Lettre d'opinion à propos de la Palestine. Par Vincent ROMANI, enseignant d'origine corse à l'Université Laval (QUEBEC)
https://pivot.quebec/categories/informations/enquetes/

Le temps du colonialisme génocidaire,
de Tiohtia:ke à Najd, Palestine
Qui sait la terrible réalité de la non-vie imposée au peuple palestinien?
PAR VINCENT ROMANI ● LETTRE D'OPINION ● 24 OCTOBRE 2023

Vincent Romani est professeur au Département de science politique de l'UQAM


 
Il est des savoirs plus vertigineux que d’autres, et un intérêt naturel à fuir le vertige.
Qui sait par exemple qu’aujourd’hui survivent dans le monde 12 millions de Palestinien·nes otages d’Israël depuis 28 000 jours : réfugié·es, exilé·es, déplacé·es ou rendu·es étranger·ères chaque seconde à leur propre terre depuis 1948. On parle ici de multiples massacres de civil·es, de leur expulsion de masse de leurs villes et villages dont plus de 500 furent détruits, du mitraillage de ceux et celles retournant à leurs foyers ancestraux, de plus de 40 000 Palestinien·nes de tous âges et genres tué·es depuis, du pillage des industries, arbres et bibliothèques, de l’oppression militaire permanente des communautés assiégées, de la destruction physique et mémorielle de la vie palestinienne.
Qui sait que plus de 70 % des habitant·es de la bande de Gaza sont déjà des réfugié·es depuis 1948? Que personne à Gaza n’a choisi d’y exister dans cette condition pénitentiaire. Mais le mot « refuge » est-il pertinent pour décrire la non-vie de l’enfermement, le traumatisme permanent des attaques et des bombardements, le bruit constant d’engins de mort planant et explosant nuit et jour, les hurlements des enfants mouillant leur lit ou leur tapis quand ils n’ont plus de lit car plus de maison, l’impuissance des parents, les fenêtres sans vitres, l’impossibilité d’échapper par la mer, par la terre, par les airs, par le son, au supplice colonial qui transforme la vie en mort et la mort en souhait.
En réalité, chaque Palestinien·ne est expulsé·e de la vie humaine.
Qui sait qu’il n’y a jamais de post-trauma pour ces Palestinien·nes, car chaque jour de leur vie est un traumatisme réactualisant ceux du passé sans espoir d’avenir. Même le sommeil interdit le refuge, brisé par les cauchemars, les cris et les déflagrations. Où commence et où s’arrête le mot « torture » lorsque les victimes sont millions? En réalité, chaque Palestinien·ne est expulsé·e de la vie humaine, de la possibilité de s’exprimer, d’avoir une histoire, de se défendre avec ou sans armes, de boire de l’eau potable, de s’alimenter correctement, ainsi transformé·e en déchet par le bestiaire génocidaire d’un colonialisme raciste qui achève son inventaire.
Qui sait que le choix mortifère qui s’offre alors à trop de Palestinien·nes est celui-ci : mourir seul·es et sans justice loin de leurs vies et de leurs terres confisquées du fait que d’autres s’y installent, les remplacent, les entassent et les effacent dans le sang; ou bien mourir en emmenant dans la mort autant que possible leurs colonisateurs voleurs de terres qui jouissent de leur vie confisquée.

Réécrire l’histoire

Qui sait que sous Sderot, la ville où les attaquants palestiniens ont massacré familles et fêtard·es israélien·nes, prospérait auparavant le village de Najd? On y cultivait l’orge, les agrumes et les céréales grâce à un puits et un système d’irrigation. Les enfants étudiaient à l’école de Simsim, bourg prospère voisin qui produisait aussi du miel. Les 600 habitant·es de Najd furent chassé·es de chez eux par les miliciens juifs de la brigade Palmach en 1948. Les survivant·es grossirent le rang des réfugié·es de Gaza voisine.
On y cultivait l’orge, les agrumes et les céréales.
Qui sait qu’en Israël, on parle d’« Arabes » et non pas de « Palestinien·es »? Golda Meier, première ministre historique, affirmait qu’« il n’y a pas de peuple palestinien » tout en œuvrant à sa destruction physique. Le vocabulaire colonial prend grand soin de trier et d’émietter les identités pour mieux régner. Parler d’Arabes permet de nier l’histoire et les droits palestiniens, de les relier à un magma orientaliste des « masses arabes » menaçantes et lointaines. Dans une anti-histoire sioniste stupéfiante, les Arabes ne sauraient être juif·ves et en seraient l’antithèse, alors que depuis des siècles des Arabes chrétien·nes juif·ves et musulman·es existent ensemble.

Collusion coloniale globale

Qui sait qu’en soutenant inconditionnellement Israël, nos dominants défendent le droit à l’apartheid, au génocide et aux crimes contre l’humanité, contre le droit international, contre le droit au retour des réfugié·es, et contre leurs propres principes hypocrites? À Israël la haute vie, aux Palestinien·nes la sous-vie rampante, à peine humanitarisée, pour qu’Israël jouisse et danse sur les terres et les cendres palestiniennes.
Qui sait que dans certaines communautés autochtones du Canada et du Québec, on observe la Palestine et on compare ces destins historiques éradiqués? Est-ce que la situation des communautés autochtones canadiennes et québécoises fragmentées, dépossédées de leurs territoires, de leur mobilité, de leur histoire et de leur culture, devenues 5 % de la population générale, mais presque un tiers des personnes emprisonnées, soupçonnées de vol sur leurs territoires volés, de parasitisme par leurs envahisseurs – est-ce que cette situation préfigure l’avenir du peuple palestinien ?

Questionner la colonialité israélienne depuis Tiohtia:ke, c’est questionner la colonialité européenne, québécoise, canadienne, américaine, mettre en cause notre histoire et notre légitimité sur ces terres « non cédées » : voilà notre intérêt à la « neutralité », à l’ignorance et au sionisme, à l’animalisation du peuple palestinien, à la religionisation des enjeux territoriaux, à l’union sacrée de toutes les islamophobies, à la substitution du colonial par le simple « conflit symétrique » pour mieux éradiquer.

L’auteur a résidé en Palestine occupée.


Liste de liens