Le livre de Pierre Gourinard, exhaustif et rigoureux, nourri par son érudition et par ses souvenirs personnels, nous fait revivre bien des personnages d’autrefois ou d’aujourd’hui, comme Jean Brune, et nous fait redécouvrir d’une façon originale des pans entiers de notre histoire algérienne.
Georges-Pierre Hourant
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Faits & Documents, n° 333, du 1er au 15 avril 2012
Kiosque

Le remarquable ouvrage de l’historien Pierre Gourinard, Les Royalistes en Algérie de 1830 à 1962 (documents, bibliographie, notes, index) sous-titré De la colonisation au drame, sorti à l’Atelier Fol’fer est d’une tout autre portée, retraçant, avec autant de
passion que de précision, près d’un siècle et demi d’histoire. Ouvrage indispensable et extrêmement complet sur le rôle, la présence et l’action des Orléanistes et des Légitimistes outre-Méditerrannée, du pionnier Augustin de Vialar à Robert Martel, « le
chouan de la Mitidja ».
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Mémoire Vive, n° 50, 1er trimestre 2012
Notes de lecture

Pied noir, historien, monarchiste, l’auteur nous raconte l’histoire de la communauté royaliste des débuts à la fin de l’Algérie française. Un récit documenté, avec notes et index, appuyé sur des livres et des archives. Cela commence dès la prise d’Alger. Des légitimistes décident de s’installer sur le sol algérien. Ils ont perdu leur roi Charles X chassé en 1830, mais pour eux l’Algérie est un héritage sacré, une « nouvelle France ». Ils portent de grands noms : de Tonnas, de Vialar, de Baudicour. Ils sont à la tête de grands domaines qu’ils vont mettre en valeur dans la Mitidja. Ces colons « aux gants jaunes et chapeaux de soie » ne correspondent en rien aux caricatures anticolonialistes. Ils sont respectés par les Arabes et s’intéressent à leurs moeurs, leur mentalité, leur religion. Pour eux « la colonisation » ne peut être séparée de « l’évangélisation », non par la contrainte mais par l’exemple. Ce sera pourtant un échec car les officiers des « Bureaux arabes » leur sont hostiles, par crainte d’un « djihad » de populations à peine soumises. Occasion manquée. Pierre Gourinard le laisse entendre.
Au XXe siècle de nouveaux royalistes se sont substitués aux anciens, ce sont les adhérents et militants de la Ligue d’Action Française (l’AF), plus politiques que religieux, quelques colons et des gens issus des classes urbaines. C’est une minorité active. Ils
prônent une certaine décentralisation et le corporatisme. Mais les républicains nationaux sont les plus nombreux dans les rangs du PSF (parti socialiste français) du Colonel de la Rocque. Ce qui n’empêche pas les gens de l’Action Française de « s’allier avec eux » contre le Front populaire. En 1935 et 1938 Charles Maurras est venu sur place les rencontrer, il fait l’éloge de « l’Algérien » on ne dit pas encore le pied-noir. « C’est un homme d’esprit, fier, ferme, solide, c’est un citoyen ». Avec le recul historique,’il est
permis de penser qu’il y eut des erreurs, le rejet du projet Blum-Viollette concernant le droit de vote étendu à une élite musulmane et les critiques contre les décrets Crémieux (droit de vote accordé aux Juifs d’Algérie ).
En 1939 l’Algérie paraît solide, c’est moins vrai dans la période 1940-1945. Il y a eu le choc de la défaite, le débarquement américain en 1942, les luttes De Gaulle-Giraud, etc… Les royalistes ont constitué une partie de la population européenne maréchaliste, certains le paieront après 1942, d’autres ont combattu dans l’Armée d’Afrique, comme Jean Brune. En 1945, en France, l’Action Française est interdite.
En Algérie elle sera patiemment reconstituée avec les « anciens » sous le nom de « Union Royaliste d’Algérie », hostile aux partis de la Résistance. Elle est désormais engagée dans de nouveaux combats contre l’extrême gauche-communiste et le nationalisme algérien (que Pierre Gourinard ne nie pas) qui ont déclenché l’insurrection, réprimée en mai 1945. L’Action Française a eu parfois des sympathies dans les milieux officiels ; à l’université d’Alger le cercle (étudiant) Henri IV lutte contre les progressistes chrétiens
du professeur Mandouze. Jean Brune, leur grand aîné, les a prévenus d’événements graves imminents, ce sera novembre 1954 et la guerre d’Algérie, pour les royalistes « une guerre de sécession ». L’heure est au combat en liaison avec d’autres mouvements patriotiques pour la défense de l’Algérie. En mai 1958 les royalistes approuvent l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle et ses propositions d’intégration. Mais ils rompent en septembre 1959 après le virage de l’autodétermination. Ensuite ce sera une opposition plus radicale. Les monarchistes sont minoritaires mais leurs réseaux sont efficaces comme pour l’exfiltration vers la métropole de Jean Brune ou du capitaine Sergent. En octobre 1960 ils ont rendu hommage au Comte de Clermont, fils du Comte de Paris, tué au combat. Après les accords d’Evian ce sera la défaite inévitable et l’exode. Il reste encore des témoins (voir l’index des noms), des épreuves, des espoirs, des combats de cette communauté particulière.
Leur mémoire partagée par leurs descendants résiste à l’impitoyable lavage de cerveau qui s’acharne contre les vaincus de l’Histoire.
Jean-Paul Angelelli
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Mémoires d’Empire, n° 47, avril-mai-juin 2012
Nos notes de lecture

S’il appartenait à quelqu’un de raconter, en ce cinquantième anniversaire de notre exode, l’histoire – jamais écrite à ce jour – des royalistes en Algérie, de 1830 à 1962, c’était à Pierre Gourinard. Professeur honoraire d’Histoire et de Géographie à Aix-en-Provence, natif d’Alger, intervenant régulier aux colloques Maurras d’Aix-en-Provence, il est (comme on ne dit pas en français) « The right man in the right place ». Ce que ne manque pas de souligner son préfacier (et ami des années algéroises naguère
et déjà jadis) Pierre Dimech : « Réputé austère et pointilleux, il n’est que méticuleux et rigoureux quant à son métier d’écrivain. N’est-ce pas là le signe infaillible du respect qu’il porte à sa matière ainsi qu’à ceux qui sont appelés à l’étudier ? Si Pierre intimide, c’est parce que, en notre temps de relativisme, il se situe au niveau de l’Absolu, et qu’ilne tolère pas l’à-peu-près en matière d’étude historique. »
On rappellera que les légitimistes, colonisateurs de l’Algérie dans les années 1830 et 1840, ne dissociaient pas cette « conquête » (qui libéra de fait les « indigènes » du joug ottoman et de quelques féroces chefs de tribus arabes qui opprimaient les Berbères)
d’une évangélisation nécessaire. Cela fut rendu impossible – et même bientôt interdit – par un personnel républicain marqué à la culotte par la franc-maçonnerie.
Ce gros livre (quelque 350 pages), cette somme, est conçu en treize chapitres qui courent de la prise d’Alger aux dernières années de l’Algérie française en passant par les premiers essais de colonisation légitimiste, les tentatives d’évangélisation, l’oeuvre de
Bugeaud, la spécificité kabyle, le Second Empire, une chrétienté missionnaire, la République, l’Action française et le renouveau royaliste (1900-1954), la guerre révolutionnaire, la tragédie, etc.
En cette année anniversaire (1962-2012), on sera plus particulièrement attentif au rôle que jouèrent les royalistes pendant les événements et, notamment, celui de l’Union royaliste d’Algérie. Et Pierre Gourinard fait bien de rappeler qu’après 1962 – et je m’en souviens comme si c’était hier – les membres de l’Union royaliste d’Algérie continuèrent le combat dans les rangs de la Restauration nationale qui fut admirable pour notre communauté.
On ne réécrit pas l’Histoire. Mais on peut l’écrire en lui donnant une dimension autre que celle que l’on trouve dans les ouvrages officiels et/ou convenus. Pierre Gourinard ne cèle rien du « syndrome de décolonisation » qui contaminait une partie notable de
l’Eglise de France. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’en est pas guérie et même que le mal s’est aggravé.
Récemment, je vous disais que le cinquantième anniversaire de l’exode de 1962 allait nous valoir de bons et de mauvais livres. Lisez celui de Pierre Gourinard tout empreint de piété filiale. C’est un bon, un très bon livre.
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Lectures françaises, n° 660, avril 2012
La vie des livres

Il y a très longtemps que nous connaissons Pierre Gourinard, du fait de ses travaux historiques (en particulier sa thèse d’état soutenue à Poitiers en 1987, sous le titre Les Royalistes devant la France et dans le monde, 1820-1859), mais aussi en raison d’une concordance d’opinions sur les grandes options philosophiques, religieuses et historiques de notre monde contemporain (1). Se greffe là-dessus son appartenance au monde pied-noir : il est né en Algérie en 1936, issu de deux familles originaires du
Vivarais et du Limousin qui se sont fixées en Afrique du Nord en 1882 et en 1895. Aujourd’hui, à la retraite, il est docteur en histoire, docteur d’Etat et professeur honoraire à Aix-en-Provence.
Fort de ses connaissances historiques, de son expérience et de ses réflexions, il vient de publier un indispensable livre : Les Royalistes en Algérie de 1830 à 1962 (De la colonisation au drame) qui donne une histoire de l’action menée par les personnalités de convictions royalistes pendant 130 ans. C’est un ouvrage spécialisé et d’un grand intérêt qui permet
de mesurer à quel point ce courant considéré comme remisé au magasin des antiquités par la « toute puissance républicaine » contemporaine a joué un rôle de premier plan dans l’implantation de populations venant de France dans ce pays neuf, ce qui fait dire à P. Gourinard : « Prolongement naturel de la Métropole, l’Algérie ne pouvait être conservée que dans le cadre d’une souveraineté française intangible. Lorsque l’idée royaliste reprit vie avec l’Action française, cette souveraineté ne pouvait être défendue que dans le cadre du nationalisme intégral, défenseur des particularismes locaux. »
Nous avons eu la satisfaction de voir mentionné dans le cours du volume, le nom de Robert Martel (un des fondateurs du MP13) et le titre du livre écrit en collaboration avec Claude Mouton : La contre-révolution en Algérie qui est un des premiers publiés, en
1972, par les toutes jeunes Editions de Chiré (qui portaient à cette époque le nom de Diffusion de la pensée française). Il est également à noter la mention particulière réservée à Jacques Lambert : né en 1910 à Bougie, il était ami d’Action française et
maurrassien « de formation intellectuelle plus que d’adhésion ». Il fut avocat à la cour d’appel d’Alger et professeur à la Faculté de Droit. « Signataire du Manifeste des universitaires pour la souveraineté française, très actif après le 13 mai et très réticent à
l’égard de De Gaulle, il fut élu maire d’Alger-centre aux élections municipales d’avril 1959 (...) Il fut inculpé après les barricades de janvier 1960, mais bénéficia d’un non-lieu.
En juin 1960, il fut l’un des créateurs du "Front pour l’Algérie française ", dissous en décembre de la même année, après le passage tumultueux de De Gaulle, cependant que le Conseil municipal d’Alger était, lui aussi, frappé de dissolution après le putsch d’avril 1961 ». Après l’indépendance de l’Algérie, Jacques Lambert vint enseigner quelques
années à Poitiers (où les jeunes étudiants nationalistes l’ont rencontré, avant de fonder, en 1966, le centre de Chiré) : c’est en cette circonstance que Jean Auguy et Jacques Meunier se sont liés d’amitié avec Henri-Charles Lambert (le fils du professeur). C’est une amitié toujours solide aujourd’hui. Dans sa préface, Pierre Dimech écrit « Il y a quelque chose de plus qui fait qu’on dévore cet ouvrage “comme un roman” : les grands espaces que nous fait parcourir Pierre Gourinard ne sont pas des déserts. Ils fourmillent de personnages et le miracle s’accomplit : la plume sobre, dépouillée de tout fard, de P. Gourinard, nous rend encore
plus “vrais” les personnages décrits. Mieux, elle nous les fait revivre. Je pense, en particulier, à Jean Brune, au professeur Lambert, au père Sirot et aussi à de nombreux autres protagonistes de notre Histoire récente, bien que désormais vieille de plus d’un demi-siècle, parce que nous replongeant dans les dernières, les ultimes années de notre présence sur notre sol. »
Ce très beau et précieux livre conserve la mémoire d’une riche page de notre histoire au cours de laquelle les Légitimistes et l’Action française ont défendu ce qu’ils estimaient être une partie intégrante de la France et le « dernier bienfait de la Monarchie ». C’était en tous cas une partie essentielle du combat nationaliste français et l’affirmation d’une idéeforce : la sauvegarde nécessaire de l’Occident chrétien.
Jerôme Seguin
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(1) P. Gourinard a contribué à trois reprises à la rédaction des Cahiers de Chiré : les numéros 8, 9 et 12, dans lesquels il avait déjà évoqué le sujet de son livre ; « Les royalistes français devant la colonisation de l’Algérie » (n° 8) et « Les royalistes français  et la colonisation » (n° 12).
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Politique Magazine, n° 107, mai 2012
Une histoire dans l’histoire

