Choc des civilisations ? Non : des philosophies



André GLUCKSMAN
André GLUCKSMAN
Choc des civilisations ? Non : des philosophies, par André Glucksmann

09/03/2006

Point de vue paru dans "Le Monde" du 04.03.06.
04/03/06






La campagne anti-caricatures a commencé contre un journal, puis a visé le Danemark, qui se réclame de la liberté de la presse, et, désormais, prend pour cible l’Europe, accusée de pratiquer deux poids, deux mesures. Pourquoi l’Union européenne n’admet-elle pas qu’on dénigre impunément le Prophète, alors qu’elle interdit et condamne d’autres "opinions" comme le nazisme et le négationnisme ? Pourquoi est-il permis de plaisanter sur Mahomet et non sur le génocide des juifs ? - interrogent, à cor et à cri, les intégristes en lançant un concours de dessins humoristiques sur Auschwitz. Donnant, donnant : ou bien tout doit être autorisé au nom du free speech (liberté d’expression), ou bien censurons équitablement ce qui choque les uns comme ce qui hérisse les autres. Beaucoup de défenseurs du droit à la caricature se sentent piégés. Au nom de la liberté d’expression, vont-ils publier des quolibets sur les chambres à gaz ?

Irrespect pour irrespect ? Transgression pour transgression ? Faut-il mettre sur le même plan la négation d’Auschwitz et la désacralisation de Mahomet ? C’est ici que deux philosophies irréductiblement s’opposent. L’une dit oui, il s’agit de deux "croyances" équivalentes, également bafouées ; il n’existe pas de différence entre vérité de fait et profession de foi ; la conviction que le génocide a eu lieu et la certitude que Mahomet fut éclairé par l’ange Gabriel sont du même registre. L’autre dit non, la réalité des camps de la mort est de l’ordre du constat, pas la sacralité des prophètes, qui relève de l’engagement des fidèles.

Pareille distinction entre le factuel et la croyance est au fondement de la pensée occidentale. Déjà Aristote sépare, d’une part, le discours indicatif susceptible d’être discuté afin d’aboutir à une affirmation ou une négation, d’autre part, les prières. Ces dernières échappent à la discussion parce qu’elles ne constatent pas, elles implorent, promettent, jurent, décrètent ; elles ne visent pas une information, mais une performance. Lorsque l’islamiste fanatique affirme que les Européens pratiquent la "religion de la Shoah", comme lui celle de Mahomet, il abolit la distinction entre le fait et la croyance ; pour lui, il n’existe que des croyances, donc l’Europe favorise les unes contre les autres.

Le discours civilisé, sans distinction de race ou de confession, analyse et circonscrit des vérités scientifiques, des vérités historiques et des états de fait qui ne relèvent pas de la foi, mais de la connaissance. On peut les tenir pour profanes et d’une dignité inférieure, n’empêche qu’ils ne se confondent pas avec les vérités de la religion. Notre planète n’est pas la proie d’un choc de civilisations ou de cultures, elle est le haut lieu d’une bataille décisive entre deux méthodes de pensée. Il y a ceux qui décrètent qu’il n’existe pas de faits, mais seulement des interprétations qui sont autant d’actes de foi. Ceux-là ou bien versent dans le fanatisme ("je suis la vérité") ou bien tombent dans le nihilisme ("rien n’est vrai, rien n’est faux"). En face, il y a ceux pour qui la libre discussion en vue de séparer le faux du vrai a un sens, de sorte que le politique comme le scientifique, ou le simple jugement peuvent se régler sur des données profanes indépendantes des opinions arbitraires et préétablies.

Une pensée totalitaire ne supporte pas d’être contestée. Dogmatique, elle affirme en brandissant le petit livre rouge, noir ou vert. Obscurantiste, elle fusionne politique et religion. Au contraire, les pensées antitotalitaires tiennent les faits pour des faits et reconnaissent même les plus hideux, ceux-là mêmes que par angoisse ou commodité on préférerait occulter. La mise en lumière du goulag a permis la critique et le rejet du "socialisme réel". La considération des abominations nazies et l’ouverture très réelle des camps d’extermination ont converti l’Européen à la démocratie, après 1945. En revanche, le refus de l’histoire dans ses vérités les plus cruelles annonce le retour des cruautés. N’en déplaise aux islamistes - qui sont loin de représenter les musulmans -, il n’y a pas de commune mesure entre la négation de faits avérés comme tels et la critique verbale ou dessinée des multiples croyances que chaque Européen a le droit de cultiver ou de moquer.

Depuis des siècles, Jupiter ou le Christ, Jehovah et Allah ont essuyé force plaisanteries et marques d’irrespect. A ce jeu, du reste, les juifs sont les meilleurs critiques de Yaweh - ils en ont même fait une spécialité. Cela n’empêche pas le vrai croyant de toute confession de croire et de consentir à laisser vivre ceux qui ne croient pas comme lui. La paix religieuse s’instaure à ce prix. Par contre, plaisanter à propos des chambres à gaz, s’amuser des femmes violées et des bébés éventrés, sanctifier les décollations télévisées et les bombes humaines annonce un avenir insupportable.

Il est grand temps que les démocrates retrouvent leur esprit, et les Etats de droit, leurs principes ; il faut qu’ils rappellent solennellement et solidairement qu’il n’est pas question qu’une, deux, trois religions, quatre ou cinq idéologies décident ce que le citoyen est en droit de dire ou de penser. Il n’en va pas seulement de la liberté de la presse, mais de la permission de nommer un chat un chat et une chambre à gaz un fait abominable, abominable quelles que soient nos croyances et nos fois. Il en va du principe de toute morale : sur cette Terre, le respect dû à chaque individu commence par la mise en évidence universelle et le rejet commun des plus flagrants exemples d’inhumanité.


André Glucksmann


Texte aimablement signalé par M. Taub, Jérusalem.]

Mis en ligne le 07 mars 2006, par M. Macina, sur le site upjf.org




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André Glucksmann est actuellement chargé de recherches au C. N. R. S. , a toujours refusé d'être étiqueté 'nouveau philosophe'. II a écrit 'Le Discours de la guerre' paru en 1967 chez l'Herne et en 1979 chez Grasset deux best-sellers, 'La Cuisine et le Mangeur d'hommes' et 'État, le marxisme et les camps de concentration'. Il est l'auteur des 'Maîtres penseurs' en 1977 et, plus récemment d' 'Ouest contre ouest'. Il s'est imposé comme le penseur pro-américain par excellence.

ILS AIMERAIENT LUI DIRE...

> Message de CHEVLADIMIR
Votre engagement dans la guerre de Tchétchénie est à mon sens une grande preuve de courage, mais comment défendre la position américaine qui défend Poutine contre le "terrorisme islamique", et qui n'agira jamais contre les massacres qui se perpétuent en Tchétchénie depuis bientôt 5 ans. Peut on voir l'impérialisme étasunien comme un totalitarisme ? Même si les USA sont une relative démocratie, et une des première au monde.
Peut on soutenir un Etat qui saborde le processus de paix en proche Orient depuis bientôt 40 ans, qui génère de la haine qui rend un homme suffisamment annihilé pour se faire sauter, tuant des innocent, comment défendre un Etat qui menace de sanctions tous ceux qui s'opposent à lui, et enfin, d'un Etat qui laisse faire un conflit dans lequel vous vous engagez noblement, avec une détermination que j'admire.
Vous démontrez une évidence pour les Russes, alors pourquoi pas pour les Américains ?




Les Garibaldiens

Jeudi 11 Mai 2006
PG


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