"La vérité est pareille à l'eau, qui prend la forme du vase qui la contient" (Ibn Khaldoun) /// «La vérité est le point d’équilibre de deux contradictions » (proverbe chinois). /// La vérité se cache au mitan du fleuve de l'info médiatique (JM).

Lettres (fictives) d'un  immigré échoué en île de Corsica. Suivies de : Lettre persane sur l'état de la France.



Ce texte date de 2015 mais il est volontairement "non actualisé" 2023
J.M

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En guise de préambule : La Corse dans l'Odyssée.











http://corse-et-odyssee.blogspot.com/2019/02/decouverte-des-escales-dulysse.html
 

La Corse, Homère et l’Odyssée

 

 
Et nous abordâmes le port illustre entouré d’un haut rocher. Et, des deux côtés les rivages escarpés se rencontraient, ne laissant qu’une entrée étroite. Et mes compagnons conduisirent là toutes les nefs égales, et ils les amarrèrent, les unes auprès des autres, au fond du port, où jamais le flot ne se soulevait, ni peu, ni beaucoup, et où il y avait une constante tranquillité. (Chant X)
 
L’Odyssée, c'est le premier texte connu faisant état de la Corse
 
Dans l’histoire du peuple corse, l’Odyssée est une œuvre primordiale : pour cette île sans nom, que les Grecs nommèrent deux siècles plus tard “Kurnos”, le poème homérique est en effet le premier texte connu faisant état de l’île (Odyssée, Chant X). Cette référence écrite donne à tout jamais le VIème siècle av. J.C.  comme début de l’Histoire de la Corse.
Datant d’à peu près 800 ans avant notre ère et fixé par écrit 200 ans après, le périple d’Ulysse (Odysseus en grec) chanté par Homère fait la part belle à l’imagination, à la métaphore, au merveilleux mythologique. Selon certaines sources, il s’agirait de plusieurs récits rassemblés et mis en forme par le légendaire aède Homère, mais la continuité et la cohérence du récit n’accréditent pas forcément cette hypothèse.
Tout au long des Chants, on est frappé par certaines “descriptions, extraordinairement évocatrices,” (cf. Roger Caratini, “La Corse, un Peuple, une Histoire”), faisant ressortir les particularité de lieux, de coutumes sociétales et de peuples : c’est comme si le conteur, laissant à la poésie tout son mystère, livrait des “amers“ (repérages maritimes par rapport à des points singuliers de la côte) pouvant laisser croire à l’auditeur la réalité géographique de certains sites, de certaines escales.
Alors que l’on pourrait penser que les peuples méditerranéens étaient plutôt sédentaires, la réalité est tout autre : les rivalités entre états, peuples et cités et la recherche de ressources imposaient des déplacements. Ces populations ont laissé de nombreuses traces de leurs passages dans une grande partie de l’Europe, soit par de multiples migrations, forcées ou non, soit par une intense activité commerciale régnant entre les pays d’Europe (Occidentale, Boréenne et Centrale) dans la recherche de minerais, vins et autres denrées, et articles à échanger.
Fréquemment les archéologues retrouvent sur les sites des fouilles européennes un ensemble d’objets provenant de civilisations parfois très éloignées les unes des autres (céramiques étrusques ou grecques, ambre du Nord, bronzes, corail, bijoux en or, etc.) et des objets d’art aux influences multiples. Ces routes commerciales sont le plus souvent terrestres mais le commerce maritime existe, surtout côtier, et prendra de l’importance au fil des siècles, comme l’attestent les nombreuses épaves gisant le long des côtes.
Ainsi les navigateurs grecs connaissent-ils bien les rivages et les peuples du Moyen-Orient, de l’Afrique et du pourtour méditerranéen occidental, jusqu’aux “colonnes d’Hercule” (Gibraltar).
Contrairement à d’autres îles plus abordables et colonisables, la Corse est alors très faiblement peuplée et, après la petite population préhistorique, ce sont quelques migrants, égéens et ancêtres des étrusques, qui l’occupent, avant l’arrivée des Phocéens à environ – 500 ans, c’est-à-dire plus de 300 ans après les légendaires guerre de Troie et l’Odyssée.
Ces arrivants  s’installent de préférence sur la côte orientale, propice à la culture (fondation d’Alaliè – Aléria) et seront appelés par les Romains “populus corsus, les Corsi”. La côte occidentale, où va par deux fois aborder Ulysse, n’est probablement connue des marins que pour ses très rares ports naturels offrant un refuge inespéré lors des tempêtes.
Ajoutons, pour mémoire, qu’à nos jours, donc 2500 ans plus tard, “le peuple actuel, lui, descend des émigrants toscans, pisans, génois et autres qui sont arrivés dans l’île après sa quasi-désertification, conséquence de la chute de l’Empire romain d’Occident” (cf. Roger Caratini, LA CORSE, un Peuple, une Histoire), ceci vers l’an 1000.
Dans l’histoire, la Corse a donc été quasiment vidée deux fois de ses habitants, victime des conflits entre les grandes puissances, la première fois lors des guerres puniques, entre romains et carthaginois !
L'Odyssée d'Homère a une particularité : bien que faisant appel au merveilleux, le poème ne se situe pas entièrement dans un monde virtuel. Dans le récit fourmillent les précisions géographiques ou sociales, ce qui passionne les chercheurs.


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Première lettre


Je suis un honnête travailleur immigré séjournant (présentement dirait un Africain)  dans l'île de Corsica.
Lors de mon débarquement sur les rivages bénis de cette île, dans les premiers temps de mon séjour,  j'ai habité une résidence faite de tôles et de planches, meublée de bric et de broc, si ce n'est de bric-à-brac,  et ouverte à tous les vents mauvais de la contrée.
Depuis peu, une association locale de défense des immigrés - Dieu la bénisse -  m'a relogé dans une demeure supposée vacante. Il s'agit d'une bâtisse ancienne, une sorte de maison de campagne jamais ou mal restaurée. J'ai fait en sorte qu'elle ne soit plus truffée d'alarmes susceptibles de pousser des hurlements stridents à chacun de mes mouvements, et d'annoncer urbi et orbi le moindre de mes déplacements.
Je préciserai, à l'intention des Corsophobes malveillants, que je n'ai guère eu besoin, comme à Paris, d'occuper avec quelques déshérités l'église la plus proche ou de m'installer pour une grève de la faim symbolique dans la grande nef de la cathédrale d'Ajaccio. Le peuple de Corsica, quoiqu'en disent les mauvaises langues, est un peuple généreux, hospitalier, et peu dénonciateur par nature. 
Pour l'heure, donc, j'ai tout loisir d'effectuer des promenades peuplées de rêves d'avenir dans le jardin de ce qui est pour moi une sorte d'Alhambra de Grenade.
 
D'aucuns s'étonneront sans doute de ma relative maîtrise de la langue française, qu'en toute modestie je trouve supérieure à celle dont se prévalent nombre d'identitaires dits franchouillards.
J'ai appris cette belle langue en Algérie même, où, en dépit de l'indépendance, le français est enseigné de manière mieux structurée (et assurément plus généralisée) que l'arabe en France. Les cours du soir d'une association humanitaire insulaire, genre "partageux de la fraternité" (ou "fraternité des partageux"), ajoutés à mon désir d'intégration, ont fait le reste.
Du coup, je m'exprime en Français presque aussi bien que Tarik Ramadan, et je manie mieux le verbe gaulois que le jacassin oriental. L'autre jour, j'ai même aidé mon chef d'équipe à déchiffrer une note de service qu'il pensait écrite en javanais, tant est limitée sa connaissance de la langue française. Il est excusable, certes, car il est comme moi d'origine étrangère. Mais il est moins immigré que moi, puisqu'il est chrétien avéré et Portugais déclaré.
De mon côté, bien qu'étant un peu plus instruit que lui, mais ne pouvant cacher ma qualité d'Algérien, doublée de celle de supposé mahométan, je ne puis être, aux yeux de certains, que rien ou pas grand chose.
Je vous préciserai que j'occupe les fonctions d'ouvrier non qualifié, comme ils disent. En certains moments de grande camaraderie, mon contremaître, originaire pour sa part, du village de Morano, en Calabre, me tutoie d'abondance et s'imagine que cela me donne fierté. Pour ne pas être en reste, je le tutoie aussi, ce qu'il a l'air de prendre pour une plaisanterie d'assez mauvais goût ou pour une familiarité tout juste supportable. Il n'a jamais daigné partager avec moi son opulent panier (par respect sans doute pour la religion qu'il m'attribue, car le vin et le porc honni emplissent le dit panier), mais il accepte régulièrement les quelques dattes séchées que je lui offre, et ceci m'est grand honneur. En ces instants conviviaux, il consent même à échanger avec moi quelques propos sur la condition ouvrière et l'exploitation du prolétariat, car il se targue de pratiquer la solidarité de classe.
Il faut dire que ce pâle clone de Peppone est demeuré stalinien malgré la perestroïka et tous les avatars qui ont suivi. Les méchantes langues prétendent même qu'il s'agit d'un stalinien demeuré. Pour lui faire plaisir, j'ai consenti à prendre carte syndicale. Vous n'aurez je pense aucune peine à découvrir laquelle.
Le bénéfice de mon adhésion ne m'est pas encore apparu clairement, mais j'espère que ce viatique m'évitera de cotiser au comité des chômeurs, sorte de soviet qui se réactive chaque année à l'approche des fêtes de Noël et réclame de justes et substantiels secours au bénéfice de tous les traîne-savates désœuvrés, parmi lesquels je m'honore de ne pas compter.
Entre nous, je vous confierai qu'il manifeste aussi pour les différences de race un intérêt certain, car il ne cesse de répéter que Marine Le Pen est la seule qui puisse sauver la France des invasions barbares. Il vrai que l'on trouve toujours plus immigré que soi dès lors que l'on est tant soit peu "établi" dans une nouvelle nationalité. Je n'en veux pour preuve que l'illustre Sarkozy, les Roumains Luca et Copé, les Italiens Estrosi et Ciotti,  mais aussi le camarade Moscovici, le camarade Bartolone, et Manu le catalan, soi-disant fils de républicain espagnol.
 