Tous les passionnés de l’Algérie liront le livre de Pierre Gourinard Les royalistes en Algérie de 1830 à 1962 avec le plus vif intérêt. Il retrace l’histoire d’une tradition de pensée dans ce qui fut l’Algérie française. Elle commença avec ces colons « royalistes, légitimistes » qui eurent, tout de suite, au contact des réalités du pays, une appréhension juste, souvent plus juste que celle des administrateurs et des militaires de passage, de ce qu’il fallait faire pour les populations, alors mal prises dans des théories officielles inadaptées. Cela sans se dissimuler le problème de la religion. Leurs vues étaient profondes, marquées au coin du
catholicisme social. Tels des Louis de Baudicour, des Augustin de Vialar. Ce seront les positions du Père de Foucauld.
L’Action française en Algérie – que Charles Maurras visita deux fois – eut dans l’entredeux- guerres un véritable développement avec ses propres journaux. Elle renouvela cette tradition, en posant la question politique en termes cruciaux : un Etat fort et souverain qui, installé dans la durée, permette la plus large des décentralisations et, donc, une représentation naturelle des populations. Il y avait là des hommes de toute origine dont quelques-uns payèrent de leur vie leur fidélité à la France. Sait-on qu’un Ferhat Abbas, futur chef du GPRA, fut avant-guerre dans t’a mouvance d’Action française ? La sottise d’un régime et les pensées égoïstes d’hommes politiques sans vergogne portent l’écrasante responsabilité du gâchis dont les conséquences sont loin d’être finies.
H.D.C.
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L’Action française 2000, n° 2846 du 16 au 19 septembre
Pierre Gourinard
Dieu, le roi et l’Algérie française

Pierre Gourinard évoque cette grande aventure de l’Algérie française qui commença le 5 juillet 1830, lorsque le roi Charles X prit Alger avec la certitude de fonder en Afrique l’empire chrétien rêvé par saint Louis et d’en finir avec la barbarie en Méditerranée...
Pierre Gourinard est un ami de longue date ; je me souviens qu’il m’a accueilli et présenté en 1971 lorsque j’ai prononcé ma première conférence au camp Maxime Real del Sarte : il était alors directeur des études et, cette année-là, le camp, si je me souviens bien, se tenait au château d’Olbreuse en Charente-Maritime, chez nos amis Maingueneau. Le fait que ce Pied-Noir fût issu d’une famille d’origine vivaroise n’a pas peu contribué à nous rapprocher. Par la suite, il devint docteur en histoire pour une thèse soutenue en 1987 sur « les royalistes devant la France dans le monde – (1820-1859) et il a publié plusieurs communications aux colloques Maurras d’Aix-en-Provence dans Études maurrassiennes, qui font autorité.
Coloniser ou civiliser ?
C’est dire avec quel plaisir je l’ai retrouvé dans son nouvel ouvrage : Les royalistes enAlgérie de 1830 à 1962 – De la colonisation au drame. En historien rigoureux, ne mettant jamais en avant ses idées personnelles ou ses sentiments, Pierre Gourinard évoque cette grande aventure de l’Algérie française qui commença le 5 juillet 1830, lorsque le roi
Charles X prit Alger avec la certitude de fonder en Afrique l’empire chrétien rêvé par saint Louis et d’en finir avec la barbarie en Méditerranée. Grâce à ce « dernier bienfait de la monarchie » (trois semaines plus tard, les bourgeois affairistes, ne manifestant aucune reconnaissance, allaient déclencher la révolution de 1830...), la France allait pouvoir reprendre sa mission civilisatrice héritée de la Rome impériale et de la chrétienté de saint Augustin qui, lui-même, était berbère. C’est du moins ce que pensaient les légitimistes qui, outre-Méditerranée, ne furent jamais des « émigrés de l’intérieur » : ils voyaient l’Algérie comme le prolongement de la France, comme une « nouvelle Franc »... Pour Louis de Baudicourt, premier théoricien de la colonisation en Algérie, le souci d’évangélisation du monde musulman était primordial, malgré l’hostilité des officiers des Bureaux arabes à tout prosélytisme. Pierre Gourinard montre tout ce qu’ont apporté au pays les ordres religieux, notamment la Trappe, et les orphelinats : tentative d’installer les maronites en Algérie, création d’une compagnie d’Afrique et d’Orient... Mais force est de reconnaître que la colonisation menée au nom de L’État laïque se souciait très peu de civiliser. D’où les inquiétudes exprimées par Henri V, comte de Chambord, dans sa Lettre sur l’Algérie de 1865 : « Les intérêts de l’ordre religieux sont-ils suffisamment ménagés, favorisés, défendus ? Dans la  réalité, l’apostolat chrétien est-il parfaitement libre ? Ne rencontre-t-il sous ses pas aucune entrave, lorsqu’il vient, non par la violence et la contrainte, mais avec les seules armes de la persuasion, de la charité, des saints exemples, essayer d’amener ces peuples encore plongés dans les ténèbres de l’ignorance et de l’erreur, à cette divine
loi qui a civilisé le monde ? En un mot les besoins spirituels ne sont-ils point partout en souffrance ? »
Maurras en Algérie
Dans l’ensemble assez réservés sur La politique du maréchal Bugeaud, les royalistes d’Algérie étaient sensibles aux problèmes d’une réorganisation provinciale, contre la double centralisation parisienne et algérienne, ainsi qu’au particularisme kabyle, qui
aurait pu être un instrument de rechristianisation, si les représentants de la France n’avaient pas eux-mêmes donné le spectacle d’un manque souvent total de foi en Dieu. Bien des questions alors traitées préfigurent celles que nous pouvons nous poser à
l’égard de la population musulmane qui, aujourd’hui, s’agrandit sans cesse sur la terre de France et met en danger, si nous ne le défendons pas, l’être même de notre vieux pays chrétien. Puis vint l’Action française qui connut un essor important en Algérie après la Première Guerre mondiale, s’insérant alors dans la vie quotidienne algérienne. Elle apportait quelque chose de neuf dans la mesure où elle n’était pas tributaire des rivalités de clans. Elle diffusait L’Action algérienne et tricolore, celle-ci plus portée sur les questions locales. Le corporatisme, solution possible à la question musulmane, faisait l’objet de
nombreuses études. Maurras effectua deux voyages en Algérie, en 1935 et en 1936. Il montra la nécessité pour l’empire colonial d’un chef dans toute l’acceptation du terme. La difficulté venait de la représentation des intérêts, qui devait être exempte d’intrigues politiques. Le point faible de l’empire était aussi l’esprit et les idées fondatrices sur lesquelles il reposait du
point de vue électoral et parlementaire. Maurras prévoyait le dilemme devant lequel l’Algérie française se trouverait un jour : L’intégration impliquerait-elle l’égalité absolue ? Notre maître privilégiait la notion de fraternité : un frère doit oser se présenter en supérieur dans l’ordre de l’esprit. L’empire français créait des liens d’amitié que seule la force pouvait consolider. « Pour “être” soyons un », concluait Maurras. Réorganisons-nous. Sachons nous régénérer par le retour prompt et direct à l’unité politique, la monarchie. » L’AF faisait figure de mouvement politique, sous le nom depuis 1945 d’Union royaliste d’Algérie, présidée par Jacques Carpentier, quand éclata le 1er novembre 1954 (la Toussaint sanglante...) la guerre révolutionnaire. Elle avait alors pour aborder celle-ci une idée-force : il ne s’agissait pas de maintenir l’ordre, mais de faire face à un conflit politique usant de la guérilla et du terrorisme. En somme, la guerre révolutionnaire avec la sécession pour objectif. Ne mêlant pas spirituel et temporel, l’Action française combattit une opinion qui prévalait alors dans l’Église de France : l’acceptation de la décolonisation souvent parée de sophismes moralisateurs. À l’attitude pharisienne d’une France « en état de péché mortel s’opposait tout naturellement l’affirmation par L’AF de la défense d’une communauté chrétienne qui, avec ses défauts et ses,, qualités, avait contribué au rayonnement de la France. Il fallait s’appliquer surtout à contrer une certaine presse « catholique » trouvant les arguments les plus diaboliquement faux pour persuader la population musulmane, attentiste plus qu’acquise au FLN, que la France faiblissait...
L’espérance trahie
Nous laissons nos lecteurs suivre pas à pas avec Pierre Gourinard, le calvaire des Français d’Algérie de 1954 à 1962, de « l’espérance trahie » au drame épouvantable des accords d’Évian et à l’ignoble répression gaulliste qui s’ensuivit contre les défenseurs de l’Algérie française. Parmi ces derniers, l’AF joua un rôle de premier plan et ce n’est pas sans émotion que nous retrouvons des visages glorieux, les uns à Paris, les autres sur le terrain : Jean Brune L’inoubliable auteur de Cette haine qui ressemble à l’amour, Jacques Perret, Georges Laffly, Maurice Revel, Pierre Juhel, Pierre Pujo, Jean Méningaud, le capitaine Sergent qui toute sa vie se souvint de ce qu’il devait à l’AF dans ces années héroïques. La modestie empêche Pierre Gourinard de se mettre en avant. Nous savons qu’il fut de tous ces combats. Et par ce livre qui crie la vérité sur un passé glorieux et douloureux, il montre qu’il est, comme le disait Maurras de l’Algérien issu des colonisateurs, « un homme d’esprit, fier, ferme, solide, c’est un citoyen ».
Michel Fromentoux
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La Nouvelle Revue d’Histoire, n° 63, novembre-décembre 2012

Ce livre remue la cendre des souvenirs. Un universitaire du Sud-Est, Pierre Gourinard, a mis son érudition au service de ses fidélités et ses convictions, se penchant sur les trajectoires des royalistes dans les départements algériens, de la conquête à l’exode de 1962. Il ressuscite la mémoire de ces aventuriers légitimistes issus pour la plupart de la petite noblesse qui partirent à la conquête de la terre en fondant des domaines agricoles dans la Mitidja, l’Oranais ou le sud de l’Algérois. Grâce à lui, les noms d’Augustin de Vialar, de Dupré de Saint-Maur ou de Louis de Baudicour, bien oubliés aujourd’hui, reviennent à la lumière. Au vrai, ces hommes vont participer à tous les combats de la communauté coloniale, sans que leur position se distingue véritablement des autres courants ultramontains, et sans acquérir non plus une grande cohérence, puisqu’on y trouve aussi bien des partisans de l’autonomie berbère, de l’assimilation et même du royaume arabe. Il n’est donc pas étonnant que le courant royaliste disparaisse complètement d’Algérie à partir de la fin du Second Empire. Les terres nouvelles s’accommodent mal de la tradition. Il faut donc attendre 50 ans pour que le royalisme refleurisse, au début des années 1920, sous une forme différente avec la constitution de sections d’Action française. Pierre Gourinard nous montre la surprenante empreinte de ces groupes parmi les fonctionnaires autochtones, notamment en Kabylie. Les ligueurs connaîtront les rigueurs de l’Épuration (malgré leur engagement majoritaire dans l’armée d’Afrique), et bien entendu celles de la guerre révolutionnaire. L’auteur décrit les liens
multiples des royalistes d’Algérie avec la lutte pour l’Algérie française: Henri Talmant, Robert Martel, le docteur Lefèvre et bien d’autres sont évoqués. Enfin, Pierre Gourinard conclut par un plaidoyer posthume pour l’assimilation. Pourtant Maurras était dubitatif sur ce point.
Pierre de Meuse
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Bernard Dumont
Article publié le 18 Nov 2012 |

http://www.catholica.presse.fr/


Thèse de doctorat d’histoire, d’un auteur extrêmement précis, cet ouvrage est d’une ampleur beaucoup plus large que son titre ne le laisse supposer. Certes, le fil continu est constitué par l’étude des différents courants royalistes, légitimistes ou orléanistes, étroitement liés dès l’origine à l’installation de la France en Algérie – n’oublions pas, entre autres, que le débarquement de Sidi Ferruch commence le 14 juin 1830, sous le règne de Charles X, qui cédera sa place devant l’émeute à Louis-Philippe, après les Trois Glorieuses, du 27 au 29 juillet, changement de régime lourd de conséquences en Algérie. Véritable mine de renseignements sur l’implantation des Français, puis d’autres arrivants venus des pays méditerranéens environnants, Pierre Gourinard livre une histoire générale de la colonisation de l’ancienne base arrière des pirates barbaresques et de son peuplement, des difficultés d’implantation de l’Eglise, enfin d’un milieu politique restreint mais actif intellectuellement ainsi que dans la vie publique. Pour la part la plus récente, l’auteur parle aussi en témoin, puisqu’il a fait partie du petit cercle des royalistes algérois, en compagnie de ses amis Jean Brune et Pierre Dimech, ce dernier préfaçant son livre en termes chaleureux.
Du point de vue du royalisme, une nette césure apparaît entre le XIXe et le XXe siècle, le terme prenant sa consistance plus idéologique que politique à partir de 1900, du moins en Métropole. Sur place, l’écho de l’Action française est tardif. L’historien le situe après la fin de la Grande Guerre, dans les années 1920. Les autres ligues étaient déjà installées, sur un terreau ancien, correspondant à la stabilisation de la population européenne, et à la symbiose avec la vie politique métropolitaine, qui ne cessa que lors de la cassure finale, à partir de 1958-59, sans être jamais totale. L’ouvrage replace tellement les activités particulières des royalistes – désormais ligueurs ou camelots du Roi – dans le creuset général de l’histoire locale qu’il constitue en fait une véritable analyse politique, prolongée dans le temps, de la manière dont les gouvernements français ont dirigé, ou se sont abstenus de diriger l’organisation des départements d’Algérie, et notamment le statut juridique des autochtones d’origine arabo-berbère. A cet égard, et c’est ici une continuité très nette que met en relief Pierre Gourinard, un souci fut constant, des origines à 1962, dans les milieux qu’il étudie : celui de s’ouvrir aux populations locales, à leurs élites, et de mettre à leur disposition les moyens d’accéder à la civilisation chrétienne, avec une nuance beaucoup plus religieuse dans les débuts. En cohérence avec des positions qui se rapprochaient du catholicisme social, les royalistes des années 1930 ont proposé la solution corporatiste, à l’opposé du choix offert par les institutions officielles, prêtes à accorder la pleine citoyenneté aux Indigènes sous réserve qu’ils renoncent à leur statut personnel, en d’autres termes, qu’ils apostasient en partie l’islam. Ils ont longtemps bénéficié du soutien de personnalités musulmanes (l’auteur indique qu’avant 1940 Ferhat Abbas lisait Maurras et Maritain). C’est cependant au XIXe siècle, presque immédiatement, que la question de la mission s’est trouvée posée, se heurtant à la mauvaise volonté, voire à la franche hostilité d’une administration dominée par la franc-maçonnerie, compensée selon les cas par des personnalités plus ouvertes. Les chapitres sur les rapports entre colonisation et évangélisation fournissent sur ce point de précieux matériaux.
Pour conclure, on pourra retenir l’originalité de cette histoire de l’Algérie française, très détaillée et si différente des approches les plus courantes.


