PRESENTATION

Imaginez que le pied du magnétoscope soit en réalité un poteau de bois mangé par le temps. Imaginez que le petit siège qui lui fait face soit un autre poteau plus petit, plus vermoulu encore.
De l’un à l’autre, part un fil sur lequel reposent ou parfois pendouillent des tas d’objets, de souvenirs dont la provenance vous échappe(ou pas).
Laissez-vous emporter par votre imagination et en ce début d’année, encore plus que d’ordinaire, vous avez tous les droits



Jeu du 7 janvier 2008.


Cela fait un moment que je les observe...

La voisine, cette peste et …Ginette.

Elle va sûrement étendre son linge. La femme oscille sur ses jambes. Elle s'arrête un instant, s’essuie le nez d'un revers de manches poisseux puis reprend sa marche hasardeuse.

-- oh Raymond. L’ regarde la, la Ginette. Elle a enco’le pas bu que de l’eau !
-- pou’l sû’l, s'esclaffe Raymond. Mais t'es pas cha’litable. Tu fe’lais mieux d’aller aider la pauv’le vieille.
-- oui c'est ça. Pou’l ce que t’as pitié de moi toi. À bien besoin de p’lendre des g’lands airs...

La femme oscille toujours et les dalles de béton bancales qui mènent à son étendoir ne l'aident pas à retrouver l'équilibre. Elle porte des chaussettes couleur chair, censées remplacer ses collants mais malheureusement plus courtes que sa robe usagée.
D'autant que l'une d'elles a glissé, venant habiller la cheville d'un grotesque collier clair. Sa peau laiteuse paraît encore plus blanche que d'ordinaire et le tableau que j'ai sous les yeux me peine lui aussi plus que d'ordinaire. Il faut dire que « la Ginette » je la connais depuis des lustres. Pour moi ce fut et cela reste « Madame Ginette ». Qui avant de subir à la fois les outrages des ans et ceux d'un mari alcoolique et despote, fut une très belle femme. Elle était même autrefois promise à un bel avenir. Cultivant à merveille les dons dont la nature l’avait pourvue, elle peignait, emportant chevalets et tubes à travers champs, déjà rebelle à toute forme de séquestration.

-- tu n'iras pas. Dans notre monde, cela ne se fait pas…
-- mais maman, pour peindre, il me faut la réalité...

C'est ainsi qu'il l'avait séduite, lui, quasi homme des bois. Un peu rougeaud et déjà rustre. Mais sachant si bien s’y prendre avec les femmes...
D'abord il lui montra les endroits les plus adaptés à sa passion. Lumière, soleil, rougeoiement, dorures, éclat... Bref. Puis un autre jour, un autre encore. Et cette roulade dans l'herbe...

Ses parents la répudièrent, criant au monde, enfin, au moins au village, qu'ils n'avaient plus de fille.
Elle résista...
L'alcool avait d'abord ravagé son époux. Puis leurs relations. Pour faire face à la déchéance, pour oublier, elle trinqua avec lui, au malheur des villageois, de sa famille, de ses parents, de leurs « lardons » finalement confiés à l'assistance publique. Elle en perdit le sens de la mesure, du mot juste, du mot propre. Et c'était désormais à coup de « maquaréou » qu’elle shootait dans les cadavres des canettes de bière qui jonchaient le sol. Elle approchait de l'étendoir, tanguant toujours. Elle voyait quatre poteaux. Vermoulus. Puis trois. Puis deux. Des loques traînaient sur les fils, reliquats de jours meilleurs. Il y avait même un vieux bavoir. Ben... Ça alors... Il avait quel âge déjà le petit dernier ? Sais pu...

Elle fit une nouvelle pause se laissant tomber dans l'herbe haute. Elle aperçut les deux fâcheux d'à côté.

-- z’avez point autre chose à faire que de zieuter les voisins ? Ihl de p..

Péniblement elle se mit à quatre pattes puis debout pour enfin atteindre les fils. Diou… J'ai pu beaucoup d'épingles...

Elle s'empara d'une pièce de linge. De là où j'étais le pull qu’elle tenait à la main me sembla sec. Il devait l’être d'ailleurs car même suspendu bon gré mal gré par les épaules, il restait recroquevillé sur lui-même, incapable de se laisser aller à s'étendre devant cette furie...

-- Madame Ginette... Je la hélais. Mais elle n'entendait rien. Madame Ginette. Madame Ginette…

Elle sursauta.

-- houlà ! Tu m'as fait peur. Je ne t’ai pas entendue venir. Ça va petite ?
-- oui. Moi ça va... Vous voulez un coup de main pour le linge ?
-- ben, c'est pas de refus. À mon âge et avec mes rhumatismes...
-- si vous voulez, je reviendrai vous voir plus souvent.

Un éclair de lucidité et de joie s'empara de ces iris d'ordinaire trop ternes et neutres.

-- oh oui. Je veux bien. Je...

La lumière disparut…

-- bon c'est pas l’tout d’ça. Mais il faut que je m'en jette un dernier derrière la cravate moi. Je t'offre un petit quelque chose la môme ?

La môme. Elle avait perdu la notion du temps. Soudain mes 40 ans pesèrent des tonnes...

-- non merci. Mais je reviendrai demain.

En partant j'ai salué les voisins. Huguette. Raymond et son rire gras. Raymond et son compère, le mari de Ginette...

Pourtant j’avais le cœur plein d’amertume…

Pascale jeu du 7 janvier 2008.







Pascale Madame Martin-Debève
Rédigé par Pascale Madame Martin-Debève le 14/01/2008 à 22:19