Réflexions sur le Big Data et le concept « Industrie 4.0 » en provenance d'Allemagne


Une étudiante de Master 2, Maria Martin, m’a sollicité comme « expert », ce qui est toujours très flatteur, dans le cadre de son mémoire. Elle m’a d’ailleurs permis de découvrir un concept qui m’était inconnu, celui de « Industry 4.0 », déjà bien développé en Allemagne.
Ses questions m’ont permis de réfléchir et d’élaborer quelques réponses sur l’impact indirect des données sur le secteur industriel. Autant les partager ici également.



'The Automobile Industry - An American Art That Has Revolutionized Methods in Manufacturing and Transformed Transportation', 1923, National Geographic
'The Automobile Industry - An American Art That Has Revolutionized Methods in Manufacturing and Transformed Transportation', 1923, National Geographic
En tant que professionnel quel est votre point de vue en ce qui concerne l'application du Big Data et Data Mining dans les entreprises?
Est-ce répandu ? Ont-elles pris en conscience de l'importance de la mise ne place d'une stratégie dédiée ?


Il faudrait plusieurs pages pour faire le point sur le sujet. De manière synthétique, l'avancement des entreprises en matière de Big Data / Data Mining / Machine Learning, dépend de leur position par rapport aux données. Les secteurs d'activité les plus utilisateurs de données, donc ceux qui sont les plus en avance en matière de digitalisation de leurs processus, sont les plus en avance dans les données liés à leur analyse. Le monde de l'Internet en premier, puis les banques, les télécommunications, et le secteur de la distribution. Sont en retard le secteur public (pour des raisons structurelles de non-innovation, surtout en Europe), l'industrie et l'agriculture. Mais les positions évoluent et l'on voit de plus en plus de projets industriels migrer vers une utilisation plus systématique et plus analytique des données.

Selon vous quels sont les point clés pour une intégration des pratiques du data mining et du big data?

L'expérimentation. Ce n'est pas en théorisant, en assistant à des conférences et en créant des groupes de travail que l'on peut avancer. Le big data peut commencer petit, et c'est même conseillé. Mais il faut arrêter de se poser des questions, et se lancer dans des projets modestes, mais qui permettront de mettre en lumière la valeur apportée par l'analyse de données. J'ai imaginé une formule avancée du big data : (Volume + Variété + Vitesse) x Visualisation = Valeur. Car tous ces projets n'ont aucun intérêt s'ils ne créent pas de la valeur. C'est le point faible de la France comparée aux Etats-Unis. En Europe on se pose beaucoup de questions avant d'agir; Outre-Atlantique, on ne se pose parfois pas assez de questions, mais on avance. Dans le domaine économique, La Fontaine n'a pas toujours raison, et parfois le lièvre l'emporte.

Selon vous quels sont les activités et services des entreprises qui sont le plus concernés ? Toute l'organisation doit-elle être repensée et restructurée ?

Tous les services et toutes les pratiques sont concernés. Mais il ne faut surtout pas "repenser" ou "restructurer" l'entreprise. C'est un défaut bien français que de globaliser plutôt que d'agir. Il faut agir, expérimenter, tester, se tromper, et recommencer, plutôt que de chercher à restructurer. Mais l'impact des données est bien sur l'ensemble des fonctions de l'entreprise. Lorsque dans une conférence, un responsable informatique d'une compagnie d'assurances m'annonçait il y a quelques mois être "directeur de la restructuration globale du système d'information en charge du big data"... je me suis dit que sa société n'était pas prête d'avancer...

Pensez vous que ces pratiques pourront donner lieu à une nouvelle révolution industrielle ?