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L’ALGÉRIE DE 1940 À 1943
 

Après l’armistice de 1940, l’Afrique du Nord voyait s’instaurer l’œuvre de redressement du maréchal Pétain. Mais en Algérie particulièrement, une question importante se posait, le loyalisme des Musulmans, effectif depuis le début du conflit, allait-il pouvoir se maintenir, d’autant plus que la défaite militaire, l’exode, l’Occupation par l’ennemi d’une partie du territoire métropolitain pouvaient affecter gravement le prestige de la France
Dés la déclaration de guerre, le général Noguès, tout en restant résident général de France au Maroc, avait reçu le commandement en chef des forces françaises de l’Afrique du Nord. Malgré l’armistice, il semblait urgent de maintenir cette unité de commandement militaire, en englobant aussi l’A.O.F restée fidèle à Vichy. Au début juillet, la situation s’était assombrie.L’attaque de Mers el-Kebir avait entraîné la rupture des relations diplomatiques avec l’Angleterre, mais ni le Maréchal, ni Weygand ministre de la Défense Nationale, ni Paul Baudouin ministre des Affaires Etrangères ne désiraient une réaction hostile qui aurait servi de prétexte à l’ennemi pour s’emparer des bases stratégiques d’Afrique du Nord et d’A.O.F. Il en fut de même au moment de la tentative manquée de Dakar en septembre. Refaire une armée devenait donc une priorité
L’ordre de mission du général Weygand était établi au nom du «Commandant en chef des forces terrestres et aériennes en Afrique».
Les forces navales françaises d’Afrique n’étaient pas sous les ordres du général Weygand, mais le Commandant en chef devait travailler en communauté de vues totale avec l’ amiral Ollive, commandant de la marine en Afrique française dont le siège était Alger et les amiraux Landriau, d’Harcourt, Derrien et Fénard commandants de la marine à Dakar, Casablanca, Bizerte et Alger Alors que les clauses de l’armistice ne donnaient à la France le droit d’entretenir aucune unité d’aviation militaire, le général Bergeret, secrétaire d’Etat à l’Air avait obtenu à Rethondes que les appareils ne soient pas détruits, mais seulement stockés. Aussi en juin 1940, 700 avions avaient-ils traversé la Méditerranée «et atterri en Afrique du Nord. Les délégués français aux com missions d’armistice de Wiesbaden et de Turin réussirent à obtenir l’augmentation du nombre de terrains d’aviation autorisés. Les artisans de la rénovation progressive de l’aviation africaine furent les généraux Odic, puis Mendigal en Afrique du Nord et le général Gama en AOF
En juillet 1941, le haut-personnel du commandement en Afrique du Nord fut changé Weygand obtint la nomination d’officiers généraux de son choix, le général Juin à Rabat, le général Koeltz à Alger et le général de Lattre de Tassigny à Tunis.

LES MESURES MILITAIRES ET LES COMMISSIONS D’ARMISTICE

Malgré les obstacles dressés par les Commissions d’armistice, la réorganisation des forces armées put être menée à bien. Lorsque le général Weygand fut rap pelé d’Afrique sous la pression allemande en novembre 1941, le général Juin le remplaça dans une part de ses fonctions, celle de commandant en chef des forces en Afrique du Nord. Selon les propos de Weygand lui même L’armée d’Afrique avait montré ce dont elle serait capable le jour où elle se retrouverait en face de son adversaire, dotée enfin d’un matériel égal au sien».
La délégation des forces armées put être menée à bien. Lorsque le général Weygand fut rap pelé d’Afrique sous la pression allemande en novembre 1941, le général Juin le rem plaça dans une part de ses fonctions, celle de commandant en chef des forces en Afrique du Nord.
Selon les propos de Weygand lui même «L’armée d’Afrique avait montré ce dont elle serait capable le jour où elle se retrouverait en face de son adversaire, dotée enfin d’un matériel égal au sien».
Quant aux contrats conclus avec l’Italie pour la livraison de céréales et leur trans port, le général Weygand réussit à empêcher certaines cessions et à réduire d’autres dans la mesure du possible.
 
LES QUESTION SOCIALES ET ÉCONOMIQUES

En juillet 1941, tout en conservant la Délégation générale, Weygand fut nommé gouverneur général de l’Algérie en remplacement de l'amiral Abrial secondé par Yves Châtel secrétaire général de la Délégation d’octobre 1940 à juillet 1941 et gouverneur général adjoint de l’Algérie de juillet à novembre 1941 et par Charles Ettori, secrétaire général du Gouvernement général, Weygand devait accorder une grande attention aux questions sociales.
 
La Délégation générale en Afrique du Nord dut lutter contre les ingérences des Commissions d’armistice allemande et italienne. Le général Weygand fut secondé par le commandant Navarre, chef de son 2ème bureau et le lieutenant-colonel Chrétien, chef du service des renseignements. Les Allemands s’intéressaient surtout au Maroc ; en Algérie et en Tunisie, ils placèrent seulement des «officiers de liaison» près des commissions italiennes, dont les exigences devinrent bientôt exorbitantes. Ces commissions d’armistice se livrèrent à une action de propagande qui touchait en priorité des
personnalités musulmanes importantes, proches ou non des mouvements nationalistes extrémistes
De véritables zones de misère existaient dans certains quartiers des grandes villes et l’amélioration du sort des musulmans semblait une priorité. Aussi le général Weygand fit-il effectuer auprès des autorités des trois pays de l’Afrique du Nord une enquête portant sur l’organisation des services de caractère social, tout comme sur l’organisation du travail et sur l’assistance sociale et médicale.
Un relèvement des salaires s’imposait,
mais avec prudence pour des raisons psychologiques : «L’ouvrier indigène vit de peu, n’épargne pas et il est tenté de diminuer le nombre de ses journées de travail à mesure que chacune d’elle doit lui apporter d’avantage». L’afflux des populations rurales dans les villes provoquait l’apparition de bidonvilles. Il fallait donc retenir à la terre ceux des Musulmans qui ne pourraient s’employer dans les villes. Ceci n’était concevable qu’avec l’accession des indigènes à la petite propriété, la concession de terres domaniales, la mise en valeur de terres collectives et la redistribution de terres mal exploitées ou non exploitées, la question essentielle concernait le lotissement progressif d’une partie des terres nouvellement irriguées. Tel était le sens du projet établi par le directeur de l’Agriculture au gouvernement général de l’Algérie, Martin
Le projet Martin tendait à un lotissement progressif d’une partie au moins des terres irriguées qui devaient obtenir un rendement supérieur avec une culture intensive. Sur des parcelles amenées à devenir plus nombreuses, des familles indigènes devaient être installées et accéder progressivement à la propriété. Adoptée par le gouvernement en 1941, peu avant le départ du général Weygand, la loi Martin fut mise en application en 1942. Des efforts furent consentis pour l’industrialisation de l’Algérie. Ce développement industriel devait aller de pair avec l’accroissement de la production agricole, notamment par la poursuite des travaux d’irrigation et de culture intensive. Le départ de général Weygand empêcha la mise en application de la plupart de ces réformes. Il en fut de même pour certaines réformes administratives qui pourtant s’avéraient nécessaires.
 
LES RÉFORMES ADMINISTRATIVES
 
Loyaux dans l’ensemble, les milieux musulmans subissaient la propagande des partis extrémistes locaux, eux-mêmes influencés par celle de l’Axe. Cette propagande s’exerçait grâce aux prisonniers musulmans libérés par les Allemands et renvoyés chez eux, après avoir suivi dans des centres organisés à cet effet, des cours destinés à en faire des propagandistes anti- français, une insistance particulière était mise sur l’hostilité de l’idéologie nationale- socialiste à l’égard des juifs. Il fallait empêcher tout prétexte susceptible de propager cette influence allemande. La situation était délicate en Algérie, celui des trois pays nord-africains où l’entente entre Français de souche et Musulmans était la plus précaire. Le seul incident grave fut la révolte des tirailleurs indigènes à Maison Carrée en janvier 1941, réprimée grâce à l’intervention personnelle du préfet Pagès.
Le P.P.F fut écarté d’Afrique du Nord et Weygand s’opposa à une tournée de propagande de Doriot. Il s’agissait surtout d’une collusion de certains militants doriotistes avec le P.P.A de Messali. Ce dernier qui avait été arrêté au début de la guerre fut condamné en mars 1941. Les mesures contre les extrémistes musulmans étaient justifiées par leur collusion avec les Commissions d’armistice qui allaient jusqu’à la livraison de documents secrets. Des espions au service de l’Allemagne furent fusillés, ce fut le cas en 1941 du chef des scouts musulmans d’Algérie.
Pendant et après le proconsulat de Weygand, la Révolution nationale ne se concevait pas sans des réformes administratives susceptibles de compléter les mesures sociales et économiques. Un témoignage du préfet d’Alger, Pierre Pagès le montre : «Tout date ici de la conquête et rien ne témoigne ici de la fusion des deux communautés. Les européens de souche continuent à faire une colonie de peuplement de ce pays qu’une démographie sans frein et
une érosion éolienne appauvrissent chaque jour davantage... On peut s’interroger sur l’avenir de l’Algérie quand on constate que le moindre emploi administratif est tenu par un Breton ou un Corse et pas un seul garde- barrière n’est musulman».
Le maréchal Pétain lui même en recevant à Vichy, l’été 1942, Augustin Ibazizen avocat kabyle, converti au catholicisme lui déclarait :« Je sais bien que vos camarade et vos compatriotes en général souffrent et qu’ils ne sont pas satisfaits de leur condition... C’est un sujet qui me préoccupe et il faudra changer cette condition en fonction de leurs sacrifices et de l’évolution des hommes... Malheureusement, nous ne pouvons faire actuellement ce que nous voudrions, vous savez pour quoi... Qu’ils gardent confiance car nous changerons leur sort dès que la France aura retrouvé la plénitude de ses moyens
 
VICHY INNOVAIT COMME EN MÉTROPOLE
 
Les projets de réforme du général Weygand ne faisaient que suivre les doléances du Gouverneur général Jonnart qui, dès 1900, avait réclamé une décentralisation en faveur des préfets. Mais en 1940-1941, rien n’était encore fait et les préfets se voyaient refuser des prérogatives essentielles telle que l’autorité sur les administrateurs de Commune mixte et la nomination des caïds. Un autre exemple illustrait cette carence : la nomination des instituteurs échappait au Recteur de l’Académie d’Alger. Tout ceci relevait du Gouvernement général qu’il fallait décharger de cette besogne administrative, tout en lui donnant plus de pouvoirs en matière de maintien de l’ordre.
 La dissolution des municipalités en 1941 était fondée sur le même principe qu’en métropole. Cette dissolution risquait de faire apparaître une tutelle administrative trop étroite, mais en réalité elle a souvent revêtu une influence bénéfique. Elle a per
mis, surtout en pays kabyle, une adhésion plus large des Musulmans à la vie municipale. Une telle mesure était la bienvenue
en Kabylie où la tradition des assemblées municipales était conforme aux mentalités. Vichy innovait dans ce domaine et l’expérience fut reprise avec les Centres municipaux à partir de 1945 et les mesures de 1958-1959. La municipalité d’Alger constituée en décembre 1941 sous la direction d’Augustin Rozis, maire élu en 1935, comprenait huit musulmans, les professions étaient ainsi réparties, deux avocats, un officier, un directeur d’école, un employé, un cheminot, un propriétaire foncier et un ingénieur, Salah Bouakouir, ancien élève de Polytechnique et futur secrétaire général adjoint du Gouvernement général d’Algérie.
De même, quatre musulmans furent nommés au Conseil national, pour le départe ment d’Alger, Boukerdena, pharmacien et Ibnou Zekri, professeur à la Medersa ; pour le Constantinois, Cherif Sisbane, avocat; pour l’Oranie, Benchiha Boucif, agriculteur.
Pour Weygand lui même, l’unification des méthodes administratives métropolitaine et algérienne avait conduit à une véritable inertie de la politique indigène devenue négative et dépourvue d’autorité comme de générosité. Ainsi le mode de nomination des caïds laissait-il à désirer. Ceux-ci étaient nommés souvent sans garanties suffisantes avec des rémunérations trop modiques. Ceci entraînait souvent un grand nombre de caïds à augmenter leur traitement par des procédés irréguliers qui les faisaient mésestimer et détester. Dans les domaines de la Justice et de la Police, il fallait augmenter et sélectionner le personnel afin d’obtenir plus de rapidité et d’équité. Des territoires étendus étaient alors soumis à l’autorité d’un seul juge de paix.
Cette sous-administration restait encore une question épineuse qui devait se poser pendant la guerre d’Algérie. Les mesures prises entre janvier 1955 et mai 1958 par le gouverneur général Soustelle, le ministre résidant Lacoste et le secrétaire d’Etat aux affaires algériennes Champeix, s’inscrivant dans ce sens
 
L’ALGÉRIE APRÈS LE DÉPART DU GÉNÉRAL WEYGAND
 
En novembre 1941, après le départ du général Weygand, Yves Châtel devient gouverneur général de l’Algérie. Les autorités civiles et militaires de l’Algérie restent en fonctions. La fonction de délégué général est supprimée, mais le secrétariat général est maintenu : les prérogatives de l’amiral Fénard étaient limitées au domaine économique. Le généra Juin, devenu commandant en chef des for
ces françaises en Afrique du Nord poursuivit
l’œuvre de réorganisation militaire du général Weygand. Après le débarquement du 8 novembre 1942, l’ amiral Darlan devenant Haut- Commissaire, le gouverneur général Châtel et les préfets des trois départements restèrent en fonction. Après l’assassinat de l’amiral, le 24 décembre 1942 et son remplacement par le général Giraud, Marcel Peyrouton suc céda à Yves Châtel en janvier 1943 ; et en mars, trois nouveaux préfets furent nommés à Alger, Constantine et Oran.
L’ordonnance du 1er décembre 1942 portait création d’un Conseil impérial dont le gouverneur général de l’Algérie faisait partie. Le Haut-commissaire et les gouverneurs généraux Châtel et Peyrouton prirent des mesures conformes à l’effort de guerre de l’Empire. Si la déclaration du général Giraud, le 14 mars 1943, pouvait être con sidérée comme la rupture définitive avec Vichy, elle était assortie de réserves. En effet les actes constitutionnels, lois et décrets, postérieurs au 24 juin 1940, date de l’armistice avec l’Allemagne, étaient déclarés nuls. Cette déclaration était erronée puisque cette nullité était proclamée en raison du manque de fondement d’une législation soumise à l’agrément de l’ennemi. Mais une réserve importante subsistait parce que Giraud précisait que les règles générales contenues dans les textes déclarés nuls, restaient en vigueur à titre provisoire. Il fallut attendre l’arrivée du général de Gaulle à Alger pour que la rupture avec Vichy soit complète. Le général Giraud, réduit à son commandement militaire et écarté de la coprésidence du Comité de la Libération en novembre 1943, l’Epuration commençait.
 