Je m'efforce d'être pour ma part un immigré modèle. J'obéis aveuglément aux lois de ma nouvelle patrie la France, et j'en respecte les us et les coutumes, alors que nombreux sont les indigènes de Corsica qui les récusent fortement, allant même jusqu'à soutenir que leur situation est comparable à celle des colonisés que nous fûmes.
Vous savez bien sûr, que l'île vit naître un illustre empereur.  Vous savez moins qu'à l'âge de 20 ans, ce dernier écrivait au héros de l'indépendance Corse, Pascal Paoli en exil à Londres: "Général, je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français, vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards".
La suite de son parcours et de sa carrière fit de lui ce que vous savez: le plus grand personnage historique dont  puissent s'enorgueillir les Français après ce pauvre Vercingétorix.
Il en va souvent ainsi des peuples colonisés : certains de leurs enfants deviennent des serviteurs éminents de leur nouvelle patrie. Nous connûmes nous mêmes cela, sous la domination romaine, avec le Berbère Saint Augustin.
En fait de berbérité, et non de barbarisme, je rappellerai en passant que l'ami Zemmour, autre Français notoire (et même fanatique), se vante d'appartenir à la descendance de la Kahena, célèbre reine d'une tribu berbère judaïsée ayant combattu les envahisseurs arabes, plutôt qu'à celle des Cohen. Mais ceci n'est point mon affaire.
 
Vous me permettrez de vous apprendre que les Maures du temps jadis firent grand apport à l'île de Corsica en venant, par des razzias multiples et soutenues, par des viols bénéfiques et répétés, répandre leur gènes jusque dans les villages les plus reculés. Ils y ont laissé de nobles traces, et il me plaît d'imaginer parfois certains natifs de l'île de Corsica, en visite chez nous, revêtus d'un burnous défraîchi et d'une chéchia, ou bien d'un burnous brodé et d'un turban immaculé, selon qu'ils soient gens du peuple ou notables infatués. Ils n'auraient certes aucune peine à passer pour d'authentiques fils du Maghreb. Il me vient même parfois l'idée saugrenue d'embrasser certains enfants de la terre de Corse, tant leur physionomie ressemble à celle de nos frères. Il m'arrive aussi de penser que s'ils s'étaient promenés sur les ponts de Paris du temps du préfet Papon, ils eussent pu terminer dans la Seine leur carrière de résidents français.
 
Je vous dirai, pour augmenter votre capital culturel et vous permettre de briller dans les cafés maures, que le drapeau local s'orne d'une tête résultant d'une décollation "à la manière antique", tête sans doute oubliée dans la précipitation de notre réembarquement sur la dernière felouque servant à notre retraite.
Me voici, humble descendant des fiers barbaresques qui abordaient en pillards ravageurs l'ile de Corsica, condamné à y laisser la sueur de mon front. C'est sans doute la volonté de Dieu, et je l'accepte, bien que cela ne soit pas tout à fait la mienne.
 
L'actualité de cet été finissant me contraint à vous dire par ailleurs que l'île de Corsica est épisodiquement peuplée de migrants que l'on appelle ici des touristes. Il y a ceux du plein été dominateurs et conquérants, mais aussi les vieilles personnes baptisées troisième ou quatrième âge. C'est ce que les marchands du bazar et les tenanciers de gargotes appellent l'apport d'avant ou d'après saison. Ces sages troupeaux vacanciers sont renvoyés dans l'hexagone après avoir été dépouillés des maigres deniers patiemment amassés pour leur séjour de rêve dans "la plus proche des îles lointaines".
 
Les belles (et moins belles) volailles estivales s'abattent, quant à elles, sur les plages de sable fin qui abondent dans l'île de Corsica. Dans leur grand désir de bronzer rapidement, elles rougissent intensément leurs croupions. Cette grande exposition de fesses ne laisse pas d'être, je le confesse, du plus bel effet.
Dieu me pardonne, cela ne manque pas de bouleverser parfois mes sens, car la gent féminine estivale est loin d'être couverte de hijab, de tchador, de niqab et de burqa. J'avoue, sans le crier sur tous les toits, et sans aller le clamer sur les parvis de la mosquée locale, que ceci ne me contrarie point outre mesure.
En ce domaine, ma lecture des écritures saintes n'est pas la même que celle des frères wahhabites : je n'y trouve point que tout cela soit rendu obligatoire par un quelconque verset, et je plains même les pauvres femmes ou jeunes filles qui sont enfermées par leur famille dans ces noires camisoles ou qui s'y calfeutrent par conviction.
Toutes ces vêtures qui visent à combattre l'impudeur se répandent, paraît-il, à travers l'Europe. J'en aperçois ici de plus en plus. Cela semble contrarier certains indigènes de Corsica, mais je fais mine de ne point entendre leurs récriminations, et pour certains, leurs invectives. Parfois même je donne à croire, par souci de ma propre sécurité, que je les approuve.
Mais revenons à notre volaille.
-  Je ne saurais vous décrire avec talent la beauté des blondes oies nordiques. Selon les statistiques de l'I.N.S.E.E, elles seraient toutes aussi peu virginales à leur arrivée qu'au départ.
- Je ne vous chanterai pas l'ardeur des sémillantes pintades parisiennes, encore que leur frénésie de vénériens plaisirs relève, dit-on, de la pure médisance des jeunes coqs de Corsica.
-  Je ne pourrai vous dire l'insatiable gourmandise des rubicondes dindes teutonnes, puisque je n'ai jamais pu, vu ma triste condition d'immigré, apprécier leurs bénéfiques ardeurs.
 
Actuellement, la saison des crudités et des nudités est presque passée. D'ailleurs j'évite d'utiliser ces termes trop voisins depuis que dans un restaurant local, après quelques libations interdites, demandant des nudités au lieu de crudités, j'ai failli subir la loi de Lynch. Le Corse en effet, je vous le confie mezzo voce, est un être ombrageux et susceptible, assez prompt à s'énerver lorsqu'il se croit offensé.
 
Du moins, ma terre d'exil est-elle moins agitée que notre pauvre Algérie. Ici, point de Groupes Intégristes armés, comme il en exista jadis chez nous, et point non plus d'émules de Daesh, comme il en apparait dans nos campagnes et nos sillons.
Simplement, de temps à autre, quelques explosions nocturnes ou diurnes, quelques résidences secondaires qui s'écroulent ou se fissurent. Des exécutions ponctuelles parfois, mais point de massacres organisés.
La vie locale, qui  s'était agrémentée de violence clandestine durant quelques décennies, sans pour autant revêtir la complexité de l'imbroglio irakien, ou la dure condition de la terre palestinienne, est devenue plus sereine depuis quelques mois.
Par contre, une brise marine ayant poussé jusqu'à nous les mœurs siciliennes ou calabraises, voilà que sévissent de petites bandes qui guerroient entre elles et importunent les honnêtes citoyens.
Voici quelques années, la puissance coloniale (je traduis ici la pensée des autochtones les plus virulents) avait envoyé dans l'île un vizir à la poigne d'acier qui s'était mis en tête de rétablir un ordre devenu défaillant. C'est dire l'émoi suscité chez les indigènes, qui fort peu respectueux des interdits, ont pris depuis des lustres quelques libertés avec les lois écrites de la nation française, préférant les leurs, encore à demi coutumières.
Les outrances de ce proconsul, jointes à une étourderie de l'un de ses pétroleurs, l'ont contraint au départ. Depuis, la gouvernance française bénéficie localement d'une moindre considération, sauf parmi ses serviteurs traditionnels et ses irréversibles affidés.
Côté représentation populaire, les listes d'électeurs, non encore expurgées de leurs parasites à votes pluriels, ni des innombrables défunts qui s'obstinent à remplir leur devoir électoral, accouchent d'assemblées territoriales ubuesques selon les uns, mais magnifiques selon les autres.
Ma mère actuelle la France est ici jugée par les uns comme génératrice de persistantes turpitudes et par les autres comme une généreuse dispensatrice de séculaires bienfaits. Aussi ne sais-je plus trop à quelle opinion me ranger. Par saine prudence me rangerai-je sans doute à la dominante. Le juste milieu, en de telles situations, n'est jamais la position la plus confortable, car chaque faction vous houspille, vous tourmente et vous contraint à sa manière.  
 
