Marjorie Rafécas
Auparavant, la notion de désir était bercée par le Banquet de Platon, on était exalté par l’idée de l’amour du beau, du désir qui élève, le mythe de l’âme sœur… Puis Freud a fini par broyer tout le romantisme des âmes sœurs avec le complexe d’Oedipe et en transformant la passion en une sorte d’hystérie… Et maintenant, nous voilà assaillis d’anglicismes qui formatent et détricotent les états amoureux : nanoship (relations fugaces sans engagement), situationship (une amitié avec des relations intimes, aussi appelée « sex friend »), ghosting, slowmance (prendre le temps de se découvrir et être plus « conscient »), sans oublier la « dark romance » qui fait fureur chez les jeunes filles… Pourquoi cette avalanche de novlangue ? Probablement le symptôme d’une volonté de coder les relations, d’un besoin irrépressible de « maîtriser » les émotions. Or les relations amoureuses et amicales ne sont-elles pas la meilleure façon de nous confronter à nos ombres, sans tenter de les refouler ? Désirer et maîtriser sont-ils compatibles ? Serions-nous passés en quelques décennies du concept de l’amour platonique à celui de l’amour plat… Eros, au temps des sites de rencontres et de l’IA, va-t-il survivre ?
Gaston Bachelard écrivait : « l’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. ». Souvent réduit à la notion de besoin, le désir est mal perçu à cause de cette image d’un manque à combler, alors qu’il peut être au contraire une puissance, un moteur.
La société de consommation a tendance à caricaturer nos désirs à des envies. Dans son ouvrage, l’Homme unidimensionnel, Herbert Marcuse philosophe américain, qualifie ce phénomène de marchandisation de notre désir de « désublimation répressive », qui consiste à déconnecter les désirs des individus de leur sublimation classique centré sur la vie de l’âme.
Voulons-nous donner raison au pessimisme de Schopenhauer et à Freud qui nous condamnent à demeurer des êtres de désir, englués dans le manque et la frustration, dans le déterminisme d'une souffrance certaine ? Ou au contraire, avoir raison avec Spinoza en réinterprétant et réinventant notre désir pour nous laisser porter par la spirale de la joie et la bonne humeur ?
Dans l’Anti-Œdipe, Deleuze le philosophe, et Guattari le psychanalyste, expliquent que le désir n’est pas fait pour avoir, mais pour produire et aller de l’avant. « Il n’est pas dans l’acquisition. Le désir est producteur de réalité. Le désir ne manque de rien quand il crée. Le désir étreint la vie. »
Le désir est un voyage, et la joie, notre boussole. Parfois, nous pouvons ressentir de la tristesse, une perte d’énergie, mais il ne faut pas l’interpréter comme un échec, mais plutôt comme la nécessité de réinterpréter son désir. Le vrai désir crée une force, et non pas de la frustration et du manque. Le désir n’attend jamais, il crée.
Notre société de l’avoir est un leurre. Notre quête devrait plutôt chercher le sentiment de plénitude : l’unité de notre être. Jung suggère que le bonheur est accessible lorsque notre conscience et notre inconscient ont enfin appris à vivre en paix : c’est ce que l’on appelle le processus d’individuation. Et l’amour participe à ce processus d’individuation.
L’amour est un pont vers l’inconscient, un voyage qui nous mène vers nous-mêmes. L’amour agit dans le processus d’individuation. D’où le grand risque de rendre l’amour, le désir artificiel, digitalisé… S’il n’y a plus de doute, plus de prise de risque, on ne chemine plus, on ne vit plus… C’est presque la mort de notre chemin de transformation.
Elsa Godart, psychanalyste et philosophe, intervenait il y a peu, sur le thème « IA pas de mal à se faire du bien » au festival Solidays. Il y était question de la romance digitale (exemple du site Replika qui permet de créer des partenaires virtuels, voire de communiquer avec des proches décédés en créant un double numérique en analysant toutes les données laissées par la personne décédée…). Elsa Godart voit dans ce phénomène d’agent conversationnel incarnant un confident ou un prétendant, une façon de se prémunir contre la dimension tragique de l’existence. L’IA ne nous contredira jamais, ne demande rien en échange, le risque d’être abandonné ou rejeté s’éclipse subitement. C’est comme du « narcissisme algorithmique ». Pourtant, le doute fait vivre ! Un membre de l’auditoire l’interpelle en lui demandant si ce nouveau mode de relation ne revient pas à pratiquer l’onanisme. Elsa Godart ne partage pas ce point de vue, car dans la masturbation, il y a un appel aux fantasmes, ce que détruit l’IA, car elle phagocyte l’espace à la rêverie.
Si on revient à la conception jungienne de l’amour, est-ce qu’une IA peut aider un individu dans son processus d’individuation ? Dans la conception jungienne, lorsque nous sommes attirés par quelqu’un, c’est souvent par projection d’un aspect de notre personnalité dont nous n’avons pas encore conscience sur l’autre. Une sorte de miroir de nos ombres (l’ombre pouvant être positive). Pouvons-nous réellement nous projeter sur une IA ? Il faut plutôt voir l’IA comme un doudou, un coach, mais certainement pas comme un alter ego. L’IA peut nous aider à mieux comprendre les situations, à nous suggérer comment y faire face, mais la laisser se substituer à nos amis, nos proches ou notre amoureux est un jeu dangereux. Cela reviendrait à refuser l’idée de toute séparation.