LES PROJETS DE RÉFORME ET LEUR REPRISE
 
A première vue, les projets de réforme ont été condamnés à l’oubli en raison du départ du général Weygand exigé par les Allemands et de la répudiation de Vichy imposée après l’arrivée à Alger du général De Gaulle. Mais, même si la filiation n’a pas été formellement reconnue, les réformes administratives, économiques et sociales entreprises entre 1955et 1959 n’étaient pas sans analogie avec les projets de Weygand. L’œuvre des Officiers de S.A.S et de S.A.U pendant la guerre d’Algérie procédait du même état d’esprit. Eux-mêmes étaient pénétrés de leur expérience indochinoise et Weygand, Haut-Commissaire en Syrie et au Liban de 1923 à 1924, y avait découvert la force de la revendication nationale des élites locales et vu fonctionner des formes de gouvernements locaux.
Il faut retirer une leçon essentielle de la période. Le prestige du Maréchal est resté considérable et devait le demeurer au delà du débarquement du 8 novembre 1942 et même de la rupture complète de mai juin 1943. En Tunisie et en Italie, des unités for mées de contingents algériens montaient en ligne en chantant «Maréchal nous voilà».
Lors des obsèques de l’amiral Darlan, la ferveur recueillie de la foule algéroise témoignait d’un attachement véritable. Les sentiments de fidélité de la grande majorité des Musulmans demeuraient inébranlables. Le Maréchal incarnait pour eux l’image du Père. Des témoignages émouvants se manifestèrent pendant le calvaire de l’Ile d’Yeu et au moment de la mort du Maréchal. Il n’est pas inexact de dire qu’une grande partie de l’élite des Musulmans d’Algérie fut à l’exemple de celle de l’Empire tout entier. Elle fut influencée par les idéaux de la Révolution nationale, dans la mesure où elle y trouvait une conformité à ses traditions les plus chères.
 
 
Pierre Gourinard

 
 

 
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Omar Aktouf. Professeur titulaire à HEC Montréal

«Je crains pour le pays ce qui est arrivé à l’Argentine en 2003»

 

le 29.03.16 |  EL WATAN 

 

L’éminent professeur Omar Aktouf, économiste de renom, membre fondateur du groupe de recherche Humanisme et gestion, dresse dans cet entretien un diagnostic critique de la situation socio- économique du pays et alerte sur les risques d’un scénario comparable à celui de l’Argentine en 2003. Il estime que «le proche avenir fait craindre une explosion de la rue ou, pire, une explosion accompagnée des chants de vilaines sirènes qui psalmodient le long de nos frontières».


L’Algérie traverse une situation extrêmement difficile et complexe marquée  par un blocage et un statu quo politiques auxquels s’est greffée une grave crise économique due à la baisse des revenus des hydrocarbures. Quel regard portez-vous sur la situation économique et sociale du pays ?

Un regard attristé et pessimiste. Mais sans étonnement, car ce qui arrive était prévisible, crise pétrolière exogène ou pas. Cette dernière est la goutte qui accélère les choses et fait déborder un vase qui a atteint le trop-plein depuis longtemps. Ce trop-plein, c’est la permanence d’un régime de clans et de mâarifa, dictatorial, incompétent, illégitime et corrompu.

Ce régime que je dénomme «système Algérie» ne dissimule plus ni ses tares ni ses pratiques cyniques, jusqu’à s’octroyer des Constitutions sur mesure, selon ses besoins. Cette crise économique – et celle sociale qui l’accompagne inévitablement – peut autant être un déclencheur (mèche de mise à feu) qu’une source de grands désordres.

La situation difficile et complexe dont vous parlez couve depuis des décennies. Elle est le fruit de l’abandon progressif, au nom de «l’ouverture» vers l’«économie de marché», de politiques antérieures plus dirigistes et plus responsables. Politiques qui, vaille que vaille, étaient en train de fournir l’Algérie en main-d’œuvre qualifiée, cadres professionnels, programmes agricoles, biens d’équipement et de production.

Toutes les choses qui auraient pu nous mettre sur la voie d’un développement autocentré (Corée, Malaisie, Chine...) et de sortie de l’hyper-dépendance aux hydrocarbures. Au nom du dieu «marché» et de son archange, le «secteur privé», on a saboté, détourné et bradé des pans entiers des bases de l’économie nationale. On a abdiqué – cédant aux sirènes des ajustements structurels – toute responsabilité-souveraineté étatique sur l’économie. Le modèle néolibéral adopté n’a jamais fonctionné, point ! L’entêtement dans cette voie nous mène logiquement vers un état de quasi-chaos dès lors que les flux de dollars pétroliers rétrécissent.

L’Algérie est déjà passée par des crises similaires et ses dirigeants avaient compté sur une hausse des prix du pétrole pour s’en sortir. Aujourd’hui, les meilleurs pronostics donnent encore deux années au Fonds de régulation des recettes (FRR) pour faire face aux dépenses publiques. Est-ce une perspective rassurante en vue de la situation très fragile et aléatoire du marché pétrolier ?

Le contexte de la présente crise est plus grave que ceux des précédentes, y compris celle de 1985-1986. Aujourd’hui, l’Algérie fait face à la conjonction d’une triple crise aux ramifications autant endogènes qu’exogènes. La facette endogène est en grande partie celle dont je traite plus haut : la facilité de se contenter de vendre pétrole et gaz pour tout importer et acheter, y compris la paix sociale.

L’euphorie du prix du baril à plus de 100 dollars a démultiplié improvisation, fuite en avant et incompétence arrogante. Si on combine cela au fait que le «privé» compte pour moins de 2 à 3% dans l’activité économique globale, que la partie invisible de son iceberg est largement extravertie (import-import et exportation de profits), opaque et informelle (au moins à 50% : gouffre insondable de corruption, détournement, blanchiment). Avec les fortunes d’oligarques pesant des dizaines de milliards de dollars qui ne cherchent qu’à fuir un bateau qui coule, on a un portrait des plus inquiétants.

Comme je l’avais prévu et annoncé lors de la réunion du CNES en septembre dernier, autant le FRR que les réserves en devises fondent à grande vitesse, tandis que les déficits du budget, du Trésor, des paiements s’envolent. Je crois optimiste de penser que l’on peut encore tenir deux ou trois années ainsi. Le 6 janvier dernier, la Banque d’Algérie tirait d’inquiétantes sonnettes d’alarmes : le FRR fond de plus de 40% en un an (de 3000 milliards de dinars en 2015-2016 à moins de 1800 milliards), tandis que les réserves perdent 35 à 40 milliards de dollars, que le déficit commercial et les rentrées en devises prennent des directions inverses… La facette exogène, elle, est triple : dégringolade des prix pétroliers et morosité chronique de l’économie mondiale, d’un côté, et hausse d’agitations menaçantes à nos frontières de l’autre. Donc, hélas, je dis non pour l’optimisme. Les perspectives sont peu rassurantes !

Le système rentier a plus que jamais montré ses limites. Le gouvernement vante aujourd’hui les mérites de l’économie diversifiée mais peine à lui donner corps. Est-il encore possible de sortir de la rente et comment ?

Sortir de la rente des hydrocarbures ne peut se faire d’un coup de baguette magique. Vanter la diversification est une chose, la concrétiser en est une autre ! On n’aurait jamais dû ralentir, encore moins saccager (éparpillement des pouvoirs de l’ère Boumediène) les importantes installations de transformation pétrochimique, par exemple. Voilà un secteur où on aurait pu développer un immense terreau de diversification, les dérivés du pétrole se comptant en dizaines de milliers.

Par ailleurs, diversifier n’est synonyme ni de déchiqueter ni de brader. Par essence, le secteur privé cherche à «faire de l’argent», non à tisser une toile industrielle intravertie et complémentaire entre filières. Noircir le tableau des échanges interindustriels est le dernier de ses soucis. Or, sous la houlette du FMI et autres officines vouées à la défense des intérêts des multinationales, on a confondu privatiser et diversifier : le dieu «marché» s’en occuperait automatiquement.

Au moment où les succès de Trump et de Sanders ne s’expliquent pas autrement, le peuple américain crie fort qu’il en a assez du modèle néolibéral en général, et américain en particulier, nous continuons à recevoir en pompe des émissaires du FMI qui s’entêtent à nous donner des leçons à l’aide de la même pensée magique qui prévaut depuis 40 ans. Cela fait trois ou quatre décennies que ces gens défendent exclusivement les intérêts des patronats (économie dite «du côté de l’offre»).

On ne cesse d’en voir les effets désastreux et on continue ! Sortir de la rente, c’est d’abord sortir du néolibéralisme et du «système Algérie». L’absence de confiance en nos institutions explique l’échec du programme de «déclaration volontaire taxée à 7%» et handicape déjà celui de l’emprunt national à 5% annoncé.

Les ressources en hydrocarbures ont toujours été perçues à la fois comme une bénédiction  mais aussi comme une malédiction, tant elles servent l’économie rentière. Le froid qui touche aujourd’hui le thermomètre pétrolier est-il une chance pour en finir avec le système de la rente ?

Hélas, c’est bien plus le côté malédiction que l’on voit. On a honteusement dilapidé les revenus de nos hydrocarbures comme des gamins et gaspillé les énormes potentialités qu’on aurait pu utiliser  intelligemment  pour planifier l’après-pétrole. Aujourd’hui, nous sommes face non pas à une «chance» mais à une «impasse» qui nous met dos au mur… sans avoir la moindre idée de la façon dont on pourrait franchir ce mur. Nous n’en avons pas non plus les moyens car un significatif rebond des prix du pétrole n’est sur aucun radar, tandis que nos quantités à l’exportation sont en baisse dangereusement tendancielle.

Ce «froid» du thermomètre des hydrocarbures ne nous sera d’un quelconque bénéfice que s’il sert d’abord à chasser, urgemment, ce «système Algérie» qui n’est plus que cynisme et gabegie. Ensuite, il faudrait mettre au pas ladite «économie informelle», rendre plus intravertis et plus «nationalistes» nos oligarques devenus Etats dans l’Etat.

Enfin, mettre sous contrôle de plans étatiques de grands chantiers prioritaires et «structurants». De l’agriculture à la technologie 4G en passant par la formation de main-d’œuvre productive… (et non de milliers de MBA et de pseudo docteurs en gestion dits  DBA qui non seulement perpétuent indûment le néolibéralisme, mais vont finir, au rythme où se multiplient ces cursus, par devoir se gérer entre eux) !

Méditons ce qu’ont fait la Malaisie, la Russie sous Poutine, l’Islande avec son système financier étatisé depuis 2008, ou l’Argentine avec un strict contrôle des IDE depuis sa crise de 2003.

Un risque majeur plane sur les entreprises publiques avec une loi de finances qui ouvre grand la voie aux privatisations. Qu’en pensez-vous ?

Cela indique que les vieilles potions (ajustements structurels…) du FMI et ses satellites sont encore, malgré leur échec un peu partout, à l’ordre du jour. Je crains pour notre pays ce qui est arrivé à l’Argentine. Classée alors «meilleure élève du FMI», elle a sombré dans le chaos en 2003. Ce pays s’est retrouvé, dès la fin des années 1990, à n’être plus propriétaire de pratiquement rien de son économie et de ses services publics. Tout ce que générait son économie s’expatriait à grands flots.

La spirale est simple : comme il n’y a aucune personne morale ou physique propre au pays ayant accumulé suffisamment de «capital primitif», tout s’est retrouvé bradé, aux mains de clans liés au vampirisme des multinationales telles ITT, ATT, Vivendi. L’extraversion de l’économie avait atteint de telles proportions qu’en 2003, le pays était en banqueroute. Jusqu’à aujourd’hui, l’Argentine doit payer à des fonds vautours de Wall Street des sommes colossales en intérêts sur des rachats à la baisse de sa dette.

Je ne suis pas contre le principe de privatisation en soi. Mais qu’on privatise avec prudence, discernement… et sous conditions. Ce qui relève des besoins essentiels du citoyen, de la souveraineté de la nation, des ressources stratégiques, des biens publics ne peut être confié à des intérêts privés et encore moins étrangers.

Tout cela me semble primordial à rappeler, à l’heure où la presse occidentale titre un peu partout «Le constat d’échec des thèses libérales» (voir notammenthttp://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/464476/perspectives-echec-des-theses-liberales) citant les rapports de l’ONU, de l’OCDE, du PNUD… et du FMI lui-même (qui stigmatise les politiques d’austérité !).

Le couple austérité-privatisation est pourtant ce que propose le gouvernement. Est-ce une réponse appropriée à la situation actuelle ? Le libéralisme sauvage peut-il être une option dans une situation géopolitique des plus sensibles ?