Pour ma part, très reconnaissant envers mes compatriotes corses – si j'ose me compter parmi eux – du bonheur relatif qu'ils m'accordent, je m'évertue à faire en sorte qu'ils n'aient pas à me considérer comme un islamiste réel ou potentiel, ce que tout musulman est condamné à être ou devenir, si l'on en croit les médias, les experts, les spécialistes en tout genre, et même les romanciers à la mode qui développent cette pernicieuse théorie.
Pour éviter un amalgame aussi grossier, il m'est arrivé de me promener en portant ostensiblement sous le bras quelque exemplaire du Figaro, ou de Valeurs Actuelles, voire même de "Minute". J'ai  pu observer, du coin de l'œil, cela va de soi, que cela suscitait chez certains passants un regard où l'étonnement le disputait à l'admiration. Sans doute ai-je alors été pris pour un Kurde, ou bien un Syrien chrétien.
 
Trêve de digressions. J'espère que la France, - bénie soit-elle - continuera d'accueillir en son sein généreux ses enfants perdus des terres maghrébines et africaines, sans souhaiter pour autant qu'elle accueille en Corsica tous les sans papiers qui peuplent l'univers, car il n'y aurait plus de place pour les bons immigrés de ma catégorie.
Les apatrides sans loi et les métèques sans foi, je préfère qu'ils s'installent à Paris, dans l'Ile Saint Louis, le Marais, le XVI°, et à Neuilly, quartiers où abondent leurs protecteurs, lesquels, à ce qui se dit dit, consomment à grandes louchées le meilleur caviar qui soit, tout en fustigeant avec véhémence les égoïstes qui refusent d'accueillir les migrants du tiers et du quart monde. Ces temps derniers ils versent, paraît-il, d'abondantes  larmes de crocodile, en apprenant, grâce aux médias bien pensants, que les migrants sombrent par milliers dans les eaux de l'Euro-Méditerranée.
Dans ce contexte, il m'est, je vous l'assure, fort pénible d'apprendre que nos petits frères beurs ou blacks des banlieues s'adonnent au commerce des stupéfiants, alimentent la chronique des faits divers, ou cassent à la moindre occasion les vitrines des bazars. Ce sont là des incivilités qui m'insupportent, car elles jettent un discrédit immérité sur les centaines de milliers de bons et loyaux immigrés. De plus, elles fournissent quantité de  "grain à moudre" à ceux qui se prévalent d'être Français de souche, (même lorsqu'ils ne le sont que de fraîche date), ou apportent en abondance une eau trouble au moulin d'une ligue sectaire que l'on appelle Front National.
Il s'agit là d'un rassemblement gouverné en parfait accord jusqu'à ces temps derniers par un père et sa fille sous les auspices du Saint Esprit.  Mais ils se sont disputés vivement pour un détail, et depuis, ils inondent les gazettes de leurs chicanes.
Je résumerai d'une manière lapidaire le fondement de leur controverse : le vieux avait pour ennemis déclarés ou boucs émissaires privilégiés, le Juif et l'Arabe. La fille, ayant décidé d'absoudre le Juif de tous ses péchés traditionnels, n'a plus que l'Arabe, ou l'arabo-musulman (et accessoirement le Rom) à se mettre sous la dent ou à transformer en épouvantail.
C'est je crois toute leur différence. Ajoutons-y, peut-être, une vague histoire de mignons du sérail dont je ne saurais vous dire les tenants non plus que les aboutissants, car je ne suis pas introduit dans ces mystères.
 
Je vous quitte car je crois entendre un muezzin, du haut du minaret restauré de la défunte usine Alban, me rappeler  à mes saintes dévotions. Vous me pardonnerez la courte explication suivante : l'usine Alban est une ancienne manufacture de tabac d'Ajaccio qui, au temps soi-disant béni des colonies, importait du tabac algérien pour fabriquer des cigarettes gauloises. Son fondateur avait cru bon de l'orner d'une sorte de minaret. Cette usine ayant laissé place à un immeuble prétendument dit "de standing", le promoteur a été sommé de préserver et même de restaurer le minaret au titre de la conservation des monuments historiques. Le résultat le plus évident de cette contrainte est que nombre de touristes hexagonaux qui passent fulminent et enragent à la vision de ce qu'ils croient être une insolente mosquée.
J'irai à présent de ce pas, car il se fait tard, déguster un plantureux couscous dans une sorte d'auberge orientale où se pressent ordinairement non point les immigrés de ma condition, mais ceux que l'on pourrait appeler les résidents locaux. Un Pied Noir repenti (si, si, il en existe quelques exemplaires) m'y invite parfois en souvenir de notre passé commun. Du moins c'est ce qu'il me donne à croire. En réalité il s'imagine, je pense, que le fait de partager publiquement un couscous avec un Algérien de bonne mine, lui conférera la réputation d'un citoyen tolérant, respectueux des différences, et idéologiquement acquis à la nouvelle diversité française.
  
 
 Seconde lettre

 
Mon très cher frère,
 
Je t'avais déjà complaisamment décrit ma situation dans l'île de Corsica lors d'une précédente épitre.
 
Tu me permettras aujourd'hui de t'adresser quelques informations nouvelles, qui éclaireront j'espère ta connaissance de mon état présent, de manière aussi parfaite que s'est illuminée la caverne d'Ali Baba sous l'effet de la merveilleuse petite lampe d'Aladin.
 
Bien qu'ayant été largement "déculturé" (comme ils disent) par suite de mon long séjour chez les incroyants, j'ai conservé, tu peux le constater, quelques réminiscences héritées de mon intérêt pour le patrimoine culturel arabo-persan, patrimoine qui au demeurant établissait un pont fraternel entre les sunnites et les chiites aujourd'hui rendus ennemis grâce notamment aux bons offices de leurs excellents amis américains.
 
Ou en étais-je ? Ah, oui,  je voulais t'informer de mon actualité en terre chrétienne. Cette terre ne me semble plus très catholique, comme aurait dit le défunt Frèche, pour qui l'absence de cette éminente qualité caractérisait la tête de Fabius.
En effet,  passant dimanche dernier sur le coup des dix heures, devant la cathédrale d'Ajaccio, à l'instant où les cloches sonnant à toute volée achevaient d'appeler les fidèles à la "grand messe", j'ai pu constater que s'y pressaient seulement une trentaine de personnes, dont plus des deux tiers relevaient de ce qu'ils appellent charitablement en occident le troisième, voire le quatrième âge.
 
Par contre, à ce qui se murmure jalousement dans les sacristies, les églises évangéliques prolifèrent et seraient au nombre d'une quinzaine pour la seule ville d'Ajaccio. En ce moment, vu les circonstances, nos frères gitans et manouches y chantent force cantiques à connotation biblique afin que le ciel lave de leurs péchés tous les chasseurs de Roms qui abondent dans l'hexagone.
 
Dans la chaleur caniculaire de juin-juillet  2015, nos frères immigrés, sur de multiples chantiers, en dépit du ramadan, ont converti en sueur le peu de graisse qui les enrobait,  tandis que leurs contremaîtres portugais, entre deux vociférations incompréhensibles, se sont inondé le gosier de  rafraichissantes et tentatrices boissons. Mais ceci ne saurait constituer une information inédite ou capitale. Abandonnons donc la relation de ces banalités.
 
Je suis pour ma part momentanément réduit au chômage, et fort parcimonieusement rémunéré par "Pôle Emploi", mon dernier patron n'ayant "à l'insu de mon plein gré" déclaré que la moitié de mon salaire.
 