Lors d’une conférence sur le thème « Désir et plaisir » organisé par l'Institut CG Jung le 24 mai 2025 (https://cgjungfrance.com/events/desir-et-plaisir-journee-detudes-jungiennes), Sophie Seale, psychothérapeute jungienne, a rappelé l’importance de l’œuvre au noir, principe alchimique qui nous aide dans notre transformation. L’œuvre au noir nous oblige à nous confronter à notre ombre et nos démons. Elle est comme une destruction créatrice. Ce qui rappelle d’ailleurs la théorie de Schumpeter en économie. Elle nomme ce phénomène, « sadien », à ne pas confondre avec le sadisme. Il faut apprendre à connaître son éros noir pour évoluer.
Pour les jungiens comme Marie-Laure Colonna ou Bertrand de la Vaissière, la sexualité est une énergie créatrice, quasi divine. La sexualité sans sentiment a un « goût de cendre ». Il est important de sortir d’une conception mécanique de la sexualité, ce qui est en fait le cas du « situationship ».
Est-ce que la sexualité sans sentiment, ou du moins sans émotion, existe vraiment ? Peut-être confondons-nous « sans sentiment » et « sans attachement ». Mais du point de vue des neurosciences, si l’acte charnel provoque du plaisir, le cerveau va générer de l’ocytocine, qui est l’hormone de l’attachement. Le corps a donc ses raisons, que la raison ignore…
Vouloir maîtriser une relation intime revient à tuer le mystère du désir. La sexualité est une ouverture, elle est poétique et noétique, comme l’explique Bertrand de la Vaissière. Elle fait partie des multiples voies qui ouvrent la connaissance. On peut même voir dans la sexualité, le secret de la matière, ce qui n’est pas anodin. Ce qui confère des racines plutoniennes à la sexualité.
Rappelons que l’étymologie grecque du mot « extase » signifie sortir de soi. Il faut savoir sortir de soi pour mieux se connaître…La libido est le désir de conjonction des opposés, d’une quête de l’entièreté. L’extase est à l’opposé du narcissisme et des tentatives de coder les relations. Certaines expériences sexuelles peuvent être « numineuses » et avoir un effet thérapeutique. L’amour est une danse entre l’anima et l’animus. Ce qui rejoint aussi l’harmonie entre nos deux cerveaux, gauche et droit.
Marie-Laure Colonna, dans son livre L’aventure du couple aujourd’hui (Dervy, 2011), suggère que le couple est une école de sagesse, car « en se frottant à l'autre », nous mûrissons.
L’autre nous révèle notre inconnu. Ce qui rejoint la théorie du philosophe Merleau Ponty, pour qui la perception d’autrui est une rencontre avec soi-même.
Marie-Laure Colonna, dans son ouvrage « Les facettes de l’âme » (Editions du Dauphin 2014) explique que cette perception de l’amour transformateur reste une notion très occidentale. Dans les hexagrammes du Yi Jing, nous avons la demande en mariage, le développement, l’Epousée… Mais, nous ne trouvons pas de référence à la passion transformatrice, comme dans le Phèdre de Platon. L’amour qui inspire et métamorphose l’âme est une conception plutôt occidentale. Mais peut-être que l'esprit chinois millénaire du Yi Jing rencontrant l'esprit occidental va connaître aussi des développements nouveaux grâce à cette fécondation réciproque.
Le désir est comme une danse. D’ailleurs, le tango semble être une jolie métaphore de cette musique du désir, du destin… Ne pas craindre de traverser la tristesse, les ombrages de la passion, pour atteindre le firmament créateur de la joie…
L’amour doit être créatif et curieux. Mais certainement pas factice et algorithmique, sinon c’est la mise à mort du désir.
« Il faut porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante », cette célèbre citation de Nietzsche rejoint finalement les principes alchimiques du désir tels que définis par Jung.
Marie-Laure Colonna et Elsa Godart font partie des experts interviewés dans le livre La revanche du cerveau droit (2022, Edition du Dauphin), Marie-Laure Colonna pour son savoir et sa passion pour Jung, et Elsa Godart, sur les effets de l’hypermodernité. Philosophes et psychanalyste toutes les deux, Elsa Godart est plutôt d’influence freudienne, contrairement à Marie-Laure Colonna qui est reconnue comme jungienne.
Frédéric Lenoir, que l’on ne présente plus…
Bertrand de la Vaissière est également psychanalyste jungien.
Les facettes de l’âme (Editions du Dauphin), L’aventure de couple aujourd’hui (Dervy Editions), de Marie-Laure Colonna
Je selfie donc je suis, Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel, La psychanalyse va-t-elle disparaître (Albin Michel), Les vies vides (Armand Colin 2023) de Elsa Godart
Le désir, une philosophie (Flammarion), de Frédéric Lenoir.
Les énergies du mal en psychothérapie jungienne (Editions du dauphin), Bertrand de la Vaissiere.