Ce couple austérité (toujours sur le dos des plus vulnérables) et privatisation est la mortifère combinaison qui a conduit l’Argentine au chaos de 2003. Voulons-nous cela pour l’Algérie ? Regardons aussi l’Europe (les cas grec, espagnol, portugais, italien) qui, avec son arsenal d’assises économiques séculaires, d’institutions ancrées et huilées, sa pléthore d’experts, ne sait toujours pas, depuis 2008, où donner de la tête ; elle en est toujours à tâtonner pour se sortir de cette crise.

On y a tenté toutes les recettes de l’arsenal néolibéral, y compris le couple «austérité-privatisation» et même les plus contradictoires comme l’alternance entre rigueur, expansion monétaire, mesures de relance… rien n’y fait. A tel point qu’on a recours aujourd’hui à des mesures suicidaires dont les effets sont de véritables trous noirs. Les suicidaires relèvent de l’abdication sans conditions devant les forces transnationales de l’argent et des magouilles financières : Google, Facebook, Microsoft… qui fraudent le fisc, privant les Etats de titanesques revenus.

Ainsi, Londres vient d’annoncer, emboîtant le pas à l’Irlande qui taxe les profits à 13%, un taux maximal d’imposition de 17%... pour faire affluer, par exemple, des entreprises taxées à 30% en France. A ainsi se faire la lutte à qui taxera le moins le grand capital, toutes ces nations coupent les branches sur lesquelles elles sont assises. Les «effets trous noirs», eux, sont ces plongeons vers l’inconnu comme les taux d’intérêt négatifs ou les recours aux «hélicoptères à billets» (forcer le regain des prix par «arrosage» massif de liquidités).

Si pour la toute-puissante Europe tout cela ne fonctionne guère, comment espérer que cela fasse des miracles chez-nous ? Citons, à propos du «marché» et du «privé», le célèbre Adam Smith, qu’on ne peut soupçonner d’antilibéralisme : «Laissez trois businessmen faire du business sans surveiller ce qu’ils font et vous avez trois brigands !» ; «Les gouvernements doivent recevoir avec la plus grande défiance toute proposition venant de gens d’affaires. Celle-ci ne doit être adoptée ou transformée en règle ou en loi qu’après un long et sérieux examen, non seulement avec la plus scrupuleuse mais la plus soupçonneuse des attentions».

Avec un grand déficit budgétaire, un pouvoir autoritaire et décrié, un voisinage livré à l’insécurité, comment voyez-vous le proche avenir de l’Algérie ?

Combinons l’accélération des différents déficits, la décélération des revenus internes et externes, la baisse tendancielle des prix du pétrole et du gaz, la baisse vertigineuse du dinar, la hausse de la consommation interne en hydrocarbures et la baisse tendancielle de leur production, l’ampleur inconnue des fuites de capitaux du privé, des oligarques, des clans divers et de l’informel, l’indigence de nos capacités de substitution aux importations, l’indigence de nos capacités installées de production locale, de main-d’œuvre qualifiée, la non moins indigence de pensée économique, de légitimité et de compétence aux plus hauts niveaux, le ras-le-bol social… et nous sommes devant, au mieux, un fort probable chaos de type Argentine de 2003 ou, au pire, si on y ajoute les menaces à nos frontières, un scénario de type  «printemps arabe».

On nous parle d’un imminent «nouveau modèle économique». Personnellement, je m’en réjouis puisque c’est ce que je prône depuis des décennies. Mais c’est sans doute trop peu et trop tard. Et puis, à lire les bribes qui filtrent de-ci de-là, je ne vois pas grand-chose de nouveau à revisiter des litanies creuses telles que «diversification»,  «économie du savoir», «nouvelles technologies», «renforcement des capacités managériales», «dynamisation de la Bourse», «libéralisation du commerce extérieur»…

Ce n’est qu’un éternel recommencement de la même chose, c’est-à-dire du vide néolibéral, du captage de la rente... Rien de sérieux ! Las ! Le «proche avenir» sous de tels auspices, me fait craindre une explosion de la rue ou, pire, une explosion accompagnée des chants de vilaines sirènes qui psalmodient le long de nos frontières. 

Nadjia Bouaricha



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Congrès de la Soummam
 Abane au chevet de la crise algérienne


le 18.08.16 - EL WATAN
 
Par : Djamel Zenati , militant de la démocratie.

L’évocation du Congrès de la Soummam ne manque jamais de susciter des interrogations et de soulever des débats parfois passionnés.
 
Et pour cause, l’événement se confond avec son principal concepteur, Abane Ramdane, et son destin tragique, l’élimination physique. La date du 20 août 56 dérange, agace, dévoile les embarras et les hypocrisies, les reniements et les hésitations. L’aversion pour ce rendez-vous historique va des gouvernants jusqu’à une partie de l’opposition.
A titre d’exemple, le texte de Mazafran autour duquel est réunie la CLTD a «omis» de référer à la plate-forme de la Soummam sur veto islamiste. La résurgence récursive des polémiques et des réflexes d’il y a soixante ans révèle notre impuissance à trancher de manière claire et irrévocable une question fondamentale : quelle Algérie voulons nous ?
Cette modeste contribution ambitionne de revisiter l’événement, d’en extraire le sens et tentera de comprendre dans quelle mesure il a pu impacter les évolutions ultérieures.
Parler du passé est délicat et comporte d’énormes difficultés. Traiter d’un événement historique à la manière d’un fait divers expose à la réduction et au subjectivisme. Dans cette approche, le jugement l’emporte sur le sens.
Par ailleurs, nous nous démarquons de la tendance, de plus en plus en vogue, à la communautarisation de la mémoire et de l’Histoire. Avec ses moments de gloire et ses séquences obscures, du reste dialectiquement liés, l’Histoire est un tout. Elle nous impose d’assumer cette totalité et de nous éloigner des constructions fragmentaires, mystifiantes et conflictuelles.

L’ÉVÉNEMENT

Au moment où la rencontre historique d’Ifri ouvrait enfin de nouvelles perspectives révolutionnaires, un mouvement de forte inertie se cristallise pour figer la Révolution dans une pensée pauvre et sommaire et des structures éculées et inopérantes.
Pour des chefs à majorité socialisés dans la culture du factionnalisme, de l’intrigue et de la force, il est impensable de sacrifier aux principes de clarté, de rationalité et d’émancipation. L’engagement révolutionnaire a ses limites.
Cet événement va libérer l’ensemble des forces en rapport direct ou indirect avec la question algérienne. La dynamique libératrice se trouvera alors prisonnière d’un enchevêtrement de stratégies, internes et externes, en continuelle interférence, s’opposant ou entrant en résonance selon la nature des enjeux et les intérêts des uns et des autres.
L’assassinat de Abane est la conséquence de ce conflit à polarité multiple. Les raisons profondes et les motivations étant inavouables, les parties en présence, de connivence ou en convergence objective, s’attacheront avec résolution à réunir les éléments constitutifs d’une légitimation a posteriori d’un crime abject aux conséquences désastreuses.

ABANE VICTIME DE SON AUTORITARISME

Les années 1955 et 1956 ont été marquées par un faisceau d’événements d’une importance sans égale. Indépendance du Maroc et de la Tunisie, découverte du pétrole à Hassi Messaoud, négociations secrètes entre le FLN et des représentants du pouvoir français, conférence de Bandung, premiers signes de la crise de Suez, pacte de Baghdad vont alors s’entrecroiser et donner un coup d’accélération à l’histoire. Cela augurait d’un bouleversement profond dans la problématique algérienne et laissait entrevoir un durcissement de la position coloniale. Cette conjoncture particulière n’a pas échappé à la vigilance de Abane, Ben M’hidi et les autres. Usant de leur capacité d’anticipation, ils se mirent à l’œuvre.
Pressé d’en finir avec une situation coloniale intenable et confronté aux limites d’un nationalisme segmenté et à la stratégie approximative, Abane choisit le traitement de choc. Est-ce vraiment faire choix devant une situation bloquée ? Il lui fallait mettre du sens dans le mouvement, de l’unité dans la dispersion, du souffle dans l’action et de l’ordre dans l’anarchie. Il le fit non sans difficulté, avec autorité mais sans aucune velléité autoritaire. Il était un homme d’autorité et non un homme autoritaire.
Son attitude ferme et intransigeante est réelle. Mais elle l’est d’abord envers lui-même. Elle est ensuite dictée par les contingences du moment. Elle est enfin l’effet d’un excès de pédagogie mêlé à un sentiment d’exaspération face à l’indigence intellectuelle caractérisée de responsables grisés par la seule soif du pouvoir. Si Abane a été assassiné pour la dureté de ses comportements, que dire alors de ses assassins ?

ABANE VICTIME DE RIVALITÉS

A travers ses écrits, Khalfa Mameri dévoile nombre d’aspects de la personnalité de Abane et révèle les détails de sa liquidation. Le style dont use l’auteur de Abane Ramdane, le faux procès laisse transparaître de la sincérité, de l’émotion et une indignation légitime.
Toutefois, en s’enfermant dans la perspective d’une herméneutique de surface, Khalfa Mameri se prive d’éléments indispensables et décisifs à même de restituer à ce crime son sens entier.
En effet, sa démonstration se fonde essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, sur la note d’Ouamrane rédigée à Tunis le 15 août 1958 et adressé à ses pairs du CCE. La pensée profonde de Abane et le sens lointain de sa vision n’ont pas bénéficié d’une expertise poussée. Le résultat auquel il a abouti porte les limites de cette démarche. Dans l’introduction à la troisième édition augmentée du livre Abane, le faux procès, il écrit : «Je ne vois d’autre explication au meurtre de Abane Ramdane que celle d’une rivalité implacable, impitoyable pour contrôler la Révolution et devenir plus tard le chef de l’Algérie indépendante.»
Mameri n’est pas dans le faux. Mais sa conclusion est de faible véridicité. En effet, si l’objectif de Krim est de se débarrasser d’un rival potentiel, il en est différemment de Boussouf. Ce dernier n’est pas dans une démarche individuelle, il prend ses ordres ailleurs. En définitive, Krim et Boussouf, consciemment ou inconsciemment, agissent pour le compte d’une partie invisible. Celle-ci, très au fait des rivalités, les attise et les utilise à son propre profit. Le conflit opposant Abane à cette partie invisible est d’ordre stratégique. Il porte sur la nature du futur Etat algérien.
Par ailleurs, notre étonnement fut grand à la lecture de certains passages de son livre. Parlant de la note d’Ouamrane, Mameri écrit :
«A ma connaissance, ce document n’a jamais été évoqué, encore moins publié dans aucun des ouvrages qui ont traité de la guerre d’Algérie. J’ai le redoutable privilège d’en parler pour la première fois. […] Tous ceux qui ont lu le document en question, en fait un petit nombre de personnalités (moins d’une dizaine), m’ont fortement recommandé de ne pas le publier. […] cela risquait de déclencher une tempête en Kabylie».
Ces propos appellent de la précision. Tout d’abord, et contrairement à l’affirmation de Mameri, ce document a déjà été évoqué par Yves Courrière. Dans son livre L’heure des colonels, troisième tome d’une série consacrée à la guerre d’Algérie et paru aux éditions Fayard en 1970, ce journaliste et grand reporter de guerre reproduit de larges extraits du fameux document . Dans la note 1 figurant en bas de la page 187, il précise : «Ce dialogue, ainsi que les circonstances de la mort de Abane, sont tirés du seul document existant sur le fait mystérieux révélé ici pour la première fois. Il s’agit d’un rapport ultra-secret envoyé aux membres de CCE et rédigé par l’un d’entre eux le 15 août 1958 à Tunis».
Khalfa Mameri pouvait-il ignorer l’existence de ce livre ? Il s’agit probablement d’un oubli par méconnaissance, loin de toute tentation à usurper un droit de primeur.
Enfin, la dramatisation excessive avec laquelle est entourée la question de l’opportunité de la publication du document laisse pour le moins perplexe. Pourtant, le document ne comporte rien, absolument rien qui puisse justifier autant d’inquiétude. Deux lectures possibles. Ou bien Mameri est en quête du sensationnel, ou alors suggère-t-il la thèse d’une élimination de Abane pour délit d’appartenance à la Kabylie. Cette seconde hypothèse mérite une attention particulière.
En identifiant Abane par le seul marqueur kabyle, Mameri semble adopter l’approche culturaliste. Continuons la démarche en nous intéressant cette fois-ci au commanditaire. Le rapport d’Ouamrane se clôt par la phrase suivante : «Il est à noter qu’un élément dont le nom sera révélé au moment opportun m’a fait savoir à Beyrouth que Abane a été exécuté par Boussouf sur ordre de Krim».
En langage culturaliste, cela se traduit comme suit : il a été révélé à Ouamrane, un Kabyle, que Abane, un autre Kabyle, a été exécuté sur ordre de Krim, encore un Kabyle. Le raisonnement culturaliste tombe en ruine.

LES MISÉRES DU FACTIONNALISME

Cela nous autorise-t-il pour autant à conclure à l’inexistence du régionalisme ? Absolument pas. Le sentiment anti-kabyle existe, de même son symétrique, le sentiment anti-arabe. Seulement, se hasarder à expliquer l’un par l’autre expose au problème de circularité, à l’impasse du cercle vicieux. La raison est simple : les deux sont produits par une même cause et ne possèdent pas de logique propre. Dans une large mesure, c’est le factionnalisme qui crée le régionalisme et non l’inverse. Le régionalisme ne se confond pas avec le sentiment d’appartenance régionale. Le régionalisme naît de l’utilisation de ce sentiment comme ressource politique dans la compétition pour la conquête du pouvoir ou du leadership. Il est le mode d’affirmation d’élites impatientes et à la vision atrophiée. Pouvait-il en être autrement au regard des conditions de l’époque ? Le factionnalisme, adossé au régionalisme, rend compte de l’état de la société, de ses pesanteurs sociologiques. Il renvoie aussi à un contexte d’impasse politique indépassable dans le cadre d’un rapport de domination.. L’islamisme obéit au même schéma. Certaines évolutions récentes observables dans plusieurs régions du pays et du monde semblent également emprunter la même voie.
Aujourd’hui, nombreux sont les politiques à puiser dans le registre des solidarités primordiales. A commencer par le pouvoir lui-même. L’irruption fulgurante des identifications particularistes (chaoui, kabyle, m’zab, tergui, el gharb, echarq, etc) porte la signature de l’incapacité génétique de l’autoritarisme à apporter une réponse rationnelle à la question de l’intégration nationale.