J'ai  donc tout loisir d'aller jeter un œil  par dessus le parapet qui surplombe la plage St François, plage située en plein cœur de la cité d'Ajaccio. Mon humaine faiblesse me conduit quelquefois à longuement attarder mon regard dans la contemplation des créatures touristiques qui rougissent leurs seins d'albâtre, ou s'efforcent de noircir leurs blanches fesses sous un soleil infernal.
La plage Saint François, plage sans doute honnie par ce brave saint vu sa destination présente de rôtissoire estivale, est semble-t-il, moins qu'auparavant couverte de détritus, moellons, ferrailles et autres matériaux insolites abandonnés par les tempêtes de l'hiver. L'ancien maire de la Cité, uniquement préoccupé de son avenir électoral, n'avait  pas songé à y envoyer régulièrement une petite escouade de Frères éboueurs municipaux.
Certes, je crains toujours qu'un Frère intégriste de passage, ivre de colère à la vue d'un mécréant contemplant des créatures totalement dépourvues de voiles, ne me jette par-dessus bord, ou qu'à l'opposé, un Français jaloux de ses origines (même si ces dernières relèvent uniquement d'un incertain droit du sol) ne fasse de même, mais pour d'autres raisons.  Cette crainte salutaire écourte parfois ma contemplation, car mon regard est contraint de se porter alternativement sur les promeneurs de la corniche, et (plus longuement) sur  les splendeurs qui rôtissent au bas de la jetée. Je cède donc comme tout un chacun aux peurs sécuritaires.
 
A bien y réfléchir, mes craintes relèvent un peu du fantasme, car en Corsica les mauvais barbus ne sont pas légion. Mais il n'est nul besoin d'être barbu pour muer un jour ou l'autre en terroriste aveuglé par une foi malsaine ou de méchantes prédications, diront certains. Ce genre de propos est colporté, cela va de soi, par les émules de Charles Martel, encore qu'ils ne soient pas non plus en nombre dans notre île (ce possessif que d'aucuns trouveront abusif me sera, j'espère,  pardonné).
Ceci dit, la Corse offre un paysage particulier, en ce sens qu'elle est composée de factions dont les effectifs respectifs n'ont pas grand-chose à voir avec ceux des partis hexagonaux.
Ainsi, ceux qui après une salutaire immersion sont devenus miraculeusement "républicains" grâce à un habile prédicateur, clone ou ersatz de celui que les Chrétiens appellent Jean le Baptiste et les Musulmans le prophète Yahyâ ibn Zakariya, ceux-là, disais-je, sont largement majoritaires en Corsica.
Par contre, les socialistes, qu'ils soient légitimistes ou frondeurs, sont quantité négligeable, préfigurant ainsi le devenir de leurs homologues continentaux, tandis que les communistes résiduels peuvent être considérés comme relevant d'un folklore révolutionnaire révolu. Subsiste à l'état de fossile encore remuant une sorte de mouvance électorale accrochée aux fiefs du passé radical insulaire.
Enfin, ceux que l'on appelle ici les "natios", divisés en ce qu'en d'autres lieux et d'autres temps on aurait appelé mencheviks et bolcheviks, donnent au  paysage local une spécificité très particulière.
Voilà ! Je t'ai décrit peut-être avec quelque excès de longueur la coloration politique locale. Il est temps, je crois, de revenir à des choses plus immédiates.
Au 15 août dernier, donc tout récemment, les actuels édiles, républicains et bonapartistes tout à la fois, ont célébré avec solennité l’Assomption en même temps que l'anniversaire de la naissance du grand Nabulione. Ceux de l'ancienne équipe, bien que socialistes et même communistes pour certains, chassés hors de l'hôtel de Ville en février 2015, célébraient aussi ce double anniversaire. Ils faisaient mine de prier, psalmodier et chanter sous les voûtes ancestrales de la cathédrale, puis défilaient à travers les rues de la vieille ville pour témoigner de leur foi, ce qui ne laissait pas de me surprendre.
 
Les anciens combattants des guerres coloniales (fort nombreux en cette contrée) ont sorti, comme à l'accoutumée, pour les cérémonies patriotiques, les bérets de leurs cartons. Ainsi les mites ravageuses ont cessé momentanément leur combat traditionnel contre  la naphtaline.
 
Ces combattants en retraite, mais s'honorant (disons le vite) de ne jamais avoir battu retraite, ont orné leurs vaillantes poitrines de médailles gagnées sur  des champs de bataille authentiques ou glanées sur des champs de batailles plus hypothétiques. Il faut te dire en effet, mon bien cher Frère, que nombre de décorations, si j'en crois mon boucher hallal, aussi médisant qu'une concierge portugaise, ont été obtenues à force de suppliques adressées aux élus locaux introduits dans les hautes sphères parisiennes.
     
Le 15 août a vu aussi, en vertu d'une persistante coutume locale, les ménagères d'Ajaccio se ruer vers la poissonnerie qui jouxte l'édifice municipal. Elles y ont fait  ample moisson de langoustes censées provenir du golfe, mais souvent importées de Mauritanie, langoustes dont elles ont  fait en sorte que la queue ou les antennes débordent  généreusement de leur panier à provision, afin que nul n'ignore, surtout parmi leur voisinage, qu'elles ont pour leur part les moyens de s'offrir ce crustacé de luxe.
 
Mais voici que je cède à la tentation du bas commérage ajaccien ou bien encore à des propos dignes de "Voici" ou de "Gala" alors qu'en bon immigré qui se respecte, ma lecture quotidienne est celle du "Figaro". Revenons donc à des choses plus sérieuses.
 
Les indigènes de cette île qui se considèrent (à tort ou à raison) comme des colonisés, viennent pour leur part de terminer leurs "journées" cortenaises, journées au cours desquelles quelques peuples ou nations sans État ont pu exprimer leurs désirs d'identité et vilipender l'oppresseur. Je m'y serais certainement rendu si quelque Frère palestinien y avait été invité. Mais ce ne fut pas le cas cette année.  Il faudra sans doute qu'ils y remédient l'an prochain. On y aperçut un frère Azawad, et cela m'a réjoui, car j'ai pour cette nation sans Etat quelque faiblesse idéologique.
Il n'a pas été fait mention, même à titre posthume, du noble et fier Khadafi, pourtant apparenté par cuisse paternelle, au peuple de Corsica. Il était en effet le fils d'une princesse du désert et d'un Corse pur sang, aviateur de la France libre, mort en Lybie durant la seconde guerre mondiale après avoir connu le bonheur d'une liaison secrète avec cette belle bédouine présumée descendante de la reine de Saba. Ayant moi-même comparé les photos de Mouammar et du capitaine Preziosi, son présumé père,  j'avoue avoir retrouvé dans celle de ce pauvre Mouammar le portrait craché du héros corse.
Il n'est plus possible d'envoyer dans l'île le fameux Clavier-Palmer, grand ami du prince déchu Sarkozy,  pour explorer cette piste digne de l'enquête corse. Le célèbre détective y est interdit de séjour. Je n'ai guère le temps aujourd'hui de te conter les péripéties qui ont entouré l'occupation de son domaine corse, mais je te promets de le faire un jour.
 
Pour revenir à des considérations plus immédiates, ma modeste condition de travailleur immigré m'interdisant une intolérable intrusion dans les affaires de la France et surtout l'expression de mon sentiment sur sa gouvernance, tout au plus te dirai-je ma vertueuse indignation devant la campagne qui vise à nous présenter tous comme des voleurs, des assassins, des narcotrafiquants, des incendiaires et des voyous, si ce n'est comme l'avant-garde d'une invasion pire que celle des Huns qui ravagèrent l'Europe voici quelques siècles.
"Plus français que moi tu meurs", telle est la devise qui semble avoir  remplacé la célèbre formule républicaine qui a longtemps fait la réputation universelle de la France.
Sous le règne de Sarközy Nagy Bocsa, et de son épouse la ravissante Carla, dont le filet de voix m'enchantait, ma condition n'était pas des plus agréables. J'ai donc espéré, comme tout un chacun,  un changement radical lors des dernières présidentielles françaises. Las ! Les promesses du Président "normal" que les Français ont  choisi pour les diriger se sont évanouies comme le ferait neige au soleil du Sahara. Je ne t'en dirai pas plus pour aujourd'hui, réservant pour une prochaine lettre les faits et méfaits de son règne maléfique. 
Simplement te confierai-je que l'avenir me paraît bien sombre, et qu'il me faudra envisager peut-être une nouvelle migration, en sens inverse celle-là, en direction d'un quelconque émirat paradisiaque, celui d'Abou Dhabi ou celui du Qatar, tant prisés par les Présidents français, à défaut de celui de Daesh, qui me parait un peu  trop rigoureux en ses pratiques.
En effet, les prochaines échéances présidentielles laissent entrevoir l'arrivée au pouvoir de notre pire calomniatrice et de ses partisans. Ce sont les plus acharnés à vouloir nous bouter hors de leurs frontières. Aussi ai-je déjà fait emplette de l'un de ces sacs de plastique rayé qui servent ordinairement et généralement de valises aux migrants de mon espèce.
A plus, comme disent les djeuns en leur patois, et Dieu te garde des djinns, mon très cher Frère.

