Marjorie Rafécas
Pendant le confinement, cette sorte de trêve dans l’urgence de nos sociétés modernes, j’ai pris plaisir à découvrir la pensée novatrice de Carl Gustav Jung et l’appétence de Victor Hugo pour le monde invisible. Peut-être que le point commun entre Victor Hugo et Jung ne saute pas aux yeux instantanément… Pourtant le jeu d’ombre et lumière dans les poèmes de V. Hugo évoque la part d’ombre chère à Jung qu’il nous faut affronter. Ou encore notre contradiction entre l’anima et l’animus, cette dialectique du moi. Nous sommes contradiction. Notre cheminement doit s’évertuer à la dépasser et à atteindre enfin la réconciliation entre notre inconscient et notre conscience. Atteindre cette force du surhomme ou encore la joie spinoziste.
A la différence de Freud qui considérait la religion comme un phénomène névrotique, Jung, tout comme Nietzsche, affirme que nous avons besoin d’illusions. La religion ne serait pas qu’une sublimation, mais une force au même titre que le désir sexuel. Ainsi, contrairement à Freud, Jung n’explique pas tout par le désir sexuel et c’est en cela que son éclairage est essentiel dans l’époque que nous vivons. La théorie de Jung, moins « matérialiste » et plus symbolique, peut faire prendre un virage très intéressant à la psychanalyse. La religion est selon Jung ce qui nous relie à l’universel, le sens de l’intrication universelle. Le concept du processus d’individuation de Jung consiste à créer une relation consciente avec notre inconscient.
Victor Hugo, comme Jung, était très ouvert aux différentes théories ésotériques. Les signes du ciel n’étaient pas des plaisanteries pour l’auteur des Misérables. Nous apprenons dans un livre écrit par Henri Gourdin sur sa fille Léopoldine que Victor Hugo avait créé sa propre religion, à la confluence de plusieurs obédiences, théories occultes, une sorte de « syncrétisme orageux ». Il « picorait dans toutes les traditions et les religions » : Tarot, Kabbale, arithmosophie (science occulte des nombres) et l’astrologie. Ce goût pour les nombres rappelle l’aspect sacré des chiffres des Pythagoriciens que Jung considérait. Le système cosmogonique de Victor Hugo naît en 1830 quand Léopoldine a 6 ans. Dans Odes et Ballades, V. Hugo souhaite « voir dans les choses plus que les choses ». Il cherche le monde invisible. Car dans l’invisible, V. Hugo y perçoit l’éternité. Mais attention, V. Hugo sait qu’entreprendre des voyages obscurs peut semer la tempête et nous rendre « pâle ». V. Hugo a créé sa propre religion, sans frontières. « La religion n’est autre chose que l’ombre portée de l’univers sur l’intelligence humaine ». « La forme de cette ombre varie selon les angles divers de la civilisation de l’homme ».
Notre société occidentale a certes voulu détruire les dieux et les démons de notre religion chrétienne… Mais les dieux et les démons de l’homme moderne n’ont pas du tout disparu, ils ont simplement changé de nom. Ce qui peut expliquer un déploiement important de névroses qui créent des addictions. Jung s’est toujours méfié de la puissance d’un Etat, du concept d’un homme « moyen » ou « statistique ». La société moderne nie les profondeurs individuelles et les collectives. Or il nous faut rester en contact avec les réalités archétypiques. Heureusement les rêves et notre intuition nous reconduisent à eux.
Dans l’univers des primitifs, les choses ne sont pas aussi séparées par des frontières que dans nos sociétés rationnelles. Nous vivons trop dans un monde « objectif ». Il y manque selon Jung « l’aspect coloré et fantastique ». La conquête de notre monde civilisé s’est construite au prix d’énormes pertes. Nous avons dépouillé toutes les choses de leur mystère et de leur « numinosité ». Coupé du monde psychique souterrain, le mot « matière » reste un concept « purement sec ». Le processus individuation permet grâce à l’interprétation des symboles de réconcilier les contraires dans la psyché.
Les « vrais » cartésiens ne sont pas forcément en antinomie avec la pensée Jungienne. Rappelons que Descartes eut lui-même une expérience mystique, un rêve qui lui révéla l’arbre de la science. D’ailleurs, étymologiquement, Inventer veut dire « trouver ». Rien n’est plus vulnérable qu’une théorie scientifique, car elle n’est qu’une tentative éphémère d’expliquer les faits…
Les pistes de décloisonnement que nous proposent à la fois Jung et Victor Hugo sont foisonnantes et passionnantes. Tout comme l’univers de la poésie. La poésie nous propose une ouverture sur le monde invisible. La poésie romantique ainsi que le mouvement surréaliste nous invitent à dépasser nos croyances limitées par une perception du monde trop objective. Le surréalisme a glorifié le hasard, ce hasard qui n’en est peut-être pas un et qui nous renvoie au concept des synchronicités de Jung. Comme le suggère Eric Naulleau, le hasard des rencontres peut changer votre vie : la poésie peut affleurer partout. Etre ouvert au hasard, repérer les synchronicités, nous aident à développer notre 6ème sens du bonheur. (cf. article sur la mélancolie https://www.wmaker.net/philobalade/La-melancolie-un-prelude-a-l-optimisme_a91.html)://
Le pire des confinements est celui qui consiste à nier notre profondeur et notre moi invisible…
- Essai d’exploration de l’inconscient, C. G Jung
- Lépoldine, l’enfant muse de Victor Hugo, Henri Gourdin
- La religion nouvelle : pensée religieuse de Victor Hugo, François Renard