ABANE FACTIONNALISTE ?

Abane était-il un adepte du factionnalisme ? Assurément non. Ayant parfaitement compris la réalité du phénomène, Abane l’a intégré, peut-être même s’en est servi, dans la perspective de le dépasser. Soustraire la Révolution à l’enfermement factionnel exige une implication plus directe de la société dans le mouvement de libération. D’où les nombreuses initiatives de Abane en direction des travailleurs, commerçants et étudiants. «Jetez la Révolution dans la rue, le peuple s’en emparera», disait à juste titre Larbi Ben M’hidi.
Enfin, est-il raisonnable de suspecter de factionnalisme l’homme qui s’est résolument employé à rallier l’ensemble des formations politiques aux thèses frontistes ? Abane est inclassable. En effet, selon le critère retenu, il est tantôt dans un clan et tantôt dans un autre et parfois nulle part. Il incarne, sans le vouloir, une sorte de synthèse. Son erreur a été de sous-estimer la puissance redoutable et la force de résistance du factionnalisme.
Le point faible majeur de la plate-forme de la Soummam se trouve justement dans son aspect politique. C’est-à-dire dans la nature et la structure des forces politiques censées la porter.

LA MAIN ÉTRANGÈRE

La vigueur et l’intensité du fait régionaliste dans le mouvement national ne sauraient s’expliquer sans l’action idéologique de la France et de l’Egypte. En effet, la «politique de division» de la France et la «politique arabe» de l’Egypte se sont subtilement accordées pour faire d’une diversité culturelle et politique enrichissante une frontière infranchissable et un clivage destructeur.                
Des clichés fictifs et déformants sont façonnés et distillés pour égarer les acteurs et brouiller les représentations sociales. Le cas de l’Egypte nous interpelle particulièrement au regard de l’objet de notre contribution.
Pour les dirigeants égyptiens, de l’aveu même de Fethi Al Dib, haut dirigeant égyptien, les Kabyles sont suspects car insuffisamment imprégnés de l’idéologie nassérienne et trop attachés à leur tribalisme. Pour autant, les Arabes ne trouvent pas tous grâce à leurs yeux. Il y a les bons et les mauvais Arabes. Pour les Egyptiens, Ben Bella est l’incarnation parfaite du bon Arabe. Son enthousiasme pour l’idéologique nassérienne et sa vénération sans limite pour le Raïs font de lui le meilleur garant d’une allégeance de l’Algérie à l’Egypte. Adoubé et cajolé, il bénéficiera de tous les soutiens afin d’asseoir son hégémonie sur la Révolution. Tout cela avec l’appui discret de la France. 
Dans un entretien au journal Liberté publié le 7 novembre 2002, la veuve de Abane raconte : «Après l’arraisonnement de l’avion en 1956, les cinq dirigeants du FLN ont été amenés à Alger. Sur le bitume de l’aéroport, Mohamed Boudiaf tenait un porte-documents entre les mains. Un gendarme s’est avancé vers lui, le lui a pris des mains pour le remettre à Ahmed Ben Bella. A ce moment-là, un flash a crépité pour immortaliser l’instant». Pourquoi, demande alors le journaliste ? Madame Abane poursuit : «Pour faire croire que c’est Ben Bella le premier dirigeant. Cette anecdote m’a été racontée par Boudiaf lui-même. Il avait compris que la France voulait donner un chef à la Révolution algérienne, le plus bête des chefs. C’est la dernière farce que la France nous a faite.
Ben Bella était un grand inconnu en 1954».
En revanche, Abane fera l’objet d’une campagne de diabolisation sans bornes. Pour les Egyptiens, il constitue un obstacle à l’ascension de Ben Bella et par ricochet, au dessein algérien de Nasser, à savoir la mise sous tutelle égyptienne de la Révolution et du futur Etat algérien. Il sera alors vilipendé et chargé de toutes les «tares» : Kabyle, marxiste, religiosité incertaine, occidentaliste, autoritaire, etc. Quant aux Français, ils voient en Abane le dirigeant cultivé, le souverainiste intransigeant et l’interlocuteur difficile. Ce n’est certainement pas l’homme qu’ils souhaiteraient voir présider aux destinées de la Révolution et encore moins de l’Algérie indépendante. La France est dans une double logique : maintenir le rapport colonial ou, le cas échéant, exercer un contrôle sur l’Algérie à partir d’une intermédiation sûre.

ABANE VICTIME DE SON OCCIDENTALITÉ

Dès l’adoption de la plate-forme de la Soummam, des voix s’élèvent pour crier au déviationnisme. Cette fois l’accusation emprunte au registre du symbolique et du sensible. Dans ses mémoires, Lakhdar Bentobal rapporte : «Les Egyptiens, quand ils avaient pris connaissance du texte de la Soummam, avaient dit qu’il s’agissait là d’une déviation de la Révolution et que c’était plus du marxisme que du nationalisme».
La sentence égyptienne n’est pas partagée par certains observateurs pourtant mieux avertis et plus crédibles en la matière. Dans son ouvrage Quand l’Algérie s’insurgeait, Daniel Guérin, figure de proue d’une tendance de l’extrême gauche française et grand militant anticolonialiste, écrit à propos de la même plate-forme : «Elle est essentiellement patriotique et militaire, privée de tout contenu social, pour ne pas dire socialiste».
Cette énorme différence d’appréciation s’explique facilement. Les Egyptiens ne sont pas dans la lecture critique mais dans la manœuvre. Elle consiste à réveiller les vieux démons en ressuscitant l’ancienne accusation de berbéro-matérialisme sous une forme rafraîchie : le kabylo-marxisme.
Le réquisitoire contre Abane ne s’arrête pas là. En effet, dans ses mémoires, Fethi Al Dib, ancien chef du renseignement égyptien chargé des relations avec le FLN durant la guerre d’Algérie, déclare : «Dans ses idées et ses points de vue sur l’avenir de l’Algérie indépendante, Abane avait ignoré son appartenance arabe et islamique, ce qui constituait une déviation par rapport aux principes énoncés dans la Constitution du 1er novembre 1954».
Ben Bella, dans une prose similaire et sur un ton menaçant, exprime exactement le même grief. Dans une lettre adressée à la direction exécutive du FLN à la fin de l’automne 56, il écrit : «Ces décisions remettent en cause des points doctrinaux aussi fondamentaux que celui du caractère islamique de nos futurs institutions politiques. […] Ce serait prendre des risques très graves que de les rendre publiques».
Pourtant, en définissant le combat libérateur comme «une lutte nationale pour détruire le régime anarchique de la colonisation et non une guerre religieuse», la plate-forme de la Soummam reprend un principe déjà consacré par le passé.
Car au plan doctrinal, et plus précisément sur le rapport de la Révolution à l’islam, rien ne distingue la plate-forme de la Soummam du programme du MTLD, lequel définit la Révolution comme suit : «Ce n’est plus le musulman qui s’oppose au chrétien, mais c’est le colonisé qui s’oppose au colonisateur. […] Le colonialisme, dans des buts qu’il est inutile de répéter, ne cesse de vouloir confondre nationalisme algérien et islam. Il est alors facile de crier au fanatisme, à l’esprit périmé et statique contraire aux concepts de la vie moderne».
Au-delà de l’effarouchement tardif de Ben Bella, sa communauté de vue avec les Egyptiens exprime une prétention forte au leadership enchâssée à une stratégie égyptienne beaucoup plus large, à savoir la satellisation du monde arabe autour du projet mythique égyptien de la grande nation arabe et islamique.
En apparence, entre Nasser et Ben Bella se développe un rapport de maître à disciple. La réalité est autre. Nous sommes en présence d’une relation transactionnelle.
Cet épisode pose néanmoins une question d’importance : notre rapport aux autres et plus particulièrement à l’Occident.

L’OGRE OCCIDENTAL

La référence aux catégories politiques et juridiques de type occidental est antérieure à Abane. Elle remonte au début du XXe siècle et elle est repérable dans les écrits et discours des pères fondateurs du nationalisme algérien tels Imache Amar, Messali Hadj et beaucoup d’autres. De plus, il serait erroné de voir dans cette démarche une appropriation mécanique, une importation brute d’un modèle sous l’effet d’un supposé penchant occidentalisant. Beaucoup de facteurs concourent à expliquer ce recours. Nous en citerons trois.
Le premier facteur est un phénomène fondamental à l’œuvre dans le nationalisme algérien, à savoir la construction en miroir inversé. Il renvoie à la dominance du principe d’opposition au sens du schéma actionnaliste de Touraine. Aspect largement développé par Slimane Chikh dans son livre L’Algérie en arme». Ce phénomène impactera par ailleurs fortement la vision des élites dirigeantes sur diverses questions, notamment le volet identitaire.
Deuxième facteur non moins important est l’absence de tradition étatique et institutionnelle autonomes. Le soulèvement de l’Emir Abdelkader ne saurait être interprété comme le signe d’une conscience nationale. Il est l’expression d’un patriotisme local, loin de toute perspective en termes d’Etat ou de Nation. Il est certes précurseur, mais non fondateur.
Enfin, on ne peut ignorer la nature hégémonique de la catégorie «Etat-nation» et son caractère structurant dans le rapport international. Est-ce un hasard si les premières manifestations de la conscience nationale sont apparues dans les milieux de l’émigration ?
En retenant de l’Occident son seul côté impérialiste, du reste rejeté par les opinions occidentales elles-mêmes, les nationalistes radicaux occultent son apport décisif à la civilisation humaine. Ils jouissent et se réjouissent de ses productions matérielles tout en dédaignant ses réalisations en matière de droits de l’homme et de rationalité politique, scientifique et économique. Ils sont dans un rapport schizophrénique avec l’Occident.
En considérant les phénomènes de modernité et d’universalité comme des objets étrangers, des élaborations exclusivement occidentales, ils se placent de facto à la marge du mouvement de l’humanité et forgent eux-mêmes les instruments de leur propre asservissement. Le bilan désastreux du système mis en place et des politiques mises en œuvre au lendemain de l’indépendance en est la preuve. L’islamisme, alternative visible et prévisible à l’autoritarisme nationaliste, s’inscrit dans cette même logique. Dans un livre à paraître à Georgetown University Press en janvier 2017, Addi Lahouari consacre de longs développements à cette problématique.
Si être musulman consiste à aimer son prochain, accepter l’autre, venir en aide aux démunis, faire preuve de tolérance, dénoncer l’injustice, combattre la corruption, bannir l’abus de pouvoir et respecter la femme, alors l’islam est en Occident. N’en déplaise aux tenants du nationalisme et de l’islamisme, c’est la stricte réalité. Au fond d’eux-mêmes, ils en sont convaincus. Khomeiny, Ghannouchi, Haddam et autres Kébir ont choisi sans hésitation aucune les capitales occidentales comme terre d’asile. Ce n’est certainement pas pour leur climat. Il en est de même des nos dirigeants actuels. Ils nous gavent de nationalisme tout en ayant le regard et le cœur rivés sur Paris, Madrid, Londres, New York et ailleurs.
Modernité et universalité ne sont pas l’apanage du seul Occident. Jusqu’au XIIIe siècle, le Maghreb et le Machreq ont été à l’avant-garde dans la production du sens, du savoir et de la technologie. Est-il besoin de rappeler que l’essor politique, scientifique et technologique de l’Occident s’explique en grande partie par une appropriation dès la fin du moyen-âge des savoirs élaborés à Baghdad, en Mésopotamie, en Berbérie, en Egypte et ailleurs ?
S’inscrire dans la modernité et contribuer à l’universalité passe obligatoirement par la consécration effective des libertés, l’acceptation d’un dialogue permanent avec les autres cultures et la participation au mouvement incessant de transmission des expériences humaines. Le repli, identitaire ou autre, condamne à la régression avec son lot de déchéance culturelle, de domination politique et de dépendance économique.
Aussi, il est de l’ordre de l’impératif d’élaborer une critique globale du monde présent à l’aune de laquelle s’ébauchera une nouvelle perspective nationale. Comme il est tout aussi urgent de repenser le rapport de notre société à la religion et définir les conditions d’une sécularisation adaptée.
Abane a parfaitement saisi l’enjeu. La plate-forme de la Soummam en porte d’ailleurs l’empreinte. En effet, la nature et les objectifs de la Révolution sont définis dans une perspective nationale, moderne et universelle. «C’est une marche en avant dans le sens historique de l’humanité et non un retour vers le féodalisme. C’est enfin la lutte pour la renaissance d’un Etat algérien sous la forme d’une République démocratique et sociale et non la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie révolues», peut-on lire dans le texte d’août 1956.
A travers Abane et ses détracteurs, ce sont deux conceptions de l’Algérie qui s’affrontent. Une Algérie libre, souveraine, ancrée dans la modernité et inscrite dans l’universalité. Et une autre, otage de l’autoritarisme et prisonnière de la pensée rétrograde et des pesanteurs communautaristes.
Abane a été éliminé en raison de sa vision de l’Algérie indépendante. Sa conception de la souveraineté et l’Etat contrarie des ambitions et des desseins. Dans ce qui suit, nous tenterons de donner un peu de visibilité à sa démarche. Quelques rappels historiques sont nécessaires.