  
 
Troisième lettre


 
Mon bien cher Frère,
 
            Ne comptant pas finir mes jours dans cette île où m'ont conduit les hasards de la migrance, et caressant l’espoir de revoir le pays une fois fortune faite (fol espoir, j’en conviens), il me plaît assez, dans cette attente, de t’entretenir des conditions de mon existence en terre étrangère.
 
            J'ai quelques réminiscences du sabir que nos grands parents utilisaient en Algérie française, mais je n'en n'use qu'en des circonstances précises, lorsqu'il s'agit pour moi de répondre à quelque policier qui me tutoie comme si j'étais son frère, ou de me gausser (intérieurement, cela va de soi) de quelque troupier de la franchouillardise dont l'expression relève d'une langue que je trouve fort approximative, alors même qu'il clame haut et fort sa grande fierté d'appartenir à l'identité nationale française.
Le sabir, pour mémoire, était une sorte de langue véhiculaire largement répandue en Algérie, langue faite d'un mélange de parler pied noir où le maltais, l'espagnol et l'italien le disputaient au français, mélange mâtiné d'un arabe dit dialectal fort éloigné de l'arabe classique enseigné en la prestigieuse université Al-Azhar. Le tout était complété par des gestes nombreux, variés et expansifs qui donnaient aux discussions l'allure de disputes véhémentes ou de controverses dignes de celle de Valladolid.

            Je n’ai pas pour autant abandonné,  tu peux t'en apercevoir,  la coutume orientale qui veut que des préliminaires et des circonvolutions inutiles précèdent l’essentiel du propos épistolaire. Ceci étant, j’en viens à la relation de mon actualité immédiate dans l’île de Corsica, île pour l’instant toujours tributaire de l’hexagone français, contrairement à ce qui semble s'annoncer dans la Catalogne voisine par rapport à l'Espagne.
 
            Ici, après un été caniculaire, nous voici plongés dans un automne estival. Les jeunes sauterelles touristiques ont laissé place aux vieilles sauterelles. Limonadiers, cafetiers et gargotiers fulminent comme à l'accoutumée contre la pingrerie de la clientèle saisonnière, mais à voir les signes extérieurs de richesse qu'ils affichent, et les 4 x 4 rutilants dans lesquels se promènent leurs épouses sur le cours Napoléon, je doute fort de leur misère.
 
            Mon emploi dans le bâtiment  s'est révélé aussi  intermittent que celui des gens du spectacle. Du moins ai-je eu le bonheur de me loger de manière plus orthodoxe, et ai-je abandonné l'occupation illicite d'une demeure qui n'était pas mienne. Moyennant juste loyer, je bénéficie d'une masure dotée d'un arpent de terre. J’ai pu transformer ce petit morceau de sol en un potager médiocrement productif. Cela m'a permis de récolter quelques modestes courgettes et quelques poivrons décharnés qui ont agrémenté mon couscous quotidien, ainsi que deux pastèques dont Enrico Macias n’aurait certes  pu dire  qu’elles étaient "comme là-bas".
 
            Alors que je qualifiais un peu sottement d'été indien les ardeurs solaires de ces premiers jours de septembre, de miens amis chrétiens, fort instruits en histoire des saints, m'ont éclairé sur  le caractère erroné de ma formulation. Ces bons croyants (que nous appellerions chez nous de bons incroyants), m'ont expliqué que l'on devait plutôt à Saint Martin le Miséricordieux, la douceur de l'automne. Saint Martin, soit dit en passant, était un officier hongrois au service de Rome, qui fit don de la moitié de son manteau à un pauvre hère mourant de froid rencontré sur sa route.  Je connais un autre Hongrois devenu calife en terre étrangère, mais il n'y a pas lieu d'épiloguer longuement sur cette similitude, car le Magyar en question est loin d'avoir les excellentes qualités prêtées à Saint Martin.
            Où en étais-je avant de m'embarquer dans cette digression?  Mon petit pré carré, disais-je, se dessèche dans l’ardeur d'une canicule interminable. Il exige chaque soir une abondante ration d’eau salvatrice. Mon boucher hallal prétend que mon obstination maraîchère risque de me conduire tout droit à la ruine. Je suis en effet tributaire de "l’eau du robinet" dispensée par la puissante société Veolia, muée ici en Kyrnolia. Il s’agit là d’une sorte de vampire qui n’a souci que de dividendes tout en protestant de son désir constant de préserver l’environnement et de promouvoir un développement durable (le sien en priorité je présume).
 
            Reviens à tes blancs moutons, et ne t’égare pas dans des  exégèses économiques qui échappent à ton entendement limité d'immigré, dirait mon patron, qui, se targuant de  bien connaître les coutumes maghrébines à défaut du Coran, ne cesse de colporter à travers  la ville des histoires de moutons élevés sur des balcons puis atrocement égorgés dans des baignoires au grand dam de dame Bardot.
   
            Localement, rien de bien extraordinaire. Deux partis se disputent toujours les faveurs du peuple corse résiduel, l’indépendantiste et l’autonomiste. Pour le reste, nous trouvons ici les mêmes chapelles que sur le "continent" (comme il se dit dans l’île), à savoir la sarkoziste, qui n'a rien perdu de sa superbe passée, la communiste (qui bouge encore un peu, contrairement à celle de l’hexagone), la radicale (indéracinable mais amoindrie par des disputes internes), et la socialiste (réduite à une expression fort exigüe).
 
            Je me garde bien sûr de dévoiler en public mon sentiment sur les évènements locaux, les évènements nationaux et les évènements internationaux, car les mœurs de la contrée interdisent aux allogènes d’exprimer une opinion trop tranchée. Je réserve donc mes avis et mes commentaires à mes coreligionnaires, dans le secret de nos conversations privées. Certes, sur les chantiers, il m’arrive d’échanger quelques bribes de conversation avec mon contremaître portugais, mais je m’astreins à une certaine prudence. Je crains en effet que son désarroi devant les qualités de ma dialectique, largement supérieure à la sienne, ne le conduise à me "débaucher" illico.  Mais laissons là ces considérations personnelles, et intéressons nous plutôt aux choses de ce monde.
 
            J'ai suivi, comme tout un chacun, les déboires des pauvres cigales grecques qui, ayant chanté durant tous les étés durant les années écoulées, se trouvent fort dépourvues à présent que s'abattent sur elles les rigueurs de la sainte ligue bruxello-germanique.
Les voici sommées de devenir fourmis et de boucher prestement le tonneau des Danaïdes qui leur sert de budget national. Adieu feta, ouzo, olives, sirtaki ! Place aux pleurs et aux lamentations dignes de tragédies antiques.
 
            J'ai bien sûr suivi avec grand intérêt les merveilleuses "révolutions" qui ont agité le monde arabe.
 
            Nos Frères Yéménites, dont le seul tort est d'être plus ou moins chiites, après avoir presque conquis la péninsule toute entière au détriment de leurs dominateurs sunnites, ont vu une étrange coalition menée par leur puissant voisin saoudien et d'autres émirs golfiques de moindre importance, sous la houlette bienveillante et bienfaitrice de l'inévitable yankee, entreprendre de châtier leur folles velléités émancipatrices.
 
            En Libye, ce pauvre Mouammar s'était révélé, il t'en souvient sans doute, de plus en plus imprévisible, mais il avait surtout manifesté la sotte prétention de vendre son pétrole au plus offrant. Il a donc subi les foudres d'une  justice occidentale toujours plus  prompte à poursuivre les supposés crimes arabes que les méfaits de Monsanto.
Le grand nobélisé, je veux parler de l'infidèle Barack Hussein, avait donc enjoint à ses deux caniches de l'époque, Cameron et Sarkozy, d’aller mordre les jarrets du récalcitrant Mouammar. Au motif que ce dernier était devenu un abominable tyran, les bonnes âmes occidentales ont recruté des Benghazis authentiques et des Qataris déguisés en Benghazis pour garnir les maigres rangs de combattants affidés promptement baptisés "démocratiques".
Un tapis de missiles, de bombes et d’obus est venu secourir ou seconder ces vaillants insurgés. Mouammar a été proprement lynché par des patriotes justiciers parmi lesquels on a cru reconnaitre quelques agents spéciaux occidentaux.
Au final, le pétrole appartient on ne sait plus trop à qui, mais il est exploité par diverses factions locales, (l'islamiste se taillant la part du lion), Sarkozy ne craint plus les médisances de son ex-ami Mouammar, et le pseudo philosophe Bey Hachel promène en d'autres lieux sa suffisance, ses chemises immaculées et ses troubles desseins. Mais surtout, le désordre et le chaos les plus absolus règnent en cette contrée.
 