Je ne connaissais pas ce concept de "Industrie 4.0", que vous citez, et je n'aime pas les mots-clefs qui tentent de faire penser à une révolution. Nous parlons d'évolution. Hier les machines ont automatisé les chaines de production, puis les hommes ont été en partie remplacés par des robots. Ce que l'on décrit maintenant, c'est une évolution de la programmation des robots. Aujourd'hui les robots sont programmés par l'Homme pour réaliser des tâches simples et répétitives; ils seront peut-être demain capables d'apprendre de nouveaux comportements et d'adapter leurs actions ? C'est très bien, cela permettra par exemple de connecter directement la prise de commande en ligne avec la production. Mais ce n'est pas, à mon avis, une révolution. C'est une évolution certes passionnante, mais dans la ligne des évolutions précédentes.
Il est néanmoins évident que le "machine learning" permettra à des ateliers ou des usines d'automatiser encore plus certaines fabrications. Si une pièce de rechange peut être fabriquée par une imprimante 3D, pourquoi ne pas imaginer la commander en ligne et la récupérer quelques minutes après à un point de service automatisé. La connexion entre les données de la commande et celles de la fabrication sont une évolution intéressante à étudier.
Il y a d'ailleurs tout un marché de la donnée en émergence, c'est celui des données liées à des produits physiques. Après la dématérialisation de la musique, des films et maintenant des livres, ce sera bientôt celle des objets. Plutôt que d'acheter un objet, vous achèterez un droit de fabrication de cet objet, et c'est le plan numérique que vous recevrez. Vous pourrez ainsi le faire fabriquer à côté de chez vous, dans une "usine" locale. Réduction des frais de transport, empreinte écologique plus faible, mais aussi risque de piratage des données de production... les places de marché des objets à fabriquer vont largement se développer dans les prochaines années. L'impact sur le tissu industriel local sera considérable. Il suffit de regarder les prémices de cette évolution que sont les "fablab". Ils ne représentent pas l'avenir, mais les prémices de l'avenir.

Comment décririez-vous la situation de pays comme la France qui se désindustrialisent ? Pensez-vous que c'est une opportunité pour leur industrie ?

Depuis des années, j'entends de grands spécialistes comme Jean-Michel Billaut nous expliquer que la robotique est la plus grande opportunité de reconversion que l'industrie automobile française n’ait jamais connue. Il nous explique que la fabrication de robots est très proche de la fabrication d'automobiles, et que les chaines de production automobiles auraient pu être reconverties en chaines de fabrication de robots. La France serait alors devenue la pièce maitresse de la fabrication de robots dans le monde. Nous parlons ici d'un sujet qu'il expose depuis presque 10 ans ! Qu'a fait l'industrie automobile française dans ce sens ? A ma connaissance pas grand chose. On se contente de délocaliser et de fermer les usines en se plaignant du fait que les français n'achètent plus de voitures neuves... La France a bien un problème de vision ! Est-ce encore une opportunité alors que Foxconn a annoncé "l'embauche" d'un million de robots... Je vous laisse la conclusion. Mais le fait que l'Allemagne soit en pointe sur ce concept d'industrie 4.0 montre que nous ne sommes pas dans un combat Europe-Amérique, mais que le problème est plus ciblé.
Il y a un exemple intéressant, c'est la nouvelle usine d'Apple aux Etats-Unis, là ou seraient fabriqués les nouveaux Mac Pro. Apple a en effet fait le choix de relocaliser cette production, en s'appuyant sur des outils à la pointe des technologies de production, pour gommer les différences de coût de main d'œuvre avec l'Asie.

Pensez-vous que ces pratiques peuvent être appliquées par des PME?

Si les grands groupes ne savent pas évoluer en profondeur, c'est peut-être en effet une chance pour les PMI. Si le coût de la main d'œuvre est la principale raison de la désindustrialisation et de la délocalisation, le développement d'une industrie de proximité, plus automatisée, permettra peut-être de réindustrialiser certains secteurs. La combinaison du coût du travail robotisé plus faible, et des frais de transport réduits, pourrait redonner de la compétitivité à nos PMI.

Pensez-vous que des entreprises telles que Google ou des startups du domaine pourront concurrencer les industries?

Complètement ! Et nous l'avons déjà vu dans de nombreux domaines, où le plus jeune et le plus agile, a racheté le vieux mastodonte immobile. En 2000, c'est ce qui s'est passé avec le rachat de Time Warner par AOL. Même si le résultat escompté n'a pas été obtenu.
Alors si l'on regarde l'industrie automobile par exemple. L'innovation vient clairement du côté de Google avec la Google Car. Est-ce que Google ouvrira des usines pour la fabriquer à plusieurs millions d'exemplaires ? Sans doute pas. Mais je ne serais pas étonné que Google rachète, ou phagocyte comme le fait Apple avec certains de ses sous-traitants, un constructeur automobile comme General Motors qui n'est pas en bonne santé. Il récupèrerait alors l'instrument de production pour industrialiser leur produit. Ils reconfigureraient certainement toute la production, en robotisant au maximum, en mettant du big data au bon endroit, mais ils auront sans doute plus vite fait que s'ils doivent construire ex-nihilo leurs chaines de montage.

     
Philippe NIEUWBOURG
Philippe Nieuwbourg est expert précurseur en intelligence d’affaires. Il a créé et dirige depuis le... En savoir plus sur cet auteur

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