REPÈRES THÉORIQUES

L’Etat-nation est une forme spécifique de collectivité politique inhérente à la contingence européenne après le moyen-âge. Mais pour diverses raisons, il est devenu hégémonique et a pris un caractère universel. L’essor planétaire fulgurant du capitalisme en est incontestablement la détermination la plus forte.
Au-delà de la singularité liée aux conditions concrètes propres à chaque expérience, un trait commun caractérise l’ensemble des processus de construction de l’Etat-nation. Il s’agit du mouvement de double transfert de souveraineté sans lequel la collectivité politique ne saurait exister ni s’affirmer. C’est la logique westphalienne. Hobbes et Bodin sont les premiers à avoir repéré et parfaitement décrit ce phénomène. Le premier transfert de souveraineté s’opère des micro-pouvoirs locaux vers le pouvoir central et le second, de l’extérieur vers l’intérieur de l’espace délimitant la collectivité.
Dans cette contribution, nous avançons l’idée selon laquelle la thèse de la double primauté défendue par Abane au Congrès de la Soummam correspond parfaitement au mouvement du double transfert de souveraineté ayant fondé les processus de construction de l’Etat-nation en Europe de l’Ouest.
Notre démarche ne procède pas d’une hypothèse purement spéculative ou d’une lecture régressive de l’histoire. Elle s’appuie sur un décryptage des référents «abaniens» à la lumière de la contingence du moment et des évolutions ultérieures.

PRÉCAUTION SÉMANTIQUE

Toute démarche discursive commande au préalable de préciser le sens à mettre derrière les mots. Les notions de politique, militaire, intérieur et extérieur ne doivent pas être entendues dans le cadre étroit de la spécialisation fonctionnelle. Dans son livre Courrier Alger-Le Caire : 1954-1956, Mebrouk Belhocine, acteur et fin observateur du moment, a déjà esquissé une opinion dans ce sens.
Ces notions vont au-delà des hommes et des structures qui les incarnent. Elles expriment des catégories interdépendantes participant du processus de construction de l’Etat-nation. Une articulation donnée de ces instances préfigure une nature donnée de l’Etat-nation en gestation. Enfin, détaché de l’économie globale du texte de la plate-forme, le principe de la double primauté perdrait son sens.

LA PRIMAUTÉ DU POLITIQUE SUR LE MILITAIRE

Le politique désigne la volonté et la capacité de concevoir et de réaliser des projets collectifs. Il constitue le cœur même du «vivre ensemble». Pour le colonisateur, dont l’idéologie se fonde sur l’opposition civilisation/barbarie, le colonisé ne peut pas avoir de volonté ni de capacité. Il n’a pas à concevoir ni à réaliser. Il est exclu du politique et par suite du vivre ensemble. Aussi et en situation de colonisation, circonstance historique exceptionnelle, le politique, du point de vue du colonisé, interroge d’abord les conditions de possibilité du politique. La conscience collective naît de cette exigence de liberté, d’indépendance. Le projet commun premier est fondateur : il consiste à proclamer l’existence de la collectivité nationale et à montrer une volonté unitaire d’émancipation.
Mais dans la réalité concrète, d’énormes difficultés se dressent devant la réalisation de cet idéal. L’une d’elles, et non des moindres, est la problématique de la centralité.
Dans son livre L’Algérie et son destin, Mohamed Harbi dresse un état des lieux des forces de la Révolution à la veille du Congrès et met en évidence leur mode singulier d’organisation : les factions. Il écrit : «Elles ont leurs sources dans des appareils qui gèrent les ressources de la Révolution, mais qui, pour se donner une assise, tentent d’attirer des clientèles sur une base régionale et les font participer, sous des formes diverses, aux miettes du festin. Chaque faction a ses cadres politiques, ses organes de surveillance, ses idéologues. La logique qui les anime ne ressemble pas à celle d’un parti. L’appropriation de l’appareil est au cœur des conflits. Ce système annonce la mise en place d’un Etat basé sur les réseaux de clientèles».
Les factions sont bel et bien des micro-pouvoirs dotés de tous les attributs d’un Etat. Le sens réel du principe de la primauté du politique sur le militaire est la récupération des fragments de souveraineté répartis entre les différentes factions, les placer dans une institution unique et clairement identifiée, et enfin réorganiser la Révolution à partir de ce centre.
L’assassinat de Abane consacrera définitivement la principe de la légitimation par la violence. La militarisation de l’Etat est sur rail. Lorsque des années plus tard la politisation de la religion atteint son apogée, la confrontation des deux légitimités se fera par les armes. Le pays basculera dans un drame sans précédent.

LA PRIMAUTÉ DE L’INTÉRIEUR SUR L’EXT ÉRIEUR

La Révolution algérienne a suscité un large mouvement de sympathie et de solidarité de par le monde. Notre intérêt se portera particulièrement sur le cas de l’Egypte, car il s’agit en l’espèce d’un exemple paradigmatique de la conflictualité intérieur/extérieur. Il nous permettra, du coup, de mettre en lumière la portée de la seconde primauté consacrée dans la plate-forme de la Soummam.
Certains historiens, délibérément ou sous l’effet du terrorisme idéologique, ont magnifié l’action de l’Egypte en faveur de la Révolution algérienne et passé sous silence tous les faits susceptibles de révéler des velléités de caporalisation. En réalité, le soutien de l’Egypte a été flottant et souvent intéressé.
Le rapport de l’Egypte à la Révolution algérienne procède de l’idée selon laquelle la révolution égyptienne du 23 juillet 1952, c’est-à-dire le coup d’Etat des officiers libres, est le moment fondateur ayant marqué la résurgence du monde arabe sur la scène internationale. La pensée et l’action égyptiennes sont construites sur la base de ce postulat. A la lumière de ce prisme, la Révolution algérienne doit être regardée comme une simple manifestation, une émanation de la grande Révolution égyptienne. Et à ce titre, elle est dans l’obligation d’en porter la marque idéologique, d’accepter le droit de regard de l’Egypte et de subordonner ses objectifs aux intérêts de ce même pays. En termes clairs, il est demandé à l’Algérie de se contenter d’être une province égyptienne.
Dans le quatrième numéro de la revue Naqd parue en 1993, Gilbert Meynier propose une lecture du livre-mémoires de Fathi Dib. Dans cet article, l’auteur met en évidence de façon magistrale et solidement étayée le rapport réel de l’Egypte à la Révolution algérienne ainsi des desseins cachés du président Nasser. Le pouvoir égyptien s’est insinué dans les profondeurs du jeu factionnel algérien au point d’en devenir une faction à part entière, si ce n’est la plus forte. Il fera sienne la politique de division de la France et pèsera de tout son poids pour propulser Ben Bella comme leader de la Révolution. Dans l’article de Meynier cité précédemment, on peut lire : «La distribution des armes était décidée selon des critères laissés à la discrétion de Ben Bella».
Après la clôture des travaux du congrès d’Ifri, les responsables égyptiens iront encore plus loin. Ils plaideront, toujours selon Meynier, la réconciliation entre Ben Bella et Messali pour pouvoir réduire l’influence des chefs de l’intérieur considérés comme intraitables.
Le pouvoir égyptien ne soutient une décision de la Révolution que s’il a au préalable été consulté et donné son aval. Pour ne pas avoir été associé à la création et à la proclamation du GPRA, le pouvoir égyptien montrera au départ une nette hostilité. En 1958, il apporta aide et assurance à Lamouri et ses insurgés dans leur projet de renverser le gouvernement provisoire.
Par ailleurs, la volonté du pouvoir égyptien de subordonner la Révolution algérienne aux intérêts de l’Egypte n’est pas une vue de l’esprit. Dans son ouvrage 1956, Suez, Marc Ferro révèle :
«En octobre 1956, par exemple, certains nationalistes jugent que le départ de l’Athos, chargé d’armes, à destination de l’Oranie, a autant pour objectif de détourner les Français de leur projet d’expédition d’Egypte, en ouvrant ce nouveau ‘‘front’’, que d’aider réellement le mouvement national».
Enfin, les efforts de l’Egypte pour arracher l’Algérie à son espace régional naturel, le Maghreb, ont été incessants et insistants.
Bref, le rappel de ces quelques péripéties met bien en évidence le risque d’une mise sous tutelle extérieure de la Révolution à partir de dirigeants prédisposés à l’arrangement en raison d’une ambition à réaliser, d’une autorité à affirmer ou d’une haine à assouvir.
La Plate-forme de la Soummam vient à point nommé mettre un terme aux idées aventureuses des uns et aux velléités des autres. Le rapport de la Révolution à l’international a été défini avec précision dans toutes ses dimensions et ses moindres contours. Une phrase retiendra l’attention de Nasser : «La Révolution algérienne n’est inféodée ni au Caire, ni à Paris, ni à Moscou, ni à New York». Nasser y verra un geste irrévérencieux.
L’arrestation de Ben Bella suite à l’arraisonnement de l’avion transportant les dirigeants du FLN va lourdement peser sur le destin de Abane. Sa liquidation est désormais inévitable. Prémédité et exécuté de la manière la plus basse, ce crime est encore plus abject au regard du déni de vérité qui l’a accompagné.

LE DÉNI DE VÉRITÉ

Le déni de vérité n’est pas le refus de la vérité. Il va au-delà de la dissimulation. Son premier avantage est d’offrir en permanence au pouvoir en place l’opportunité de décliner la vérité selon les impératifs du moment. Pour délégitimer le GPRA, Ben Bella, alors président de la République, s’est fendu des propos suivants lors d’un meeting tenu le 1er octobre 1963 : «Il y a des gens ici qui connaissent le camp de Khemisset, en Tunisie. Quelqu’un qui s’appelle Boussouf y a tué des milliers de personnes. Il y a aussi des gens ici qui savent que notre gouvernement à Tunis a rempli des cimetières entiers des meilleurs cadres de l’Algérie. Ils ont été tués parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec lui.
On a dit aussi qu’Abane a été tué au cours d’une bataille. Savez-vous comment il a été tué ? Il a été étranglé par les mains de ces criminels. Abane est mort étranglé par les mains des criminels du GPRA. Je peux vous parler pendant dix heures sur de pareils agissements, mais je ne donnerai qu’un exemple. Récemment, il y a deux mois seulement, notre ambassadeur à Tunis a découvert 180 millions de francs cachés dans un coin de l’ambassade. Est-ce que des gens pareils méritent une responsabilité ? Je pense que ces gens ont caché de pareilles sommes dans chaque coin.»
Pour rappel, Abane a été assassiné en décembre 1957 et le GPRA proclamé en septembre 1958. Ben Bella prend un peu trop de liberté avec le calendrier. Par ailleurs, le déni de vérité crée des obligations et impose des attitudes. Le 1er août 1923 Hitler déclarait : «Il n’y a que deux choses qui puissent unir les hommes : des idéaux communs et des crimes communs.»
Enfin, le déni de vérité sert à sceller une alliance sacrée, arracher une allégeance, écarter un rival, peser sur les représentations sociales, exercer un chantage, créer un climat de suspicion et de peur ; bref, il est consubstantiel à l’autoritarisme. Aussi, il est indissociable des autres dénis : déni de justice, de liberté, d’identité, de mémoire, etc. Ces dénis sont dans une relation étroite et solidaire. Leur synthèse est cette notion forte et éloquente que la vox populi désigne par hogra. Elle est sans équivalent en langue française. C’est un mélange de répression, privation, humiliation, inégalité, injustice, défiance, arrogance, dévalorisation et stigmatisation. Le mot hogra exprime à lui seul la puissance expressive et la grande aptitude à la synthèse de l’arabe algérien. Les animateurs du Printemps berbère de 1980 ont eu raison d’exiger, comme pour Tamazight, un statut de langue nationale et officielle pour l’arabe algérien.
La hogra n’est pas un effet de l’autoritarisme. Elle en est le fondement, la substance sans laquelle l’autoritarisme ne serait pas autoritarisme. Elle lui donne vie, elle le structure, façonne ses traits et lui garantit la longévité. De ce point de vue, la hogra est un transcendantal au sens kantien. En d’autres termes, tout découle et dérive de la hogra.

L’ALGÉRIE AUJOURD’HUI

Soixante ans nous séparent du Congrès de la Soummam. Malgré la distance, les problématiques d’alors restent pertinentes. Certes, le pays n’est plus sous régime colonial. Pour autant, il n’est pas ce havre de paix et de liberté tant rêvé et pour lequel se sont sacrifiés des millions d’Algériennes et d’Algériens. Loin s’en faut. La question de la souveraineté resurgit présentement avec fracas. En septembre 2015, nous écrivions dans les colonnes de ce même journal : «Des groupes informels de tous bords se posent en concurrents de l’Etat. Ils s’octroient des prérogatives régaliennes, édictent lois et codes et sévissent en toute impunité.
Le pouvoir de l’Etat se déplace graduellement vers ces micro-pouvoirs occultes. Sans existence légale, ces groupes possèdent néanmoins des prolongements dans les institutions où ils bénéficient de soutiens discrets et précieux. Entre ces groupes, des jonctions s’établissent et des alliances se tissent pour former une toile enveloppant l’Etat à la manière d’une pieuvre enserrant sa proie. Leur collusion avec des parties étrangères est avérée».
La mondialisation, surtout dans sa dimension financière, a favorisé les processus de privatisation des souverainetés nationales. En effet, les puissants du monde préfèrent avoir comme interlocuteurs des groupements d’intérêts plutôt que des Etats. Les économies dépendantes et sous régime autoritaire subissent de plein fouet cette évolution perverse du capitalisme international. De hauts responsables ne cachent plus leur affinité avec des parties étrangères et affichent parfois une allégeance ouvertement assumée. Les récents scandales ont révélé l’étendue du phénomène de corruption et sa connectivité avec des réseaux extérieurs. Des faits inédits dans une Algérie autrefois connue pour son attachement à la souveraineté et son sens élevé de la fierté nationale. Une symbolique s’est brisée.
La gravité de la situation ne semble pas préoccuper outre mesure nos gouvernants. Suspendus à l’espoir d’une hypothétique reprise des cours mondiaux du pétrole, ils se refusent à une juste caractérisation de la crise. La baisse du prix du baril est en réalité un révélateur et non le ressort de la crise.
Celle-ci est éminemment politique, et à ce titre elle recommande un traitement politique.
Sans culture ni savoir-faire et en déficit de légitimité, les décideurs sont terrifiés à l’idée d’une ouverture sur la société, la créativité, l’effort et la compétition politique saine et transparente. Ils s’accrochent désespérément et dangereusement aux modes de gestion, de sélection et de prélèvement autoritaires, leurs seuls domaines d’excellence.
De désastre à plus de désastre, de l’entêtement à plus d’entêtement, ils peinent à enrayer cette mécanique endiablée et sont emportés par l’inertie de leur propre faillite. Sans maîtrise aucune de la moindre évolution, ils se livrent pieds et poings liés à la loi de l’à-peu-près. En proie à une paranoïa avancée, ils menacent sans retenue, accusent sans preuve et condamnent sans procès.
Deux Algérie s’affrontent avec des armes inégales. D’un côté, l’Etat de hogra, et de l’autre, l’idéal de l’Etat de droit. En 1956, Abane et ses pairs ont formulé les conditions du passage de l’un à l’autre. La plate-forme de la Soummam est toujours d’actualité. Elle demeure une source d’inspiration inestimable et incontournable. Encore faut-il que s’exprime une volonté collective forte pour réinscrire le pays dans une dynamique moderne et progressiste. L’Algérie de demain sera à l’image de nos comportements d’aujourd’hui.
N’y a-t-il plus personne pour s’indigner sur un sursaut de patriotisme, un élan de dignité, voire même sur un malentendu, par erreur ?
 