            Nos Frères Égyptiens, après avoir pendant quelques semaines mené grand barouf sur la place Tahrir,  sont parvenus à chasser un Moubarak déjà branlant. Mais il semblerait que rien n’ait beaucoup changé à l’heure où j’écris ces quelques lignes, car l’armée, comme toute armée qui se respecte, prend dame Démocratie pour une femme de chambre de Sofitel et maintient d’une main de fer un ordre souverain.
 
            A propos de Sofitel, je t'apprendrai qu'il en existe également un à Ajaccio, mais de moindre renommée que celui de New York , et dans lequel, à ma connaissance, il ne s'est jamais déroulé d'abominables turpitudes, et moins encore de scènes orgiaques du genre de  celles qui ont illustré le Carlton de Lille. Il se dit à ce propos que, soucieuse de sa vertu, dame Aubry n'a jamais mis les pieds dans le fleuron hôtelier de la ville qu'elle administre.
Je te confierai que j’ai admiré en leur temps les exploits du vigoureux Djawad Saddam Khan, alias DSK, qui a trouvé le moyen de transformer en quelques minutes torrides et précipitées une femme de chambre en une Shéhérazade planétaire dont les récits épicés ont tenu en haleine tous les peuples de la terre. Bon, il est vrai qu’après avoir imaginé que son innocente proie avait été une frêle et chétive, mais fort belle  soubrette noire, j’ai découvert une personne  que la bienséance et l’éthique m’empêchent de qualifier plus avant. Il est vrai aussi qu’après avoir cru initialement au récit policier d’une pauvrette violemment agressée par un satrape démoniaque, j’ai,  l'ayant mieux aperçue à travers diverses lucarnes, tempéré mon jugement initial. J’accorde donc quelque crédit aux rumeurs selon lesquelles Nafissatou aurait été - excuse ce langage de basse police -  une "chèvre" destinée à appâter celui que dans les couloirs du FMI on avait surnommé complaisamment The French Rabbit et dans les bonnes sacristies le bouc lubrique et malfaisant.
Mais quittons prestement ces  contes merveilleux dignes de Mille et une nuits, et revenons à nos révolutions.
 
            Que dire de la Syrie ? Désirant rivaliser en ardeur démocratique avec son prédécesseur Sarkozy, le coryphée Hollande, auquel les Français ont inconsidérément accordé leurs derniers suffrages, avait décidé d'en chasser le frère Bachar, accusé opportunément de toutes les turpitudes dictatoriales. Secondé par le très catholique Fabius (qualificatif volontiers attribué à ce dernier par le défunt Frèche), le "Président normal" tenait absolument à  vaincre sans péril, mais avec une gloire qu'il pensait certaine, l'abominable "boucher" de son peuple. Le résultat est pire encore que celui de Libye. Accourues de toutes parts, et même de France, des cohortes de démocrates libérateurs se sont muées en troupes islamistes virulentes sitôt parvenues en terre syrienne, et des centaines de milliers de migrants affluent désormais, en conséquence, vers ce qu'ils croient être un eldorado salvateur.
            Las ! L'accueil qui leur est réservé en terre chrétienne (que  d'aucuns se plaisent curieusement à qualifier de judéo-chrétienne) n'est pas à la hauteur de leurs attentes ingénues et de leurs espoirs  innocents.
            Certes, démentant à la fois sa propre réputation et les tristes antécédents historiques de son pays, l'Allemande Merkel s'est employée à réveiller les consciences des autres nations d'Europe, mais ces dernières parmi lesquelles s'est distinguée la hongroise, se sont solidement calfeutrées en leurs égoïsmes et leurs peurs sécuritaires.
            En France, une méchante personne que la charité m'interdit de nommer est allée jusqu'à proposer de remettre illico dans leurs bateaux tous les immigrés échoués sur les côtes d'Europe.
D'autres, sans doute instruits du fameux épisode des noyades de Nantes, qui virent sous la grande Révolution française, quantité de femmes, d'enfants, de vieillards et de fanatiques  de l'ordre ancien embarqués dans des barges et coulés par centaines dans les eaux de la Loire, ont suggéré de confier à la Méditerranée le soin de ramener en une sorte de voyage retour vers les côtes de l'Orient les heureux rescapés du voyage aller.
            Ici même, un édile téméraire ayant proposé que la Corse renoue avec ses traditions séculaires et prenne sa part dans l'accueil des migrants, n'a obtenu pour toute réponse que des discours alambiqués dans lesquels le cynisme du refus le disputait à l'hypocrisie larmoyante et aux protestations charitables.
            Bref, comme vous le voyez, en pays chrétien,  les préceptes évangéliques semblent ne plus avoir cours, et la haine de l’étranger tient désormais lieu de ciment national.
            Je me promets pour ma part, en souvenir de ma propre errance migratoire, et non pour faire mine de cultiver des valeurs et des idéaux humanitaires, de secourir dans la mesure de mes modestes moyens tout frère migrant que les flots jetteraient sur les rivages de Corsica.
En cela,  j'imiterai  le ressuscité Jean François Copé qui vient de rappeler vertement à son ancien calife l'oubli de ses propres origines.
Saint Copé, puisque désormais il mérite cette noble appellation, aurait en effet tout crûment déclaré: "Sarko, dont le grand-père maternel était juif, oublie vraiment d’où il vient."
Du coup, je crois à la rédemption, et je te quitte sur l'annonce de ma quasi conversion aux sages préceptes d'un syncrétisme islamo-judéo-chrétien digne de celui que connut Al Andalus aux temps heureux de sa splendeur.


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Quatrième lettre

 

 
             
  Vous trouverez ici, en même temps que  mes affectueuses pensées, une relation succincte des événements ou des situations que je vis en ma qualité d'immigré dans l'île de Corsica, île pour l'instant toujours rattachée à la "grande" nation française. Vous observerez au passage que je pare de guillemets le qualificatif de "grande". Ils s'imposent car ils nuancent tant soit peu un qualificatif que certains, ici,  trouvent immérité.

            Dois-je vous rappeler que j'exerce en Corsica, "à l'insu du plein gré de ma volonté", comme le disait un vélocipédiste de grand renom, les fonctions intermittentes d'ouvrier du bâtiment. Elles sont toujours aussi mal reconnues que  mal récompensées.
J'ai failli employer le terme de demeure pour qualifier ma case, car, semblable à tout immigré qui se respecte, pour paraître avoir réussi, j'aurais plutôt  tendance à enjoliver un peu, auprès de ceux qui ont eu la malchance de rester au pays, la description de mes conditions d'existence à l'étranger.
En réalité, je vous le dirai en toute franchise, il s'agit d'une cabane (relevant du développement non durable) que mon employeur a eu la bonté de m'octroyer moyennant une petite retenue sur mon salaire, afin que je lui sois attaché par des liens de reconnaissance et de fidélité. C'est ce que faisaient paraît-il au XIXème siècle les patrons des Houillères du Nord, avec les mineurs qu'ils employaient. Je tiens cela du secrétaire du syndicat, personnage très instruit en matière d'histoire ouvrière à défaut d'être parfaitement soucieux de mes droits d'immigré.
Ma résidence est agrémentée de quelques mètres carrés de terrain que j'ai pu transformer, je crois vous l'avoir déjà dit, en potager que l'ancien Ministre du redressement productif aurait été sans doute heureux de visiter et de louanger, car il témoigne de la  haute contribution légumière d'un représentant de la diversité maghrébine à l'effort national.

            Mais quittons la relation de mon opulence domiciliaire pour nous entretenir de sujets moins terre à terre, (c'est le cas de le dire)  et venons-en à l'actualité d'ici, de là-bas et d'ailleurs.

