Un mien cousin germain, qui naquit alors que j'avais 10 ans, m'a récemment fait parvenir cette lettre que je me fais un plaisir de reproduire ici.
Il se trouve que sa mère – ma tante, donc -  m'avait recueilli chez elle au sortir d'une triste période de mon existence faite de huit années de "pensionnat" dans une institution religieuse, "charitable" , dans laquelle j'avais été "placé" à la suite de problèmes familiaux qu'il n'y a pas lieu de relater ici. Cette tante fort généreuse venait de "s'établir", c'est-à-dire de se marier avec un sous officier de l'armée française stationné en Algérie, et en guise de dot avait ramené à ce brave homme un neveu oublié  par le reste de la famille. Quelques mois après mon arrivée naquit donc le cousin en question, à qui je servis en quelque sorte de grand frère, un grand frère paré tout à la fois, dans l'imaginaire familial, de vertus incertaines et de défauts avérés.
Ce mien "cousin-frère" manie la langue française de façon fort  enviable. Je me surprends à regretter qu’il n’ait pas davantage exploité ses dons littéraires et n’ait jamais songé à décrire – à sa manière – un cercle familial qui pour n’être pas un « nœud de vipères » ne laisse pas de présenter quelques figures singulières.

Mais laissons le s'exprimer (à mon avantage)  plus de 60 ans après sa petite aventure parisienne.
 

 

Jean bonjour,

Mes employeurs successifs, désireux d'en savoir un peu plus sur le personnage à qui ils devraient avoir affaire, m'ont régulièrement interrogé sur mon environnement familial, et ont ainsi notamment complété leur enquête : aîné de trois garçons ... (j'eus deux frères par la suite). Ils ignoraient en fait ma position "virtuelle" hiérarchique de second, le premier étant un certain "Jeannot". 
J'eus l'occasion de le côtoyer durant mes premières années, puis nos destinées respectives divergèrent : je rejoignis la "métropole" avec mes parents dans les années 46/47 tandis que lui-même restait en Algérie avec sa mère, qui avait enfin pu le "récupérer", car elle y avait trouvé un emploi stable.
Physiquement, les années passant, lui demeurant à Sétif puis Alger et moi-même à Paris,  je revoyais mon "cousin-frère"  de loin en loin.  Mais son icône restait en bonne place dans la cellule familiale désormais amoindrie: nouvelles épisodiques plus ou moins fraîches, mais rapprochement de sa situation avec les réalités évènementielles du moment, anecdotes, et ... toujours citation en exemple : pour mon édification intellectuelle et morale: intelligent, brillant, studieux, économe et prodigue tout à la fois...
L'âne bâté que je n'allais pas manquer de devenir si je n'étais pas plus studieux offrait néanmoins avec son "frère aîné" un point commun : il parait que je savais être presque aussi enjôleur que lui lorsque le besoin s'en faisait sentir (enjôleur,  pour ma mère cela voulait dire - avec toute sa tendresse et sa clémente compréhension -  un peu menteur, même si  parfois j'ai décelé quelque fierté dans ce propos).
Voilà donc un frère aîné parfois encombrant mais pour lequel j'avais de l'admiration, de l'affection , et auquel j'aurais bien aimé bien ressembler, surtout, l'adolescence arrivée, à partir de l'image que  je m'étais créée en fonction d'interprétations personnelles de vagues allusions parentales quant à ses conquêtes féminines...
Quand allais-je lui ressembler ?
Enfin le grand jour de mon émancipation arriva. Il me fut donné lors d'une de tes visites à Paris, boulevard Mortier. Mes parents étaient à Maurupt, village paternel de la Marne profonde. Tu avais, avec leur accord, déposé tes bagages le temps de régler durant deux jours quelques affaires importantes (Je crois me souvenir qu'il s'agissait entre autres de rendre visite à une amie...).
Après ton départ, en allant chercher mes vêtements dans la penderie, je suis tombé en arrêt devant tes habits, rangés soigneusement sur des cintres et sous lesquels brillait une paire de chaussures.
Tel Cendrillon, je ne pu m'empêcher d'essayer pantalon et veste, puis jugeant l'ensemble satisfaisant (j'étais juste un poil trop petit), je complétais l'ensemble par les chaussures qui se révélèrent d'une pointure "acceptable".
Critique, j'optais alors pour le retrait de ma cravate au nœud formaté sur une attache à crochets destinés à maintenir un élastique et qui était en usage courant chez les potaches de bonne famille. J'avais remarqué avec quelle élégance tu portais un pull en V sous lequel ta chemise, le col ouvert, se maintenait avec souplesse et maintien ... la décontraction, la classe ... Un pull, une chemise me tendaient les bras ... comment résister ?  Les essais furent longs ;  de face, de profil, assis, debout, souriant, sérieux ... n'avais-je pas l'air emprunté ? Le mot me fit tout d'abord sourire puis devint complice. Je décidais que ce soir là (je n'avais pas tout compris), j'allais essayer de me lancer dans une exploration de moi-même à travers le regard des autres ...
Ainsi fut fait, et je rejoignis à pied les "grands boulevards" qui étaient déjà un territoire familier. J’arborais ostensiblement une attitude que je voulais désinvolte ce qui m'attira quelques propos amusés de dames de petite vertu que je croisais, chemin faisant, à la porte Saint-Denis. D'abord surpris, j'ai vite compris le ridicule de mon attitude et je décidai de me fondre naturellement dans la foule en bénéficiant de l'amplitude des vêtements.
Comme tu le sais, mon argent de poche provenait essentiellement des économies que je faisais sur les tickets de métro. Ainsi une place de cinéma, était une folie qui amputait gravement mon budget, et était réservée à des circonstances exceptionnelles. J'optais pour le Berlitz ou la mère d'un camarade de classe était ouvreuse et qui ne me fit aucune remarque désobligeante quant au manque de pourboire.
A l'entracte, ma voisine qui s'était laissée aller à quelques remarques lors des informations, me tint quelques propos très ouverts et à la fin de la séance, me proposa de terminer la soirée par une glace en terrasse. Aux anges, je déclinais l'invitation prétextant une contrainte familiale à laquelle je ne pouvais déroger. Je me suis enfui à grandes enjambées après avoir pris courtoisement congé.
Le chemin du retour fut meublé par mes réflexions. Oubliant complètement l'emprunt des habits, j'avais repris une démarche naturelle et c'est sans quolibets que je repassais la porte Saint-Denis et l'avenue de la République peuplées à cette heure d'une faune plus mystérieuse.
A cette époque les "blousons noirs" fréquentaient la barrière de Bagnolet. Habituellement, étant connu, je n'avais pas de problème avec eux. Mais ce soir là, dans mes beaux vêtements, je risquais un accrochage. Aussi décidai-je de prendre des chemins de traverse en évitant Ménilmontant et Bagnolet. La route fut plus longue car je prenais d'avantage de précautions. Soulagé, je pu enfin rejoindre le 67 boulevard Mortier. Il était 1h30.
J'ai suspendu soigneusement les vêtements, brossé les chaussures et passé la chemise à l'eau. Le lendemain matin à l'aube, priant que mes parents ne rentrent pas trop tôt, j'ai pu repasser la chemise et clore, provisoirement, mon aventure. A ton retour, tu as changé de tenue apparemment sans rien remarquer...
Voilà, je crois qu'il était temps pour moi de te conter cette histoire dans laquelle tu as une petite part ,  et dont tu as été jusqu'à ce jour un complice ignorant de sa condition.

 

Je te présente aujourd'hui mes excuses, en espérant que tu voudras bien me pardonner ...



















 



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