Djamel Zenati
 
 

 
HISTOIRE : LES AUTRES ARTICLES
60e anniversaire du congrès de la Soummam : Le processus inachevé : Abane Ramdane : Que reste-t-il de son œuvre ?
 
Nedjib Sidi Moussa. Docteur en sciences politiques et chercheur associé au Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP) : Il faudrait pouvoir critiquer Abane en évitant toute forme d’héroïsation ou de diabolisation
 
Édito : Une Révolution, une culture  
 
Contribution : Le Congrès de la Soummam, un acte unificateur des maquis  
 
Colloque international à Akfadou : Jeudi 25 et vendredi 26 août à Tiniri : «Les assises de la Soummam : 60 ans après, quelles leçons ?»  
 
60e anniversaire du congrès de la soummam : Un message d’union et une aspiration démocratique : Abane , guide de la Révolution , il est plus grand mort  
 
Ifri , une réhabilitation au gout d'inachevé  
 
Le rêve détourné de la Soummam  
 
Le FFS et le RCD se revendiquent de l'héritage du 20 août 1956 : La Soummam , un message d'union et une aspiration démocratique  



 

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L’ALGÉRIE DE CAMUS ..... ET DES AUTRES.
Ferhat Abbas, un homme, un visionnaire


On ne s'étonnera pas de la reproduction de cet article sur  mon blog.
J'ai en effet vécu à SETIF de 1943 à 1950 ...... et la pharmacie de monsieur Ferhat ABBAS m'était bien connue.
L'hommage rendu ici à ce grand homme est largement mérité.
Jean Maïboroda,  alias "u Zinu"   -  29/08/17



 
EL WATAN
Mardi 29 août 2017
PAGES HEBDO HISTOIRE
 
Par Bouhali Mohamed Cherif
Journaliste
 
 
Ferhat Abbas, de son vrai nom Ferhat Abbas El Meki, est né le 24 août 1899 au douar Hadjar El Misse, au douar de Bouaâfroune, relevant de la commune de Oudjana, dans la wilaya de Jijel. Ferhat Abbas évoqua son enfance dans cette région montagneuse située au fin fond des monts de Béni Affer.
 
Là-bas, dans un douar lointain, dans une chaumière de bois, près d’un kanoun enfumé, sommeille ma grande-mère, son chapelet à la main. Cent ans de souvenirs, de labeur et de misère pèsent sur ce corps usé, ratatiné et flétri. Des marmots barbouillés de terre l’accablent de leur tendresse ; plus loin dans d’autres chaumières, les hommes rentrent pieds nus, pouilleux et misérables. Un lien irréductible m’unissait à ces êtres simples qui m’aiment et que j’aime : leur sang est mon sang. Ce tableau reflète réellement la triste réalité du vécu quotidien de larges pans de la population locale.
 
Cependant, le fils d’un caïd, dont l’ascension sociale se produit dans le sillage colonial, vit-il ainsi ? Contrairement à la majorité des Algériens, notamment ceux des régions rurales, qui affichaient une certaine réticence vis-à-vis de la scolarité de leur progéniture dans les écoles françaises, Saïd Ben Ahmed Abbas estimait que les études sont le moyen le plus sûr pour que la famille se protège et tienne un rang social. Il disait à ses fils : «Le seul héritage que je veux vous léguer et que personne ne pourra vous enlever, c’est l’instruction.» Le meilleur ami de l’homme est le livre. Pour preuve, tous les fils de Saïd Ben Ahmed Abbas ont réussi leur parcours scolaire : Ammar a remplacé son père comme caïd dans le aârch de Beni Affer, Ahmed fut administrateur communal, Hamid était un étudiant en droit à Paris, Mohamed Salah a fait des études en agronomie et s’établit à Taher.
 
Ferhat Abbas n’a pas tari d’éloges à l’égard des études qui lui ont permis d’avoir une certaine clairvoyance : «Nos livres représentent la France comme le symbole de la liberté. A l’école, on oubliait les blessures de la rue et la misère des douars pour chevaucher avec les révolutionnaires français... les grandes routes de l’histoire. Cependant, loin de cette image idyllique de la révolution française, symbole du triomphe de la liberté et du progrès, le quotidien des Algériens était des plus difficiles sous le régime colonial.» Son passage dans la ville de Constantine lui a laissé des traces. Animé d’une grande curiosité intellectuelle pour l’Orient et l’Occident, il lisait le géographe Felix Gautier, Anatole France, Balzac, Chateaubriand et tous les classiques français. En dépit de son appartenance sociale aisée, il demeure sensible à l’injustice. Il a écrit au milieu des années 1940 : «L’un des souvenirs de mon enfance a été la rentrée de la collecte des impôts.
 
A l’époque où j’allais à l’école coranique, sans chaussures, une chemise et une gandoura sur le dos, semblable à tous les enfants du douar, l’une de mes grandes joies était de voir venir tous les ans, à la mi-septembre, le khasnadji escorté des cavaliers de la commune mixte pour ramasser les impôts... Ils demeuraient chez nous une dizaine de jours, et c’était une distinction de voir ces Français et tout ce monde, mais il y avait aussi un autre spectacle, de douleur celui-là, sur lequel mes yeux d’enfant se sont ouverts : les pauvres paysans qui ne pouvaient pas s’acquitter de leur contribution étaient quelquefois exposés au soleil, la tête nue et les bras derrière le dos... Il m’est arrivé de voler de l’argent à ma mère pour libérer ces prisonniers qui ne manquaient parfois que de deux ou trois francs. Cela m’attristait et me rendait malheureux.» Reçu au bac, il accomplit son service militaire sous le drapeau français de 1921 à 1923. Il est employé en tant que secrétaire de gestionnaire de l’hôpital de Constantine, puis de Jijel.
 
Il poursuivit ensuite des études en pharmacie, à l’université d’Alger. En marge de son cursus universitaire, il fréquenta les milieux intellectuels français. Il suivit les cours de Felix Gautier à la faculté des lettres. A 20 ans, le fils du aârch de Beni Amrane deviendra le représentant du courant assimilationniste, dont la principale revendication est l’égalité entre les Français et les indigènes. Le prestige qu’il acquit lui permit de contribuer dans plusieurs journaux et revues sous le pseudonyme de Kamel Abencerge, du nom de Kemal Atatürk.Apré sa démobilisation du service militaire, il s’est installé à Sétif où il a ouvert une officine de pharmacie qui devient un forum des idées politique toutes tendances confondues.
 
Quelques années plus tard, il fonda un journal, L’entente, dans lequel il publia le controversé article «La France c’est moi» en disant : «Je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n’existe pas... J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les cimetières, personne ne m’en a parlé. On ne bâtit pas sur du vent, nous avons une fois pour toutes écarté les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir avec celui de l’œuvre de ce pays... Personne d’ailleurs ne croit à notre émancipation politique. Dans l’émancipation des indigènes, il n’y a pas d’Algérie française durable.» Un article violemment critiqué par ses adversaires politiques qui omettent délibérément de citer la dernière phrase. Lors du débarquement des alliés en Algérie en 1942, Ferhat Abbas a pris langue avec Robert Murphy, le représentant du président américain Roosevelt, pour exposer la question coloniale. Quelques années plus tard, soit le 10 février 1943, il rédigea, en compagnie de Me Boumendjel, le fameux Manifeste du peuple algérien qui, de par la tonalité de son discours, constitue, de l’avis de nombreux observateurs de l’époque, un tournant politique décisif dans les positions politiques du fils de Beni Amrane.
 
Il convient de signaler que ce manifeste osé lui a coûté une résidence surveillée dans le Sud algérien. Lors des événements du 8 Mai 1945, il a été encore une fois arrêté par l’administration coloniale qui l’accuse d’être l’un des instigateurs de ce mouvement d’insurrection. Fidèle à ses principes de légaliste, il a été élu député du département de Sétif. Il a fait son entrée à l’Assemblée nationale pour mener un combat pacifique contre le système colonial d’essence négationniste. Il a magistralement réussi à poser avec courage et lucidité la problématique de l’émancipation d’une République algérienne : «Il y a cent seize ans, messieurs, que nous attendons cette heure... Nous autres, primitifs, avons eu la patience de vous écouter, n’auriez-vous pas la générosité de nous entendre ?» Malheureusement, ce combat pacifique légaliste n’a pas tenu la route face à un système colonial systématiquement négationniste basé sur l’exclusion de l’autre et qui a du mal à admettre une éventuelle réforme. Après le refus à deux reprises de son projet sur le statut de l’Algérie, il démissionne de l’Assemblée nationale en 1947, se démarquant ainsi de la voie légaliste qui a montré ses limites face à la surdité du régime colonial. Il durcit alors ses positions, l’hebdomadaire L’Egalité devient, en février 1948, Egalité, République algérienne, puis République algérienne.
 
Il rejoint secrètement le FLN en mai 1955, après des rencontres avec Abane Ramdane et Amar Ouamrane chez lui à Sétif, puis annonce publiquement son ralliement au FLN lors d’une conférence de presse tenue dans la capitale égyptienne le 25 avril 1956. Dès le 20 août 1956, à l’issue du Congrès de la Soummam, M. Abbas devient membre titulaire du Conseil national de la Révolution algérienne, puis entre en CCE en 1957. Ferhat devient premier président du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) lors de sa création le 19 septembre 1958. Certains historiens estiment que cette prévisible désignation vu son poids politique et son charisme se voulait un signe en direction de la France en vue d’éventuelles négociations. Lors de la crise de 1962 et la rivalité fratricide opposant le GPRA à l’état-major, et contre toute attente, l’auteur de La nuit coloniale rejoint le groupe de Tlemcen sous la coupe de Ben Bella, et dans une déclaration au journal Le Monde, il justifie son surprenant ralliement à la logique des putschistes : «La destitution de l’état-major est inopportune. Elle a rendu public un conflit interne au moment où nous avons besoin de clarifier toutes les situations pour rentrer unis au pays. La presse colonialiste et rétrograde parle d’une menace de putsch militaire. Cette interprétation est trop facile pour être exacte. Nous n’avons pas de militaires mais seulement des militants en uniforme qui demain formeront les meilleurs cadres politiques du FLN et les meilleurs artisans de la construction et le plus fort instrument de notre réunion.»
 
C’est pour camoufler les difficultés internes qu’une partie du GPRA a pris cette décision : «Pourquoi Ferhat Abbas, le légaliste, a pris le camp des putschistes qui ont installé la dictature en Algérie ? A-t-il réglé ses comptes avec ses rivaux au sein du GPRA, notamment Benkheda, qui l’avait ‘‘écarté’’ de la tête du Gouvernement provisoire ?» La question demeure posée concernant les mobiles de ce ralliement controversé, surtout qu’il est l’œuvre d’une figure emblématique de sa trempe. Il fut le premier président de l’Assemblée nationale de l’Algérie indépendante. Il quitte ses fonctions le 15 septembre 1963, suite à son profond désaccord avec la politique volontariste prônée par le président Ahmed Ben Bella. Il a dénoncé son «aventurisme et son gauchisme effrénés» qui l’excluront du FLN et le feront emprisonner à Adrar dans le Sahara la même année.
 
Le fils de Beni Amrane fut libéré en mai 1965, à la veille du 19 Juin 1965 par Houari Boumediène. Retiré de la vie politique, mais en fervent démocrate engagé contre le despotisme et l’autoritarisme d’alors, Ferhat Abbas rédige avec Benyoucef Benkheda, Hocine Lahouel, Mohamed Kheireddine, en mars 1976, un appel au peuple réclamant des mesures urgentes de démocratisation et dénonçant «le pouvoir personnel» et la Charte nationale élaborée par Boumediène. Il fut encore une fois assigné à résidence surveillée jusqu’au 13 juin 1978.
 
Il a été libéré sous le pouvoir de Chadli au début des année 80’. Il est décoré au nom du président Chadli Benjedid de la Médaille du résistant le 30 octobre 1984. Ferhat Abbas est mort à Alger le 24 décembre 1985. Il est enterré au Carré des martyrs du cimetière El Alia d’Alger.
 
De son vivant, à côté des ouvrages, le pharmacien de Sétif a rédigé une série d’articles qui ont été publiés par son fils Halim en 2010 dans un ouvrage sous le titre Demain se lèvera le jour, qui se veut une feuille de route pour un pays qui a raté beaucoup d’occasions.

B. M. C.
 
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La liste des ouvrages de Ferhat Abbas :
• Le jeune Algérien, Paris la Jeune Parque 1931 (réédition Garnier 1981).
• La nuit coloniale
• Autopsie d’une guerre. Garnier Paris 1984.
• L’indépendance confisquée. Flammarion Paris 1984.
• Demain se lèvera le jour. Alger livres éditions, Alger 2010
 
 
 


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