            Il vous apparaîtra sans doute que ma pratique de la langue française s'est légèrement perfectionnée. C'est que chaque soir, plutôt que de jouer aux dominos comme la plupart de mes frères immigrés, sitôt l'arrosage de mon jardinet terminé (ce qui ne me prend guère de temps vu son extrême exiguïté), je me plonge dans l'étude acharnée de la grammaire et de l'orthographe. Mes deux petits livres rouges sont le Bled et le Bescherelle, ouvrages que ne consultent plus guère les jeunes générations, voire certains "contributeurs" de forums, ce qui pourtant limiterait le massacre indécent, par iceux, de leur langue nourricière.
Je complète le tout par la lecture d'auteurs maghrébins de langue française, comme les illustres "anciens", Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun,  ou les "modernes" comme  le prestigieux Tahar Ben Jelloun, le polyvalent  Rachid Boudjedra,   la regrettée Assia Djebar , le sulfureux Yasmina Khadra, l'iconoclaste Boualem Sansal, et le très lucide Kamel Daoud.
            Je n'omets pas cependant de me livrer, parallèlement, à une studieuse lecture de versets fondamentaux, afin que mon ignorance des saintes écritures ne m'attire d'aventure les attentions  bienveillantes de coreligionnaires aussi fraternels qu'extrêmement rigoristes.
            Je ne disserterai que  prudemment sur  la situation locale, ponctuée de règlements de comptes qui situent, au niveau de la statistique, l'île de Corsica, à une place d'honneur dans le bassin méditerranéen. En ce domaine, l'omerta étant ici de mise, je la pratiquerai en signe de parfaite intégration. Et, au risque d'être accusé de sautillage (terme qui signifie entre autres passer d'une idée à une autre) je vous dirai à présent mon appréciation des  grands événements nationaux et internationaux.
            L'actualité nationale française, est surtout marquée par les incohérences du nouveau califat, dont je ne puis vanter les mérites, vu qu'ils ne m'apparaissent en aucun domaine.
Mon ami chrétien, qui  tient une sorte de gazette personnelle appelée blog, dont le titre évoque l'oursin de méditerranée, oursin que l'on nomme "zinu" en langue vernaculaire locale, (langue à distinguer de la véhiculaire, la française), mon ami chrétien, disais-je, pour peu que vous sachiez naviguer dans les méandres d'internet, vous apprendra par le menu, en ses chroniques,  le quoi, le pourquoi et le comment de toutes ces affaires de basse politique et de haute économie.
            Pour évoquer des problèmes plus élevés en intérêt que ceux du petit hexagone, je voudrais à présent, ce qui vous passionnera sans doute davantage, vous glisser deux mots des bouleversements intervenus sur toute l'étendue du Machrek et du Maghreb.
            J'ai, bien sûr, suivi avec un vif intérêt les évènements de Tunisie, qui ont vu s'enfuir la famille Ben Ali, avec plus de succès apparemment que ne le fit Louis XVI, honnête et bon roi dont nul n'ignore qu'il fut rattrapé à Varennes. C'est, vous en souvient-il, ce que nous racontait notre grand-père, qui,  au temps béni des colonies, fut obligatoirement, "laïquement" et  gratuitement instruit de cette escapade manquée. Nos mœurs étant plus civilisées que celles des révolutionnaires français, il n'est pas encore venu à l'esprit des Tunisiens d'aller quérir la tête de ce Ben Ali en Arabie où elle se cache pour la présenter à une foule en furie sur un quelconque échafaud populaire.
            Pour l'Égypte, il apparaît que l'armée de ce pays, avec la bénédiction de ses protecteurs américains, après avoir chassé l'impopulaire raïs, n'a pas, pour autant, cédé aux Frères musulmans qui les avaient conquis à l'occasion d'une imprudente consultation démocratique, les pouvoirs de gouvernance auxquels ils aspiraient.
            S'agissant de la Libye, il devient de plus en plus évident qu'il s'agissait davantage d'une croisade que d'une rébellion spontanée. Certes, le soi disant philosophe Bey Hachel, que ses détracteurs tiennent pour un irréversible bouffon, s'est démené et se démène encore dans les salons parisiens, dans les officines, dans les studios et dans les déjeuners mondains, dont ceux du CRIF, pour donner à penser qu'il s'était agi d'y établir la démocratie, mais cela ne convainc que les jocrisses et les benêts.
J'y ai vu pour ma part, je crois vous l'avoir déjà dit,  une expédition destinée à faire tomber dans l'escarcelle des grandes compagnies occidentales les richesses énergétiques de la contrée, et accessoirement une opération visant à éliminer un  "ami qui en savait trop". Dès lors qu'il a été plus prestement que proprement lynché, le voici à jamais hors d'état de médire.
            Pour la Syrie, contrairement à l'opinion générale, une opinion soit dit en passant soigneusement manipulée par une campagne de désinformation aussi massive, sinon plus, que celles de Yougoslavie, d’Irak, et de Libye, j'incline à penser qu'il s'agissait  d'y installer un régime "aux ordres", d'y contrecarrer l'influence russe, voire chinoise, et surtout d'y constituer aux marches de l'Iran, une base opérationnelle "de proximité" au profit des puissances occidentales et d'Israël, avec l'aide de nos frères qataris et saoudiens, exonérés  pour la circonstance de tout péché wahhabite  ou fondamentaliste.
            Une autre région est en passe de connaître quelque agitation inquiétante : il s'agit du Sahel, où s'opposent désormais de multiples factions rivales. Les frontières héritées de la colonisation contraignaient nos frères Touaregs à être Maliens. Ils avaient décidé de s'ériger en Azawad indépendant, (ce que je considérais avec quelque sympathie), mais voilà qu'ils ont été "doublés", comme il se dit de manière triviale, par des Jihadistes  qui ne rêvent que d'installer des mœurs  talibanesques en ces contrées où régnait jusqu'ici un Islam relativement débonnaire.
            Mais bon, voilà que je me perds en considérations contraires à la retenue qui sied tout immigré de bonne composition.
            Vous me permettrez, avant de vous quitter, de vous confier une sorte de secret intime. Peu importe si cette information parvient aux oreilles de la toute puissante NSA.
J'ai dernièrement refusé de partager un couscous avec notre cousine Morano. Vous serez surpris de ce cousinage. Je tiens Nadine pour une parente par alliance, car le patronyme qu'elle se plaît à porter est également celui d'un village calabrais, village qui doit certainement son nom au fait d'avoir en des temps reculés été visité par des Mores de notre famille. J'ajouterai à cela que la dite Morano serait de surcroît, par sa mère, plutôt piémontaise que lorraine.
Il en va généralement ainsi des nationaux de fraîche date, qui dans leur désir absolu de faire oublier d'où ils viennent, se montrent souvent plus patriotes et plus exclusifs que les natifs. Nous avons connu cela, autrefois, avec les Berbères enrôlés sous notre bannière, qui nous aidèrent à porter en Andalous et jusqu'à Poitiers notre gloire et notre foi.
Je me fie pour affirmer cela, aux éminentes compilations du grand historien persan al-Balādhurī, qu'il ne faut pas confondre avec un al-Balādhurī de bien moindre envergure, oublié de tous, qui est notre contemporain, et dont les parents auraient  francisé le nom en Balladur.
Celle qui clame dans toutes les lucarnes qu'elle n'est pas raciste, car elle a "des amis arabes, et que sa meilleure amie est tchadienne, donc plus noire qu'une arabe", (ce qui est une évidence, car les Arabes sont en général plus blancs que les noirs), nous voue une détestation particulière, et bien qu'elle se défende de pactiser avec notre pire contemptrice, en est fort proche par les sentiments et les idées.
Sans aller, comme l'excellent Guy Bedos, jusqu'à lui accoler un qualificatif judicieux mais judiciairement pénalisable, il me semble que ce qui reste d'opinion  publique intelligente en France, n'a pas tout à fait tort de la trouver tout à fait digne de deux professions hautement estimables, celle de poissonnière et celle de cantinière napoléonienne.
J'ajoute napoléonienne, vous le comprendrez aisément, pour faire honneur aux indigènes de  mon île d'adoption, celle de Corsica, qui pour l'instant ne m'ont pas encore prié de faire appel à quelque passeur pour me transporter à mes risques et périls (et non aux siens, cela va de soi) vers les deux récifs chantés par une antique odyssée.
 
  
 
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Lettre persane sur l'état de la France

Lettre fictive (2015) non modifiée
JM



USBEK à NESSIR
De Paris, le 5 de je ne sais plus quelle lune. 1721. 
 
 
 
            Je suis à Paris depuis plusieurs mois, et j'ai toujours été dans une frayeur  continue. Il faut te dire que voici quelque temps, à Paris, et à travers la France entière, selon ce qui m'a été rapporté, tout le monde est descendu dans la rue, et il s'y est fait un grand rassemblement.
Tu ne le croirais pas mais, depuis que je suis ici, je n'y ai encore vu âme compatissante ou bienveillante à l'égard de notre religion.
            Mon  naturel me porte à la sagesse et au respect d'autrui, mais je ne  puis comprendre ni excuser les vilaines paroles que je reçois régulièrement. Je n'ai pas fait cent pas, que je ne sois regardé méchamment et même injurié de quelque façon.
            Je m'étonne parfois d'entendre des gens qui ne sont presque jamais sortis de leur quartier, qui disent entre eux: "il faut avouer qu'il a l'air bien mahométan".
Pourquoi devrais-je m'excuser d'être mahométan ? La sainte religion que je pratique se défend par sa vérité même; elle n'a point besoin de moyens violents pour se maintenir ou se développer. J'ai beau le dire et le répéter, le clamer et le proclamer : rien n'y fait.
Je trouve de mes descriptions partout; je vois mon portrait multiplié dans toutes les gazettes, avec prédiction que je me transformerai un jour ou l'autre en membre de la secte des  ḥašišiywn, terme de chez nous que les Français traduisent par  "bande d'assassins".
            J'ai vite appris cependant que je ne risquais aucunement d'être pris pour un sicaire, car les gens de cette secte, après avoir longtemps fourni le troupeau des boucs émissaires dans le royaume de France, et même dans toute l'Europe chrétienne, ont cessé d'être  montrés du doigt par les épigones de l'inquisition, une inquisition désormais réservée aux seuls fils de l'Islam, même les plus pacifiques d'entre eux, ceux de la secte des soufis, pour laquelle je me flatte d'avoir quelque faiblesse.
            Je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une si grande  nation que la France. Cela m'a fait résoudre à quitter rapidement l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne. Mais hélas, il demeure encore dans ma physionomie quelque chose d'oriental, et quoique libéré de tout accoutrement vestimentaire d'étranger, j'en reste tout de même un. 
"Ah! Ah! Monsieur est Mahométan? C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Mahométan en France", n'ai-je cessé d'entendre depuis mon arrivée, dès lors que j'annonçais la couleur de ma religion.
 
            Les gens de Paris ne semblent pouvoir supporter la vue d'une barbe ou d'un caftan chez un homme, et moins encore celle d'un chaste voile ou d'une  pudique vêture noire chez une femme.
Il faut dire qu'ici, nombre d'épouses ou de filles n'ont apparemment aucun souci de la retenue ou de la vertu, et prennent des airs qui donnent à penser qu'elles sont aisément accessibles aux hommages masculins.
Dans ce pays, les femmes, contrairement aux nôtres, ont perdu toute retenue; elles se présentent devant les hommes à visage découvert, elles les cherchent de leurs regards; elles les rencontrent dans les lieux sacrés, dans les promenades, dans les jardins, dans les cafés maures et jusques dans leurs demeures, même en l'absence de leurs époux.
 
            Pour quitter le terrain de ces turpitudes et aborder un domaine plus élevé, je te dirai qu'en matière de religion, les gens d'ici dénaturent le sens de notre Alcoran et le traduisent à leur manière, donnant à laisser ou faire croire qu'il enseigne la terreur et  prône uniquement la décapitation  des  Infidèles.
Les tentatives que j'ai pu faire pour mieux éclairer leur lanterne ont été vaines. Transformer un âne, même bâté et chargé, en fringant coursier, me paraît désormais être chose plus aisée.
Mais je ne t'écris point pour te conter mes petites misères. Elles sont le lot de tout voyageur qui entreprend d'aller se frotter à une civilisation différente de la sienne.
 
            Je voudrais te parler à présent, pour ton instruction, des mœurs et des coutumes de la France. J'en ai une  petite idée, et j'ai eu plus de temps qu'il ne faut  pour m'en pénétrer.
 
            Le roi actuel de la France se croit le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point d'or noir comme l'émir du Qatar son illustre et bienfaisant ami, mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de sa propre vanité et de la soumission  de ceux qu'il gouverne.
Il s'honore aussi de la grande servitude qui le lie au Prince des Amériques, dont il se veut l'allié privilégie dans une alliance que ce dernier dirige, alliance composée de nations européennes liguées contre le Moscovite.
On lui a vu entreprendre des guerres contre nos cousins d'Orient ou d'Afrique sans que ses sujets s'en émeuvent. Je crois même que ces derniers ont applaudi en masse à ces néfastes entreprises. Il a d'ailleurs mis dans la tête des dits sujets que ces expéditions étaient indispensables à leur survie, et ils en ont été aussitôt convaincus.
 
            Pour prévenir dans son royaume toute velléité d'user exagérément - à son gré - des libertés publiques existantes, il a fait édicter une loi stipulant qu'il fallait étroitement surveiller, voire réprimer, par services de basse police interposés, les séditieux mahométans potentiels.
Pris moi-même pour un de ces "dormants éveillés", comme ils appellent tous les membres de notre communauté, je n'ai dû mon salut qu'à  une déclaration mensongère visant à laisser croire que j'étais un inoffensif diplomate, dûment mandé et mandaté par le Roi d'Arabie, qui désire remplacer ses vieux mousquets arabes, par des fusils, armes modernes de destruction massive, en attendant l'achat de machines volantes, dont j'ai ouï dire qu'un moine mi-brésilien mi-portugais, un certain Bartolomeu Lourenço de Gusmão promet la venue prochaine dans la panoplie des instruments de la puissance.
 
            Mais revenons au Roi de France. Ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut, et, pardonne la trivialité de cette expression, que je tire des expressions locales, il les trait comme chèvres en enclos.
S'il n'a pas assez d'écus dans son trésor et qu'il ait besoin de renforcer leur nombre, il n'a qu'à leur soutirer ce qui lui manque, et ils acceptent sans mot dire le pillage des grandes jarres où ils cèlent leurs provisions et leurs économies.
Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il se préoccupe de leurs maux, notamment  celui de n'avoir pas ou de perdre l'immense bonheur de s'adonner au travail.
Moi qui, par la grâce de Dieu, sais les joies que l'œuvre personnelle procure à nos bazaris dans les ateliers et les boutiques d'Ispahan, je comprends mal que les Français puissent souffrir de ne pouvoir s'exténuer collectivement, pour de maigres dividendes, au profit d'intendants voraces, dans de vastes bâtiments que l'on nomme ici fabriques et manufactures. Il ne fait aucun doute que notre illustre ancêtre, Ibn Sînâ, que les Français nomment on ne sait trop pourquoi Avicenne,  eût à ce propos rédigé quelques versets d'une haute teneur philosophique et scientifique.
 
            Sur un autre chapitre, que je développerai une prochaine fois, le Roi comble impunément ses sujets de promesses non tenues, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur leurs esprits.
 
            Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui. Ce magicien aujourd'hui déchu ne rêve que de reconquérir son trône perdu.
Tantôt il fait croire aux benêts du royaume que  l'illustre Pygmalion n'était pas un sculpteur ennemi de la gent féminine, mais un simple prévaricateur dont il ignorait l'existence, que le pain qu'ils mangeaient du temps de son propre règne était plus blanc que le noir actuel, ou que le vin qu'ils boivent présentement  n'est pas du vin mais de l'eau teintée d'un rouge factice, et mille autres sornettes ou balivernes de cette espèce. 
Pour tenir toujours le peuple en haleine et ne point lui laisser perdre l'habitude de croire en ses mensonges, il lui fait donner régulièrement, dans les gazettes qui lui sont acquises, des articles de bonne croyance.
Voici quelques années, il  imposa à  ses sujets, par un édit que l'on eût pu qualifier de "fait du prince" un fort rétrécissement de leurs prérogatives nationales, dont il délégua  une large part à la Ligue Européenne, et ce,  en dépit du sentiment contraire qu'ils avaient précédemment exprimé.
Sur les consignes d'un conseiller de basse-cour,  un  certain Botul le magnifique, qui se prétend philosophe de son  état et qui en pays d'Orient se fait appeler Bey Hachel, il guerroya en une contrée qui nous est connue, celle de la régence de Tripoli, où il prétendit transformer en démocrates dignes des Athéniens du temps jadis les barbares de cette terre. S'ensuivit un indescriptible désordre dont j'aurais grand peine à te décrire l'ampleur et les périls.
Plus tard ses sujets lui signifièrent qu'ils ne voulaient plus  rien suivre de ses agissements, prétentions, foucades et entreprises. Ils se donnèrent donc un autre monarque, celui qui les régit présentement.
 
            Las ! Les  gens  qui furent les moteurs de ce changement ont été les plus mal récompensés. Ils ne cessent,  depuis, de regretter leur choix, de gémir et de se lamenter.
Par le grand Ali, notre bien-aimé calife, dont je respecte scrupuleusement les  principes et les enseignements, je pense que si j'étais sujet d'un tel  prince, je refuserais d'applaudir à sa médiocre gouvernance intérieure, non plus qu'à l'extérieure, encore plus brouillonne et inconsidérée.
Il  a désormais dans son royaume un nombre  élevé  de factions ennemies, que, malgré les soins infatigables de certains dervis et nervis qui ont sa confiance, il ne peut réduire. Ceci ne saurait m'étonner.
 
            Mais il ne sied pas à l'étranger que je suis d'aller plus avant dans la saine critique des us, coutumes et mœurs du pays dont il est momentanément l'hôte respectueux.
Je te quitte donc en te jurant que si cette lettre parvient à bon port malgré les bouleversements qui agitent nos contrées, je  t'en écrirai une prochaine pour te dire la suite de mes aventures en pays de France.


                                                                                               U zinu, avec l'aimable autorisation du baron de Montesquieu.


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